Jean-Claude Juncker invité de l'émission "On refait le monde"

Nicolas Poincaré: Ce soir, on refait l’Europe sur RTL, avec 3 invités qui connaissent un peu la question : Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois, président de l’Eurogroupe, doyen des chefs d’État ou de gouvernements européens. Bonsoir, Monsieur le Premier ministre.

Jean-Claude Juncker: Bonsoir.

Nicolas Poincaré: Vous êtes avec nous depuis Bruxelles. Quand je dis doyen, ce n’est pas en âge, je ne me le serais pas permis, c’est doyen dans la fonction, puisque vous êtes à votre poste depuis 13 ans.

Nous sommes aussi avec Laurent Fabius, notamment champion des « nonistes » en 2005. Bonsoir, Monsieur le Premier ministre.

Laurent Fabius: Bonsoir.

Nicolas Poincaré: Et nous sommes enfin avec Michel Barnier, ancien ministre des Affaires étrangères, ancien commissaire européen, un des champions du oui en 2005. Bonsoir, Monsieur le ministre.

Michel Barnier: Bonsoir.

Nicolas Poincaré: Et cette émission spéciale Europe a été préparée avec Béatrice Hadjaje du service étranger de RTL, que je remercie beaucoup.

Et si, pour commencer, on écoutait ça : "Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe, l’Europe, l’Europe ! Mais ça n’aboutit à rien, et ça ne signifie rien !"

Le général de Gaulle, en 1965 déjà, criait "l’Europe, l’Europe, l’Europe, ça ne sert à rien". Et puis pour se détendre on peut aussi écouter ça : "The yes needs a no to win against the no."

Jean-Pierre Raffarin : "the yes needs a no to win against the no", ou quelque chose comme ça, of course. Sauf que les irlandais depuis ont dit "no" et que le président polonais vient de dire "niet" ; il ne veut pas ratifier le traité de Lisbonne, le parlement polonais avait largement voté la ratification en avril, mais il manque la signature du président. Il a fait savoir aujourd’hui qu’il ne signerait pas.

Jean-Claude Juncker, vous avez répété récemment que l’Europe ne peut pas fonctionner sans le traité de Lisbonne. Alors comment on fait maintenant ? Est-ce que c’est grave, docteur, ce problème polonais ?

Jean-Claude Juncker: Le problème polonais est grave, mais le problème polonais n’est pas insoluble. J’ai vu le président polonais il y a deux ou trois semaines. Rien ne laissait présager que son attitude serait celle qu’il a décrite aujourd’hui. Je pars de l’idée qu’il y a un drain de politique intérieure dans son geste d’aujourd’hui et je veux partir de l’idée que la Pologne, qui a été intimement mêlée à la négociation du traité de Lisbonne, finira par le ratifier.

Nicolas Poincaré: Laurent Fabius, sur cet obstacle de dernière minute, au premier jour de la présidence française, le président polonais qui ne signe pas ?

Laurent Fabius: C’est sûr que le contexte général est très difficile. Vous avez à la fois le non du référendum irlandais, l’interrogation des tchèques, maintenant la position du président polonais. C’est sûr que ça ne va pas faciliter notre tâche en tant que Français. Je fais deux remarques complémentaires, en saluant Jean-Claude Juncker.

Jean-Claude Juncker: Bonsoir Laurent.

Laurent Fabius: Bonsoir. Je fais deux remarques complémentaires: d’abord, il faut que nous réfléchissions tous sur ce que signifient ces attitudes. Ça signifie, je crois que tout le monde le reconnaît aujourd’hui, qu’il y a, comme on dit, une espèce de dispense démocratique entre l’Europe – qui est une magnifique expérience – et puis les peuples. Donc il faut corriger le tir la dessus. Ça c’est le premier point.

Deuxième point : je ne pense pas qu’on puisse dire aujourd’hui ou dans deux mois aux Irlandais, vous allez revoter etc., parce que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Je ne pense pas qu’il faille se centrer sur l’affaire institutionnelle, même si elle est importante, je pense qu’il faut avancer sur les projets. J’aimerais, on le fera sûrement dans le cours de cette émission, qu’on parle des projets concrets pour faire avancer l’Europe telle que nous la souhaitons.

Nicolas Poincaré: Sûrement. Michel Barnier ?

Michel Barnier: D’abord, ça fait assez longtemps que les Polonais ne disent pas « niet ».

Jean-Claude Juncker: Oui.

Michel Barnier: Si vous me permettez de faire cette remarque.

Nicolas Poincaré: Comment on dit « non » en polonais ? On dit « niet », non ?

Michel Barnier: Non, "niet" c’est plutôt du russe. En tout cas, c’était pour dire que la Pologne s’était libérée il y a quelques années. Et comme Jean-Claude Juncker, que je salue amicalement (…)

Jean-Claude Juncker: Oui, bonsoir Michel.

Michel Barnier: Je pense qu’il y a dans la position actuelle du président polonais, qui est différente de celle du gouvernement et de la majorité de la diète polonaise, qui elle votait la ratification du traité, il y a des considérations de politique intérieure de la part d’un président, qui est d’ailleurs connu pour marquer du scepticisme à l’égard du projet européen. Les raisons irlandaises sont différentes. Je ne dirais pas comme Laurent Fabius, qu’on ne peut pas demander aux Irlandais de revoter.

Laurent Fabius: J’ai dit dans trois mois.

Michel Barnier: Dans 3 ou 6 mois, Laurent Fabius, c’est leur souveraineté de le décider. Gardons-nous de donner des leçons, dans un sens ou dans un autre [est interrompu]

Laurent Fabius: Précisément.

Michel Barnier: … de démocratie, aux Irlandais, ils ont un gouvernement souverain, un parlement. C’est à eux de décider souverainement dans quelles circonstances ils pourraient vérifier, confirmer ou changer leur vote. C’est à eux de le voir. La seule chose que je peux dire, c’est que nous avons besoin de ce traité, mais le traité de Lisbonne, que je connais assez bien, ce n’est pas un projet, c’est une boîte à outils au service d’un projet. Là, je vous rejoins sur un point, je préfère qu’on passe du temps pour parler de la route sur laquelle nous sommes, puisqu’il y a sur cette route comme étape ou comme objectif ou comme projet, plutôt que de parler du moteur. Simplement, le moteur, on en a besoin, parce que comme nous ne sommes pas [est interrompu]

Nicolas Poincaré: Mais il est un peu grippé, il est un peu grippé.

Michel Barnier: Oui, il est grippé. Mais à ceux qui nous écoutent, je veux expliquer pourquoi on a besoin de cette boîte à outils, parce que nous ne sommes pas un super État fédéral et nous ne voulons pas l’être. Nous ne sommes pas un peuple européen. Nous ne voulons pas l’être. Nous ne construisons pas une nation européenne. Nous sommes en train de réussir un projet formidable, mutualisant 27 nations – ça ne veut pas dire fusionnant, ni unifiant – mutualisant l’énergie et certaines politiques de 27 nations, grandes ou petites, qui ont chacune leur identité, leur différence, leur langue, qui ne veulent pas être confondues les unes avec les autres. Le Général de Gaulle, que vous citiez tout à l’heure, disait "il ne faut pas que l’Europe broie les peuples comme dans une purée de marrons". Ce n’est pas ça qu’on veut faire. Et si on ne veut pas faire ça, ça veut dire qu’il faut une boîte à outils. Et le traité de Lisbonne, entre nous, qui ne peut pas susciter l’enthousiasme des foules, parce que c’est de la mécanique, c’est de l’outil, c’est de la révision du moteur, on en a besoin pour pouvoir simplement travailler, décider, se parler et franchir les étapes politiques, sociales, économiques, écologiques, dont les européens ont besoin pour être ensemble plus forts et mieux protégés.

Nicolas Poincaré: Jean-Claude Juncker, pour prendre une image de football, les "nonistes" mènent 3:2 si j’ai bien compté : 3 référendums contre, en Irlande, aux Pays-Bas, en France et 2 pour le oui, notamment chez vous au Luxembourg et puis en Espagne naturellement. Est-ce que ça vous interpelle que quand on interroge les peuples, et bien ça leur arrive assez souvent de voter non ?

Jean-Claude Juncker: J’aurais presque dit que ça dépend des peuples, puisque le mien a dit oui et le peuple espagnol a dit oui.

Michel Barnier: Il est arrivé que le peuple français dise oui aussi, au traité de Maastricht, Laurent Fabius s’en souvient sans doute.

Laurent Fabius: Oui, et François Fillon qui avait voté non.

Nicolas Poincaré: Jean-Claude Juncker, malgré tout ils n’ont pas été interrogé très souvent les peuples.

Jean-Claude Juncker: C’était un petit oui en 1992, si je ne m’abuse, et depuis nous avons créé l’euro, nous avons su construire l’union économique et monétaire. L’euro aujourd’hui est un grand succès, ce qui m’amène à dire qu’en Europe, même s’il y a des rejets ou des presque rejets, l’aventure continue, le succès s’installe et donc il ne faut baisser les bras ni la garde. Je ne plaiderai jamais pour les États-unis d’Europe mais je m’élève contre cette idée que les États désunis d’Europe seraient une meilleur solution.

Laurent Fabius: Là-dessus, sur la question du référendum, d’abord, la question qui a été posée en 2005 n’est pas la même que celle qui est posée aujourd’hui. Mais c’est vrai qu’il faut surtout que nous réfléchissions, que nous ayons d’ailleurs à l’époque voté oui ou non. J’avais fait à l’époque, je l’avais dit d’ailleurs à Jean-Claude Juncker, un tour des chefs d’États et de gouvernement, et ce qui m’avait frappé, c’est qu’à l’exception du gouvernement luxembourgeois et du gouvernement espagnol, la plupart de mes anciens collègues, lorsque je les interrogeais et que je leur demandais, mais si votre peuple avait à se prononcer par référendum – dans certains cas c’est impossible, bien sûr, pour des raisons constitutionnelles – si votre peuple avait à se prononcer par référendum, quelle serait la réponse ? Et souvent, même le plus souvent, ces collègues ou anciens collègues m’avaient répondu, la réponse serait non. Ce qui pose quand même un vrai problème, quand on est démocrate, c’est notre cas à tous : est-ce qu’on peut construire ce magnifique projet qui est l’Europe, si, compte tenu de ce que les gens constatent, lorsqu’on les interroge, ils votent non ?

C’est donc un signal d’alarme. En deux mots, qu’est-ce qui s’est passé ? Pendant très longtemps, l’Europe s’est imposée d’elle-même, parce qu’il y avait l’objectif de la paix, parce qu’il y avait la création économique, etc. Ces objectifs restent actuels, mais évidemment la paix, on n’imagine pas qu’il y ait la guerre par exemple entre la France et l’Allemagne, il y a des difficultés sociales de tous ordres, des difficultés environnementales et les peuples, de plus en plus, sont malheureusement réticents à l’égard de la construction européenne. Cette construction européenne, il faut donc la réorienter.

Un deuxième phénomène qui s’est produit, c’est que toute une série de règles, que nous avions bâti ensemble il y a beaucoup d’années et qui étaient excellentes, ne sont plus pertinentes quand on est 27 et qu’on a des États très différents. C’est d’ailleurs un thème dont j’ai souvent débattu avec le Premier ministre luxembourgeois.

Je suis partisan, je le dis clairement, je l’ai dit d’ailleurs depuis des années, et aujourd’hui on commence à s’apercevoir que c’est une idée qui fait son chemin, je suis partisan d’une Europe différenciée. C’est-à-dire que ceux qui veulent aller plus vite, puissent aller plus vite que cela soit ouvert aux autres, bien évidemment, il ne s’agit pas de fermer la porte, mais que ceux qui ne veulent pas avancer ne freinent pas les autres. Je pense qu’on ne trouvera la solution au problème institutionnel, que si on permet précisément cette Europe différencié. C’est pourquoi j’ai toujours plaidé, mes interlocuteurs se le rappellent, pour le développement de ce que l’on appelle des coopérations renforcées, l’euro est une coopération renforcée, Schengen est une coopération renforcée, mais je trouve qu’il faudrait l’étendre dans d’autres domaines, par exemple à la recherche et à l’innovation, par exemple à l’énergie. Je pense que c’est cette vision de l’Europe institutionnelle qui va nous permettre de développer des projets à l’avenir et non pas une Europe uniforme, éloignée des peuples.

Nicolas Poincaré: On fait une petite pause et on continue ensemble avec Jean-Claude Juncker, Laurent Fabius et vous à reconstruire l’Europe dans un instant.

(...)

Nicolas Poincaré: Sur RTL, ce soir, on refait le monde, on refait l’Europe, avec 3 invités exceptionnels : Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois, Laurent Fabius, ancien Premier ministre, Michel Barnier, ancien ministre des Affaires étrangères. On parlait, Michel Barnier, de ces peuples européens qui ont tendance parfois à dire non, quand on les interroge.

Michel Barnier: Comme tous ceux qui s’expriment sur votre antenne en ce moment, je suis partisan d’utiliser le référendum, quand il le faut, sur les raisons de sa vertu pédagogique et démocratique. La difficulté, quand on consulte un peuple sur un texte aussi compliqué, c’est qu’il n’y a qu’une seule réponse pour beaucoup de questions. Je pense que dans les futurs référendums – il en faut, je crois à leur vertu pédagogique et démocratique – il faut poser une question et demander une réponse. Le général De Gaulle avait essayé de poser deux questions en 1969 et en demandant une réponse, c’était non. Le traité de Lisbonne, c’était 30 ou 40 questions différentes, 30 ou 40 sujets de débat différents, plus les questions de politique intérieure comme on le sait bien, et ça a été non. J’ai du mal depuis quelques années à suivre ou à comprendre, disons, Laurent Fabius. J’ai eu du mal à accepter, je ne comprends toujours pas comment il a pu voter non à la constitution, puisqu’il a refusé les quelques avancées sociales qu’on avait mis dans ce texte et du coup, à cause de lui en particulier, on en est revenu au traité précédent [est interrompu]

Laurent Fabius: Je vais vous l’expliquer alors [est interrompu]

Michel Barnier: Oui, vous m’expliquerez et je vous écouterai avec attention. Et de la même manière, j’ai du mal à comprendre la contradiction dans laquelle il se met lui-même en disant, l’Europe dont je rêve – c’est ce que vous venez de dire, vous n’avez pas posé le mot rêve, l’Europe que je souhaite est une Europe à plusieurs vitesses, avec des pays qui vont plus loin et plus vite que d’autres. Mais Laurent Fabius, c’est précisément ce que permet le traité de Lisbonne et en votant non, puisque je comprends que vous le refusez à nouveau, vous êtes d’ailleurs dans une attitude que je ne comprends surtout pas, parce qu’elle tourne le dos au message européen de François Mitterrand et de Jacques Delors. Je ne suis pas d’ailleurs le seul à le dire, beaucoup de socialistes ne vous ont pas compris, ils vous l’ont fait savoir. Dans ce traité de Lisbonne, il y a précisément cet outil de la coopération renforcée, que vous appelez de vos vœux et que vous refusez en même temps. L’idée que sur la même route où nous sommes, 12, 15 pays puissent – sur les sujets, Laurent Fabius, que vous avez évoqués, la recherche, l’écologie, d’autres sujets encore que je pourrais citer, la protection civile, la défense, la justice – certains pays puissent partir en avance sur la même route. Mais si nous n’avons pas ce traité de Lisbonne, qu’est-ce qui va se passer ? Ces pays qui voudront partir, partiront sur d’autres routes. Et ce sera, comme l’a dit Jean-Claude Juncker, les États désunis d’Europe.

Nicolas Poincaré: Alors attendez, Laurent Fabius, ce serait logique que vous répondiez, mais juste un mot avant : Jean-Claude Juncker, il paraît que vous aussi, vous en aviez pas mal voulu à Laurent Fabius, en 2005, d’avoir choisi le non ?

Jean-Claude Juncker: J’ai trouvé qu’il a trop de suites dans ses idées, puisque après avoir dit non au traité constitutionnel, il dit non au traité de Lisbonne – ce qui pour le reste n’enlève rien à mon amitié et mon respect pour lui – mais j’aurais voulu qu’un d’homme d’État de la carrure de Laurent Fabius s’inscrive résolument dans un projet européen. L’essentiel n’est pas de dire oui ou de dire non à un traité. Cela peut vous surprendre, mais d’accord avec Michel pour dire que le traité est un instrument, un outil. Aux majorités politiques qui se dégagent dans les différents pays et qui se dégagent lors de l’expression via suffrage universel au moment des élections européennes, à ces majorités-là revient la charge de meubler les traités, de dire ce qu’il faut faire, de plaider pour un projet politique. Le traité nous permet de le réaliser, mais les majorités politiques doivent se former pour pouvoir le réaliser.

Nicolas Poincaré: Bon, Laurent Fabius ?

Laurent Fabius: Le problème, c’est que ce n’est pas moi qui suis en cause, c’est le peuple français. Vous êtes bien aimable, Monsieur Barnier, mais vous avez remarqué, puisque vous êtes observateur, que les Français, lorsqu’ils ont été consultés, c’était il y a 3 ans maintenant, ont répondu à 55% non. Donc laissons de côté un instant, un instant seulement, je vous rassure, Laurent Fabius, pour simplement constater les faits. On ne peut pas dire, et à l’époque, je crois que c’était vraiment inacceptable, mais malheureusement ça semble continuer, que les gens qui ont voté non, consultés par référendum, c’est parce qu’ils n’avaient rien compris, parce qu’ils étaient anti-européens. Pas du tout. Beaucoup de gens qui ont voté non étaient farouchement pro-européens, mais ils voulaient une autre Europe, comme je la veux, parce qu’ils constataient que cette Europe n’est pas assez sociale, n’est pas assez démocratique, n’est pas assez environnementale. Et d’autre part, ils avaient à l’idée, comme moi en particulier, qu’à un moment où nous sommes 27, nous allons peut-être être 30 demain ou après-demain, on ne peut pas appliquer exactement les mêmes règles que celles qu’on appliquait il y a 20 ans ou 30 ans. Quant aux coopérations renforcées, on ne va pas bien sûr se perdre dans les détails techniques, mais enfin, évitons quand même de dire des choses inexactes.

Vous savez probablement, sinon je vous le rappelle, que les coopérations renforcées sont déjà prévues par les traités actuels – mais ne dites pas non, c’est oui – et en particulier par le traité d’Amsterdam de 1997, parfaitement Monsieur Barnier [est interrompu]

Michel Barnier: … c’est le traité de Nice dont vous parlez Monsieur Fabius.

Laurent Fabius: Non.

Michel Barnier: C’est le traité de Nice, le traité d’Amsterdam [est interrompu]

Laurent Fabius: Le traité d’Amsterdam, qui a été repris sur ce point par le traité de Nice, je connais parfaitement ces questions.

Michel Barnier: Ce n’est pas exact.

Laurent Fabius: Les coopérations renforcées étaient prévues.

Michel Barnier: Mais non, mais non, écoutez [est interrompu]

Laurent Fabius: Les coopérations renforcées étaient prévues par le traité d’Amsterdam et les conditions, paradoxalement, étaient plus faciles dans le traité d’Amsterdam et de Nice que dans [est interrompu]

Michel Barnier: Vous dites n’importe quoi !

Laurent Fabius: Ecoutez [est interrompu]

Michel Barnier: Vous dites n’importe quoi !

Laurent Fabius: Essayez d’être courtois.

Nicolas Poincaré: Jean-Claude Juncker il est capable d’arbitrer ?

Laurent Fabius: Je veux vous dire tout simplement que les coopérations renforcées, dans les textes précédent ou actuels, il faut 8 pays pour les obtenir, Monsieur Barnier, vous avez été commissaire, vous devriez savoir ça. Alors que dans le futur, il faudra un tiers des pays et quand nous serons 30, ça fera au moins 10 pays. Alors ne nous perdons pas [est interrompu]

Michel Barnier: Oui, parce que nous sommes 27, Monsieur Fabius, entretemps nous sommes 27, ne l’oubliez pas non plus [est interrompu]

Laurent Fabius: Alors ne nous perdons pas, je le sais, et donc c’est plus difficile aujourd’hui. Alors ne nous perdons pas là-dedans.

Michel Barnier: Vous dites n’importe quoi.

Laurent Fabius: Ecoutez, pourquoi est-ce qu’on ne peut pas être courtois?

Michel Barnier: Parce que j’en ai assez de votre arrogance et de votre manière de donner des leçons aux gens, de prendre ce ton de maître d’école. Je ne suis pas votre élève, Monsieur Fabius et j’ai été simplement rédacteur de ces deux traités que vous évoquez. Les coopérations renforcées [est interrompu]

Laurent Fabius: Alors vous avez oublié de les lire.

Michel Barnier: Voilà, et vous recommencez votre ton de maître d’école [est interrompu]

Laurent Fabius: En tout cas [est interrompu]

Michel Barnier: … dont les Français sont fatigués d’ailleurs.

Nicolas Poincaré: Vous permettez juste un mot ? Moi je ne comprends rien aux coopérations renforcées. On va essayer d’être plus clair, voilà.

Laurent Fabius:Je vais vous expliquer.

Nicolas Poincaré: Je posais la question au début : peut-on parler de l’Europe en comprenant tout ?

Laurent Fabius: Je vais essayer de vous expliquer et j’espère ne pas choquer la personne qui se trouve en face de moi, Monsieur Barnier.

Actuellement, lorsqu’on lance des projets, ces projets sont lancés pour la totalité des pays qui composent l’Europe. Il se trouve que certains pays peuvent ne pas vouloir des projets. Et comme la règle actuelle est en général la règle de l’unanimité, du coup les projets sont bloqués. Il existe dans nos textes actuels un mécanisme, qui s’appelle la coopération renforcée, qui sous certaines conditions, permet à quelques pays seulement d’avancer, même si les autres ne sont pas d’accord. Donc c’est une bonne solution. Et cette solution, qui est celle des avant-gardes, c’est une position qui me paraît beaucoup plus pragmatique, que d’exiger une uniformité.

Je ne sais pas si j’ai été clair sur ce point, on pourrait par exemple appliquer cette coopération renforcée – on le fait déjà pour l’euro – en matière d’énergie ou en matière d’innovation et de recherche, et j’ai déposé un projet en ce sens qui s’appelle la coopération européenne pour la recherche et l’innovation. Voilà concrètement ce que signifient ces coopérations renforcées. L’idée, c’est simplement de dire qu’on peut avancer en étant différencié et non pas en étant uniforme.

Nicolas Poincaré: Alors, moi ce que j’ai bien compris aussi, c’est ce qu’a dit Nicolas Sarkozy hier, l’actuel président de l’Europe, il dit " l’Europe ça ne va pas, ça ne va pas du tout".

Nicolas Sarkozy (extrait): Le premier devoir d’un responsable, quel qu’il soit, c’est la lucidité. Ça ne va pas, ça ne va pas du tout. L’Europe inquiète et pire, je trouve, peu à peu, nos concitoyens se demandent si finalement, l’échelon national n’est pas mieux à même de les protéger que l’échelon européen.

Nicolas Poincaré: Jean-Claude Juncker, vous avez entendu ça ? "L’Europe ça ne va pas, ça ne va pas du tout. L’Europe inquiète." Qu’est-ce que vous pensez de cette déclaration de Nicolas Sarkozy hier soir?

Jean-Claude Juncker: Depuis que je participe aux activités de l’Europe, on me dit que l’Europe ne va pas. Mais l’Europe a toujours avancé. Je suis d’accord avec le président Sarkozy pour dire que l’Europe peut aller mieux et donc cette idée de faire l’Europe du concret, l’Europe des résultats, l’Europe des projets palpables, est une bonne approche. Qu’on y arrive en alignant sur une même ligne de départ tous les 27 États membres, cette approche aura toujours ma préférence. Mais si le moment devait arriver, où un certain nombre de pays européens prennent de la distance par rapport aux ambitions européennes qui sont les nôtres à nous 3 je crois, je n’exclurais pas l’idée d’une Europe différenciée. Ce n’est pas un rêve, c’est une issue possible pour mettre fin à un immobilisme européen qui n’est pas exclu.

Laurent Fabius: Donc sur ce point Jean-Claude, sur ce point, nous nous rejoignons.

Nicolas Poincaré: Et bien, tant mieux.

Jean-Claude Juncker: Je suis d’accord pour l’idée des coopérations renforcées. Il faut savoir que les nouveaux traités, le traité constitutionnel et le traité dit réformateur de Lisbonne, nous permettraient d’élargir le champ d’application des coopérations renforcées et d’en faire le fondement d’une Europe vraiment plus solide. Mais je ne caresse pas trop cette idée, parce qu’en fait l’Europe, c’est quoi ? C’est un traité d’abord, qui est, comme dit Michel Barnier, une boîte à outils et c’est aussi et surtout une volonté politique. Peu importe les traités, si les 27 gouvernements, ou plusieurs d’entre eux, si la coopération renforcée peut se faire, sont d’accords sur une ligne à suivre, sur un contenu à avoir, sur un projet à fomenter, nous pouvons le faire. L’Europe est une affaire de volontés, l’Europe n’est pas une affaire de traités seulement.

Nicolas Poincaré: Michel Barnier, peut-être pas sur les coopérations renforcées, si vous permettez, mais sur l’Europe qui inquiète et l’Europe qui devrait protéger [est interrompu]

Michel Barnier: Juste deux mots sur les coopérations renforcées, que Laurent Fabius a décrites correctement comme la possibilité pour un groupe de pays de partir en avant-garde, je préfère dire en éclaireur. La question est de savoir si on est sur la même route ou sur des routes différentes ou concurrentes. Pour l’instant, et c’est ce que permettrait le traité de Lisbonne, sur la même route, on ne peut pas avancer tous au même pas, sinon on avance au pas du pays le moins pressé, donc on risque de ne pas avancer du tout. Il y a plein de sujets où on a des raisons d’avancer ensemble, celles que Monsieur Fabius a citées et quelques autres, je pense à la défense.

Le traité de Lisbonne, je le confirme, assouplissait, élargissait le champ possible des coopérations renforcées, y compris dans le domaine de la défense, puisque j’avais moi-même proposé, et que ça a été mis dans le traité, la possibilité de coopération structurée en matière de défense. Donc, si nous n’avons pas ce traité, nous aurons beaucoup plus de difficultés et la tentation sera, ou la possibilité existera, que ceux qui veulent partir en éclaireur, ne pouvant pas le faire dans le cadre commun, le fassent à l’extérieur. Voilà ce que je peux dire. Maintenant, nous sommes dans une situation, cessant de parler de la mécanique, pourquoi on est sur cette route ? Pourquoi on est ensemble ? Pourquoi dans le monde où nous sommes, avec de très grandes puissances qui sont là, déjà, autour de la table, des grands acteurs du monde, ceux qui vont faire l’ordre ou le désordre du monde dans 20 ou 25 ans, quand ils ne le font pas déjà. Les États-Unis sont là, ils voudraient quelques fois rester tous seuls. La Chine est là comme la deuxième puissance du monde, l’Inde, le Brésil, la Russie. Est-ce qu’on va être à cette table ? Voilà la question de fond. Est-ce que nous, les Européens, on va être à cette table ? Et quel est le pays européen capable d’être tout seul à cette table ? Il y en a aucun dans 20 ans. Alors, ou nous sommes spectateurs, nous sommes derrière la table et nous sommes spectateurs de notre propre avenir, ou nous sommes à cette table et nous n’y serons qu’en tant qu’Européens, grâce à l’Union européenne. Après, on peut discuter de la mécanique, mais je préférerais qu’on parle des grands défis pour lesquels nous avons besoin d’être ensemble et d’être à la table des grands acteurs, des grands protagonistes.

Le défi climatique, le défi énergétique, la croissance, la pauvreté, l’agriculture, le défi alimentaire : voilà les sujets, puisque je le rappelle, je suis également ministre de l’Agriculture et de la Pêche. Nous avons de grands défis pour lesquels nous ne réussirons à nous faire entendre et respecter que si nous sommes unis et capables d’être entendus.

Nicolas Poincaré: Sinon, vous utilisez l’expression de table. J’allais justement vous poser la question : comment on fait pour discuter autour d’une table quand on est 27 ? Jean-Claude Juncker, vous qui êtes depuis des années dans les sommets européens, Béatrice Hadjaje m’expliquait que quand vous êtes 27, vous parlez 3 minutes chacun et ça fait déjà une heure et demie sans que personne ait dit grand chose. Ça marche comment ?

Jean-Claude Juncker: Mais ça ne marche pas comme ça.

Nicolas Poincaré: Ah bon ? Alors comment vous faites pour vous parler à 27 ? Moi je n’arrive pas à parler à 27 personnes en même temps.

Jean-Claude Juncker: Mais vous n’avez pas besoin de parler à 27. Lorsque vous avez quelque chose à dire, vous le dites et lorsque vous n’avez rien à ajouter par rapport à ce qui est déjà dit, il n’y a aucune raison pour que vous répétiez la même chose. On doit se concentrer, on se concentre souvent sur des points litigieux, qui très souvent sont connus avant les réunions et on essaie d’apporter une solution aux problèmes qui sont sur la table. Il ne faut pas s’imaginer l’Europe comme une réunion de 27 qui parlerait tout le temps, qui lirait leurs papiers et qui ne ferait rien pour faire avancer le débat. C’est une caricature.

Nicolas Poincaré: D’accord. Laurent Fabius ?

Laurent Fabius: Je voudrais revenir sur cette question des projets. La présidence française a retenu trois ou quatre priorités je crois, l’énergie, l’agriculture, la défense et les questions des migrations. Bien, j’espère que sur ces points, il y aura des progrès, même si sur la question des migrations, je ne suis pas tout à fait d’accord avec le projet qui est défendu aujourd’hui par Monsieur Sarkozy. Mais je pense qu’il y a au moins deux autres sujets, tout en reconnaissant la difficulté, qui mériteraient d’être traités et qui ne le sont pas. D’abord, les questions sociales. Dans le recul que beaucoup d’Européens éprouvent vis-à-vis de la construction européenne, il y a cette espèce d’indifférence sociale, voire ce recul social qui est parfois permis. Moi j’aurais souhaité, je ne sais pas commet il faut le dire, que le gouvernement français mette sur la table ce calendrier social et en particulier que cette présidence ne soit pas commencée par ce vote, qui pour moi est absolument incompréhensible, de la part du gouvernement français, en faveur d’une durée de travail qui n’est plus de 48 heures, mais qui peut passer jusqu’à 65 heures. Si aux yeux des Européens, on veut faire apparaître que l’Europe malheureusement ne protège pas, mais au contraire expose, c’est vraiment le choix à ne pas faire. Je plaide pour qu’on mette à l’ordre du jour les questions sociales qui sont quand même essentielles pour tous les peuples, pas seulement pour le peuple français.

Un autre aspect qui est très important et sur lequel j’ai eu souvent l’occasion de discuter avec Monsieur Juncker, c’est la question de la croissance et de l’euro. Ça ce n’est pas de l’abstrait. Jeudi, je crois, la Banque centrale européenne doit décider si oui ou non elle va augmenter ses taux d’intérêts. Je suis, tout en reconnaissant l’inflation, hostile à une montée des taux d’intérêts qui pénaliserait notre croissance. J’ai vu que le ministre des Finances allemand prenait la même position. Là, autant je suis favorable au principe de l’euro, autant je trouve que sa gestion est contestable. J’aimerais, ça c’est aussi une idée que je développe depuis de longues années, mais qui maintenant devient peut-être plus actuelle, que nous profitions de cette présidence et des temps qui viennent, pour lancer de grands projets en matière de transport, en matière d’énergie, en matière d’environnement, en matière universitaire, parce que nous avons une situation où beaucoup de pays autour de nous demandent de l’euro, où il n’y a pas d’offre d’euro, ce qui fait que l’euro monte, avec les conséquences dramatiques d’un euro cher. Il faudrait à la fois qu’on puisse lancer ces emprunts européens pour dynamiser la croissance et en même temps cela permettrait d’alléger un petit peu la cherté de l’euro. C’est une idée que je passe à Jean-Claude Juncker, qui est actuellement le président de l’Eurogroupe, parce que c’est une idée que nous développons depuis de longues années et qui, je crois, redevient tout à fait actuelle.

Nicolas Poincaré: Jean-Claude Juncker ?

Jean-Claude Juncker: Sur les aspects sociaux de la construction européenne qui à mes yeux sont parmi les plus importants, je voudrais répéter que tout est affaire de volonté politique. Je plaide depuis 1985 pour la mise en place d’un socle de droits sociaux minimaux pour tous les travailleurs d’Europe. Je dois dire que l’enthousiasme des autres gouvernements, j’admets que les gouvernements français ont toujours approuvé cette idée, n’était pas énorme. Donc tout est affaire de volonté. Si nous [est interrompu]

Laurent Fabius: Jean-Claude est-ce que je peux te poser une question ?

Jean-Claude Juncker: Oui.

Laurent Fabius: Sur la question de l’extension de la durée de travail de 48 heures à 60 heures, à 65 heures, comment a voté ton gouvernement ?

Jean-Claude Juncker: Mon gouvernement, qui voulait s’abstenir, a finalement voté oui pour que les choses avancent. Pourquoi j’ai dit ça ? Les choses doivent avancer pour que nous ayons cette directive qui porte sur un aspect important de la vie quotidienne des travailleurs et nous verrons lors des différentes lectures au parlement européen quel en sera le résultat final. Mais c’était qui en fait, qui a bloqué toutes les avancés vers un ameublement plus social de la durée du travail ? C’était le gouvernement socialiste britannique.

Laurent Fabius: Britannique plus que socialiste.

Jean-Claude Juncker: Oui enfin, je te laisse à tes mots.

Laurent Fabius: Oui j’assume, j’assume.

Jean-Claude Juncker: Je veux dire par là, la France, le Luxembourg, ne seront aucunement obligés lorsque cette directive, qui sera complétée vertueusement, je l’espère, par le parlement européen, aura été mise en vigueur, de changer leurs lois nationales. C’est un cadre européen.

Laurent Fabius: Mais tu n’empêcheras pas que les travailleurs de ton pays comme du mien, disent "auparavant la durée de travail était limitée à 48 heures, maintenant ça peut être 65 heures, ça présente un risque". Ça va être reçu comme ça. C’est déjà reçu comme ça, puisque la confédération européenne de syndicats proteste contre cela.

Nicolas Poincaré: Va-t-on travailler 65 heures, Michel Barnier ?

Jean-Claude Juncker: Mais non, on ne va pas travailler 65 heures. Laurent Fabius le sait parfaitement.

Michel Barnier: Vous savez bien que ce ne sera pas le cas.

Jean-Claude Juncker: C’est un cadre, et sans ce cadre, le gouvernement britannique et le patronat britannique pourront faire ce que bon leur semblerait, alors que maintenant ils doivent essayer de faire correspondre leurs actes aux prescriptions de la directive européenne, qui, je le répète, n’obligera nullement la France, le Luxembourg ou la Belgique de changer leurs lois qui portent sur le temps de travail.

Nicolas Poincaré: Michel Barnier ?

Michel Barnier: Vous disiez tout à l’heure, toujours à propos de De Gaulle, qui parlait de l’Europe, l’Europe, l’Europe, de ceux qui sautaient sur leurs chaises comme des cabris, un certain nombre de responsables politiques comme Monsieur Fabius, qui disent Europe sociale, Europe sociale, Europe sociale.

Jacques Delors a dit très clairement, comme Jean-Claude Juncker à l’instant, que pour parler d’Europe sociale il faut que les gouvernements acceptent de mettre dans les traités des compétences en matière sociale. Et ceux qui s’y sont refusés jusqu’à présent n’étaient pas toujours des gouvernements de droite comme cela a été dit à propos du gouvernement socialiste britannique et je pourrais citer d’autres exemples. Pour faire des choses ensemble, Laurent Fabius, au-delà des discours, au-delà des vœux, au-delà des intentions, pour faire des politiques communes, il faut un traité, il faut que ce soit inscrit comme une compétence communautaire. C’est aussi pourquoi je me permets de vous le dire, avec tout le respect que je vous dois, à ce que vous êtes, que vous avez refusé à deux reprises, et dans la constitution européenne, qui comportait quelques avancées sociales qui ont été mises à la trappe à cause de vous, comme dans le traité de Lisbonne, qui prévoyait l’extension du champ de la majorité qualifiée pour éviter les blocages des droits de veto sur certains sujets sociaux, vous êtes en train de le refuser de la même manière. C’est bien de faire des discours sur le social [est interrompu]

Laurent Fabius: J’allais vous le dire.

Michel Barnier: Oui, vous en faites beaucoup plus que moi, mais vous le faites de manière virtuelle en ayant par ailleurs une attitude contradictoire. Je ne voudrais pas qu’on passe par pertes et profits, néanmoins, ce que nous allons faire concrètement pour l’Europe utile que Nicolas Sarkozy veut bâtir, l’Europe utile, l’Europe concrète dans cette présidence, qui d’ailleurs suit une présidence slovène qui a fait du bon travail, qui précède d’autres présidences qui vont continuer notre propre travail, nous sommes comme des maillons d’une chêne, la France n’est pas toute seule dans le déroulement du travail européen. Nous avons quatre sujets, dont un qui me concerne directement, celui de la sécurité alimentaire et de l’adaptation de cette grande et première politique économique européenne. Vous parliez d’économie, ça intéresse aussi les agriculteurs et les producteurs qui nourrissent la population. Il y a l’immigration et cette charte pour avoir enfin une politique organisée d’asile et d’immigration à laquelle travaille Brice Hortefeux. Il y a ce défi formidable, qu’on ne peut pas relever autrement qu’ensemble et pas chacun pour soi et chacun chez soi, du climat et de l’énergie, avec des objectifs très précis. 20% de plus d’efficacité énergétique, 20% de moins d’émissions de gaz à effets de serre, 20% d’énergies renouvelables, tout cela en l’espace de quelques années, d’ici 2020, voilà les objectifs que nous prenons ensemble, sans parler des avancées que souhaite le président de la République en matière d’Europe de la défense.

Laurent Fabius: Là-dessus un petit mot. Ce sont des objectifs qui ont été définis par la Commission, qui sont excellents, à l’initiative de la présidence allemande. J’espère de tout mon cœur que dans la présidence de ce semestre, on va pouvoir avancer. Là-dessus, je pense qu’il n’y a as de contradiction entre nous ?

Michel Barnier: Non il n’y a pas de contradiction. Je reconnais que, comme toujours, Laurent Fabius, c’est la Commission qui propose, puisque c’est la seule à pouvoir proposer, et donc nous travaillerons sur la base pour aboutir à ces accords, sur ces quatre grands sujets très concrets pour les citoyens.

Laurent Fabius: Sur l’immigration en revanche, vous savez que nous avons une divergence, parce que dans la proposition qui est pour l’instant celle de Monsieur Sarkozy, qui est refusée par l’Espagne notamment, sauf erreur de ma part, il y a l’idée au fond, et c’est ça qui heurte un certain nombre de gens, et un nombre certain, que l’immigré est une menace. Autant il faut bien sûr faire très attention, à la fois favoriser le co-développement et en même temps réguler l’immigration, autant l’idée que l’immigré égale menace est une idée qui est contestable.

Michel Barnier:C’est un slogan qui ne correspond en rien à ce que souhaite et à ce que pensent le président de la République et Brice Hortefeux [est interrompu]

Laurent Fabius: J’espère que ce sera corrigé sur ce point de vue là [est interrompu]

Michel Barnier: Nous voulons coordonner, harmoniser nos politiques d’immigration, notamment les politiques de régularisation massives, comme celle que votre gouvernement et d’autres ont fait dans le passé.

Nicolas Poincaré: Une toute petite pause si vous le permettez. On continue à refaire l’Europe avec Jean-Claude Juncker, Laurent Fabius et Michel Barnier. A tout de suite.

(...)

Nicolas Poincaré: Et on refait le monde ce soir, édition exceptionnelle consacrée à l’Europe avec Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois, avec Laurent Fabius, ancien Premier ministre, champion des « nonistes » en 2005 et avec Michel Barnier, actuel ministre de l’Agriculture, ancien ministre des Affaires étrangères et, on l’a compris ce soir, plutôt du côté du oui, plutôt du côté européen.

Michel Barnier :C’est pas plutôt, c’est clairement.

Nicolas Poincaré: D’accord.

Laurent Fabius: Monsieur, excusez-moi, je n’accepte pas, si vous le permettez, qu’on dise, plutôt du côté du oui, plutôt du côté européen. Il n’y a aucune identification. J’ai voté non en 2005, comme la majorité des Français. Mais inférer de cela que tous les gens qui ont voté non sont anti-européens, ça, c’est absolument erroné.

Nicolas Poincaré: Dont acte. J’ai fait un raccourci, je vous l’accorde. La Tour Eiffel en bleu, un grand drapeau européen sous l’arc de Triomphe, les 27 commissaires européens invités à l’Elysée ce soir, et qui sont tous là, sauf un Anglais qui boude, bref, pour les 6 mois qui viennent, Paris est la capitale de l’Europe. Jean-Claude Juncker, concrètement quand on préside l’Union, ça vous est arrivé, qu’est-ce qu’on peut faire ? Est-ce qu’on a vraiment les pouvoirs de faire avancer les choses ?

Jean-Claude Juncker: Ça m’est arrivé quatre fois, dont deux fois comme président du Conseil européen. Il faut développer une faculté, c’est la faculté d’écoute. Il faut connaître la position des autres, il faut savoir quels sont les sentiments profonds qui traversent un peuple et donc on les additionnant, notre continent. Il faut être quelqu’un qui d’une façon honnête rassemble. Il ne faut pas diviser. C’est la recette élémentaire lorsqu’on préside l’Union européenne.

Nicolas Poincaré: Laurent Fabius, concrètement, est-ce que la France a pendant les 6 mois qui viennent un vrai pouvoir sur l’Union ?

Laurent Fabius: Oui, mais qui n’est pas toujours ce qu’on imagine, parce que la présidence à la fois doit terminer ce qui a été engagé par ses prédécesseurs, et notamment par exemple en matière énergétique, des choses très importantes ont été engagées notamment pas nos amis allemands, et puis la présidence doit lancer un certain nombre de sujets qui probablement d’ailleurs seront terminés par les successeurs. Et il faut faire preuve, Jean-Claude l’a dit, à la fois de capacité d’écoute et de beaucoup de modestie. Et de ce point de vue là, j’espère que la France et le président français sauront faire preuve de cette modestie. Ça nous surprendra positivement.

Nicolas Poincaré: Avec un petit sourire ironique que je souligne, parce qu’on est à la radio et qu’on ne voit pas le petit sourire ironique quand vous parlez de modestie en parlant de Nicolas Sarkozy. Michel Barnier, la présidence pendant 6 mois, est-ce que c’est un vrai pouvoir ?

Michel Barnier: D’abord un mot sur votre échange avec Laurent Fabius, moi non plus je ne pense pas que tous les gens qui ont voté non en France, comme en Irlande, sont anti-européens. Il y a des gens qui ont voté non pour toutes sortes de raisons. Il y a parmi eux des gens qui sont réellement anti-européens, qui croient que la France peut se sauver en étant recroquevillé sur elle-même. Il y a des gens qui sont sincèrement européens qui ont voté non, comme d’ailleurs je me permets de dire qu’il y a des gens qui ont voté oui, c’est mon cas, qui essaient de comprendre pourquoi ceux qui ont voté non ont eu ce vote. J’ai d’ailleurs essayé de comprendre, je continue à essayer de comprendre les raisons du vote irlandais. Il y avait d’ailleurs une question, un slogan intéressant qui disait en Irlande, à Dublin, "if you don’t understand, vote no. Si vous ne comprenez pas, votez non."

C’est aussi le problème de la démocratie européenne et de la responsabilité qui doit être celle des hommes et des femmes politiques dans d’autres pays, qui vont décider avec les autres à Bruxelles, parce que c’est comme ça que ça ce passe, ce ne sont pas les autres qui décident pour nous, nous ne décidons plus tout seuls, mais nous décidons avec les autres à Bruxelles, à 27. C’est pour ça qu’on a besoin de cette boîte à outils et de ce règlement de copropriété. Mais quand on a décidé avec les autres, il faut expliquer. Il faut assumer. Il faut mener un débat et ne pas considérer que c’est de la politique étrangère et qu’on n’a plus rien à expliquer.

Oui, il faut faire preuve d’humilité quand on préside l’Union européenne. Nous sommes un maillon d’une chaîne qui n’est pas terminée. On doit donner des impulsions, on doit fabriquer des compromis, le mot compromis n’est pas un gros mot à Bruxelles, le compromis dynamique, c’est comme ça qu’on respecte les autres, qu’on les écoute. Donc humilité, c’est notre attitude, c’est celle qui indiquait tout à l’heure François Fillon, recevant les membres de la Commissions européenne, et en même temps détermination, pour faire avancer les quatre grands sujets que nous voulons conclure, et puis faire face à d’autres défis qui sont là. Parce que pendant ces 6 mois, il y aura peut-être de nouvelles instabilités au Proche-Orient, même si je ne les souhaite pas. Il y a la question du prix de l’énergie qui est toujours là, qui augmente, avec des prix incroyables du pétrole qui impactent directement la vie des paysans, des pêcheurs, des transporteurs routiers. Le président de la République a fait des propositions. Il y a d’autres sujets dans l’actualité du monde, d’instabilité, de fragilité et donc le président de l’Union européenne avec ses collègues doit faire face.

Nicolas Poincaré: Il nous reste peu de temps. Jean-Claude Juncker, si un jour ce traité de Lisbonne passe, il y aura un président du Conseil qui sera en place pour 2,5 ans et non plus pour 6 mois, cette présidence tournante. On dit que ça pourrait être vous, Jean-Claude Juncker, le premier président de la nouvelle Europe. Vous serez là, si un jour ce nouvel traité de Lisbonne est adopté finalement ?

Jean-Claude Juncker: C’est le moindre de mes soucis à l’heure où nous sommes. Je voudrais que les nouveaux traités entrent en vigueur et je voudrais que nous redevenions fiers de l’Europe. Nous avons fait la paix, nous avons fait l’euro. L’euro a contribué à créer en Europe depuis 10 ans 17 millions d’emplois, le chômage ne fut jamais aussi peu élevé. Nous avons trouvé sur l’orbite mondiale une place que nous n’avions pas avant de faire l’euro. Cessons de dire du mal de l’Europe, tout en la décrivant telle qu’elle est et essayons de l’amender et de l’améliorer.

Nicolas Poincaré: D’accord. Cette émission est presque terminée. Je ne sais pas s’il vous arrive de l’écouter, mais elle se termine toujours par un coup de cœur ou un coup de gueule. Jean-Claude Juncker, puisque vous aviez la parole, est-ce que vous avez envie de nous faire un coup de cœur ou un coup de gueule sur l’Europe ou sur n’importe quoi?

Jean-Claude Juncker: J’ai envie de faire un coup de cœur. Je crois que ceux qui en Europe pensent que déjà aujourd’hui nous avons trop d’Europe, se trompent lourdement. Les européens étaient 20% de la population mondiale en 1900, nous serons 4% de la population mondiale à l’aube du 22e siècle et nous perdons en importance démographique, donc nous devons conquérir le monde par la force de nos idées.

Nicolas Poincaré: Merci beaucoup, Monsieur le Premier ministre, qui intervenait depuis Bruxelles. Laurent Fabius, coup de cœur ou coupe de gueule?

Laurent Fabius: Coup de cœur. J’aurais voulu qu’on assiste sur ce qu’on appelle classiquement le couple franco-allemand. Je sais bien qu’on dit dans certains milieux que désormais, ce n’est plus la France et l’Allemagne qui soient déterminantes pour les avancées de l’Europe. Je crois que c’est tout à fait inexact. Quand on regarde l’histoire, il faut que ces deux pays avancent ensemble. Ça ne veut pas dire à l’exclusion des autres, mais il faut qu’ils avancent ensemble. Je regrette que depuis déjà pas mal de temps, ce couple franco-allemand était distendu. J’espère qu’il se reconstituera et en particulier j’ai à l’esprit depuis longtemps une initiative qui aurait une énorme force, même si elle est difficile, pour laquelle j’ai plaidé en tant qu’Européen à plusieurs reprises. Il faut faire une Europe de la défense, mais je pense que cette Europe de la défense, si on veut la faire, commencera par un couple de défense franco-allemand et même par une armée franco-allemande. Ça c’est un projet enthousiasmant, à la fois pour préserver la paix, pour bâtir une nouvelle union, pour développer nos technologies communes. Parce que je crois à l’Europe, mais une Europe qui serait plus proche des citoyens. C’est une de ces grandes leçons de ces derniers temps.

Nicolas Poincaré: C’était le coup de cœur de Laurent Fabius. On termine avec Michel Barnier.

Michel Barnier: Mon coup de cœur il pourrait être aussi le couple franco-allemand. Je me suis engagé en politique quand j’étais lycéen, à cause de la poignée de main entre De Gaulle et Adenauer. Je reste depuis cette époque à la fois gaulliste et européen. Et je suis prêt à continuer le débat avec Laurent Fabius sur la création d’une vraie défense européenne qui passe par ce couple franco-allemand, un dialogue qui est de plus en plus nécessaire et de moins en moins suffisant dès l’instant on n’est plus 6 ou 9 mais 27.

Mon coup de cœur, il serait plus humain, on pourrait donner le coup de cœur à ces femmes courageuses qui sont allé planter aujourd’hui le drapeau européen au sommet de du mont Blanc, dans la région de Savoie. Mais je pense aussi au besoin de parler aux hommes, de remettre de l’humanité, de remettre de la citoyenneté, de remettre de l’âme dans le projet européen. Pour moi, le coup de cœur dans les années passées, qui m’a beaucoup ému, c’est Rostropovitch devant le mur de Berlin, jouant du violoncelle, parce que c’était l’Allemagne réunifiée, un peu comme l’Europe s’est réunifiée, c’était la musique, c’était la liberté.

Nicolas Poincaré: C’était magnifique, c’est dommage, si j’avais su on aurait préparé l’enregistrement, mais on ne l’a pas, un autre jour peut-être on aura l’occasion d’écouter Rostropovitch dans cette émission.

Merci beaucoup à tous les trois. On a refait l’Europe ce soir avec Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois, Laurent Fabius, l’ancien Premier ministre, Michel Barnier, actuel ministre de l’Agriculture, ancien commissaire européen.

Dernière mise à jour