Interview de Jean Asselborn avec Paperjam "Nos portes ont toujours été ouvertes"

Paperjam: Quel bilan tirez-vous de la présence du Luxembourg au Conseil de sécurité de l'ONU 2013-14?

Jean Asselborn: Les années 2013 et 2014 furent turbulentes au Conseil de sécurité. Les conflits en Syrie et au Proche-Orient, en République centrafricaine et au Soudan du Sud, puis l'annexion illégale de la Crimée par la Fédération de Russie, ont figuré à l'ordre du jour du Conseil de sécurité. En tant que partenaire engagé, intègre et appliqué, le Luxembourg a pu faire une différence positive sur plusieurs dossiers, notamment en négociant dès 2014, avec l'Australie et la Jordanie, la première résolution visant à garantir l'accès de l'aide humanitaire en Syrie à partir des pays voisins.

J'ai participé à 19 séances du Conseil de sécurité au cours des deux années de notre mandat. J'ai présidé la session lors de laquelle la résolution 2143 (2014) a pu être adoptée, ce qui a permis de faire progresser la défense des droits des enfants dans le contexte des conflits armés. Le groupe de travail "enfants et conflits armés" a été présidé pendant deux ans par notre représentante permanente Sylvie Lucas.

Notre équipe sur place s'est aussi engagée sur de nombreux autres dossiers, notamment en assumant la présidence du Comité des sanctions portant sur la Corée du Nord, ainsi que sur la lutte contre l'impunité pour des crimes internationaux ou encore la lutte contre l'épidémie du virus Ebola en Afrique de l'Ouest.

Nous avons dû constater nous-mêmes que le Conseil de sécurité se retrouve souvent bloqué sur des dossiers sur lesquels il devrait pourtant être capable de jouer son rôle d'organe principal, responsable pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Le veto des membres permanents en est souvent la cause. Force est de constater que cette tendance que j'ai déplorée lors du mandat luxembourgeois en 2013 et 2014 se poursuit encore et toujours.

Cette expérience reste un grand enrichissement et nous a donné un coup de pouce dans la bonne direction. Nous sommes d'ailleurs candidats pour retourner au Conseil de sécurité en 2031-2032.

Paperjam: Le Grand-Duché pâtit-il encore d'une image entachée par les révélations comme LuxLeaks?

Jean Asselborn: Nous avons appris énormément. La crise financière de 2008 était le moteur pour qu'on réfléchisse sur tout ce qui se passe au niveau de notre place financière et c'est un bienfait. Notre Place a reçu un autre standing après cette discussion-là. Beaucoup de choses ont été faites, il faut continuer. Le gouvernement luxembourgeois a réagi de façon appropriée concernant les rulings. Même Pascal Saint-Amans (directeur du Centre de politique fiscale de l'OCDE, ndlr) nous loue.

Paperjam: Quel est l'objectif de la candidature du Luxembourg pour siéger au Conseil des droits de l'Homme de l'ONU?

Jean Asselborn: Nous traversons une crise mondiale des droits de l'Homme en ce début de décennie. Malgré des progrès normatifs indéniables que nous avons pu observer au cours des 75 premières années de l'ONU, le nombre des pays dans lesquels les droits civils, politiques, économiques, sociaux ou culturels sont pleinement respectés se réduit assez considérablement. Pire, nous constatons que des régimes autoritaires, mais également certaines démocraties, mènent une véritable bataille contre les acquis des droits humains, en limitant activement l'espace civique et n'hésitent pas à poursuivre celles et ceux qui défendent les droits d'autrui.

La candidature du Luxembourg pour un siège au Conseil des droits de l'homme pour les années 2022 à 2024 vise à se mettre au service de la défense d'un système international qui permet de protéger l'universalité, l'indivisibilité et l'inaliénabilité des droits humains. C'est notre première candidature au Conseil des droits de l'Homme depuis sa création en 2006, et elle vient à point nommé au regard des circonstances actuelles.

Paperjam: Le multilatéralisme a-t-il perdu de sa vigueur et de son sens avec la diplomatie très nationale des États-Unis?

Jean Asselborn: Je pense qu'avec l'élection de Donald Trump, mais aussi le référendum pour le Brexit le 23 juin 2016, nous sommes dans la situation d'un renversement total de la philosophie mondiale politique sur le multilatéralisme, qui était le fondement de l'ordre mondial après la Deuxième Guerre mondiale. On assiste à une dilution du multilatéralisme et ce qui m'inquiète encore plus, c'est de voir M. Trump dire à l'ONU qu'il faut développer un 'bon patriotisme'. En Europe, on sait ce que cela signifie: s'il est mal compris, c'est l'intolérance et la guerre. "Le nationalisme c'est la guerre", disait François Mitterrand.

Mes homologues allemand et français ont lancé l'Alliance pour le multilatéralisme. Le Luxembourg y participe, parce que les défis mondiaux auxquels nous devons faire face aujourd'hui exigent une réponse collective, défis qui comprennent la menace de conflits irrésolus, le spectre des pandémies, de guerres accélérées par les nouvelles technologies, la crise de méfiance à l'égard du monde politique, et avant tout, la menace omniprésente du changement climatique.

Paperjam: Le mot cinglant de M. Macron sur l'OTAN "en mort cérébrale" peut-il avoir pour effet de provoquer un sursaut salvateur?

Jean Asselborn: Pour moi, M. Macron n'a pas tout à fait tort. L'élément déclencheur a été que MM. Erdogan, Trump et Poutine ont décidé de ce qu'ils voulaient faire dans le nord de la Syrie. Les membres de l'OTAN n'ont pas été consultés. On ne peut pas continuer à avoir une alliance défensive dans laquelle certains font ce qu'ils veulent. Il ne faut pas confondre la politique militaire de l'OTAN et celle des États-Unis. Et j'espère que l'OTAN restera une alliance dominée par les valeurs et pas par les drones. Les drones peuvent tuer des personnes, mais aussi la diplomatie.

Paperjam: Les États-Unis de Trump ne considèrent plus l'installation de colonies dans les territoires occupés comme une violation du droit international et reconnaissent Jérusalem comme capitale d'Israël. Croyez-vous encore en une solution à deux États?

Jean Asselborn: Oui je continue de croire en une solution à deux États, fondée sur les frontières du 4 juin 1967. Il s'agit de la seule solution durable au conflit israélo-palestinien. Or, le point de non-retour s'approche chaque jour un peu plus dangereusement. La viabilité de la solution à deux États est érodée par la colonisation, les démolitions, les confiscations et les déplacements forcés, tous illégaux au regard du droit international, en particulier de la quatrième Convention de Genève. La politique de colonisation et de démolition risque de remplacer la solution des deux États par la réalité d'un État, faite de conflit perpétuel, d'occupation et de droits inégaux.

Je pense que le plan de M. Trump (présenté fin janvier, ndlr) ne marchera pas parce qu'il n'y aura jamais de solidarité internationale pour défendre ce plan. Celui-ci est à mon avis indéfendable, ne serait-ce que par le fait que la principale partie concernée, la Palestine, n'est même pas consultée. Et puis on casse les grands paramètres: le respect des frontières de 1967, Jérusalem capitale des deux États, et on casse aussi les résolutions du Conseil de sécurité comme celle de décembre 2016 qui a réaffirmé que la création par Israël de colonies de peuplement dans le Territoire palestinien occupé, y inclus Jérusalem-Est, n'a aucun fondement en droit et constitue une violation flagrante du droit international et un obstacle majeur à la réalisation de la solution des deux États et à l'instauration d'une paix globale, juste et durable.

La question se pose: veut-on encore de la logique d'une solution à deux États? Le problème c'est qu'on ne connaît pas d'alternative. Un seul État – alors qu'on vit très différemment entre Tel-Aviv et Ramallah –, sans apartheid, je ne sais pas combien de temps cela mettra.

Nous devons convaincre les États-Unis de revenir aux paramètres agréés au niveau international, et nous adresser directement à Israël pour éviter que Tel-Aviv continue sa politique de colonisation voire annexe la vallée du Jourdain.

Je ne pense pas que les deux parties se mettront autour d'une table pour négocier cette année. Il faut attendre les élections en Israël le 2 mars, et voir si des élections sont organisées en Palestine.

Pour ma part j'ai essayé de relancer le débat sur l'opportunité d'une reconnaissance de l'État de Palestine par tous les États membres de l'UE. Nous avons eu une première discussion à ce sujet lors du Conseil des affaires étrangères le 20 janvier à Bruxelles, et nous maintenons un contact étroit à ce sujet avec les autres États membres. Le processus de paix en Israël/Palestine est inscrit à l'ordre du jour du Conseil des affaires étrangères de mars 2020.

Paperjam: Revenons à la politique luxembourgeoise. Est-ce que l'élan qui avait porté la formation de la coalition inédite DP-LSAP-Déi Gréng en 2013 s'est dissipé?

Jean Asselborn: En 2013, l'environnement au Luxembourg et dans le monde était différent d'aujourd'hui. Il y a eu le référendum (de 2015 et le triple non, ndlr)… Je crois quand même que les trois partis savent très bien que seul le travail sérieux nous mène dans bonne direction. Je sens toujours que ça fonctionne.

Dans le paysage politique luxembourgeois, nous avons trois partis au gouvernement, une opposition qui prend forme (CSV, ndlr), deux partis plutôt à gauche – Déi Lénk et les Pirates – et l'ADR qui est ce qu'il est. Ce qui m'intéresse le plus, c'est qu'il y a un très grand consensus sur ce qui me concerne le plus: la construction européenne, la politique luxembourgeoise dans le monde et l'image de notre pays dans le monde.

Paperjam: Le LSAP est-il encore une force politique d'avenir?

Jean Asselborn: Je crois que nous restons une force politique très utile en Europe et au Luxembourg. Nous combinons la politique sociétale ouverte, la politique du bien-être social, la modernité et l'égalité des chances. Regardez en Irlande: le Sinn-Fein a gagné les dernières élections législatives sur un programme social. Je pense qu'il ne faut pas sous-estimer les préoccupations matérielles des gens. Il y a de la précarité et de la pauvreté au Luxembourg, et si notre pays ne sait pas se donner les moyens pour réagir, je crois qu'aucun gouvernement ne peut le faire.

Et puis nous avons un pays qui compte 47-48% de non-Luxembourgeois et c'est notre immense chance. Ça a commencé avec les ouvriers polonais, italiens, espagnols, portugais qui ont donné énormément à notre pays pour notre richesse. Sans cette migration, nous n'en serions pas là. Cette année, 26.000 personnes sont arrivées au Grand-Duché. Et concernant l'asile, le consensus demeure très grand au niveau de la Chambre des députés, même si certains pensent devoir répéter ou s'inspirer du Pegida, de l'AfD, de Le Pen ou de Salvini.

Il y a un grand consensus parce que le Luxembourg a le sentiment d'avoir eu aussi à un certain moment la chance d'être aidé. Nous avons des bourgmestres, des députés, des ministres issus de la migration européenne. Le Cap-Vert est déjà représenté, les Balkans commencent également à l'être. Après-demain, je peux m'imaginer que nous aurons aussi des élus d'origine afghane, érythréenne ou irakienne, s'ils veulent accepter notre nationalité et parler notre langue. Sans cela le Luxembourg ne serait pas le Luxembourg. Nos portes ont toujours été ouvertes et il faut continuer dans cette direction. Tous ceux qui pensent qu'il faut faire peur avec l'immigration et l'asile font fausse route.

Paperjam: Pour vous, l'ADR est-il un parti d'extrême-droite?

Jean Asselborn: Pour instant, nous n'avons pas de parti d'extrême-droite, simplement des gesticulations.

Membre du gouvernement

ASSELBORN Jean

Date de l'événement

03.03.2020