"Nous voulons rester compétitifs sans faire une course au dumping"

Interview de Pierre Gramegna dans Paperjam

Interview: Paperjam (Thierry Raizer)

Paperjam: Le gouvernement a placé son accord de coalition sous le triptyque "ambitieux, équitable et durable". Comment décliner ce leitmotiv au niveau de la fiscalité?

Pierre Gramegna: Au-delà de la fiscalité, nous avons mis dans notre programme le critère de finances publiques saines, qui était déjà dans celui de 2013, et qui consiste à respecter l'objectif de moyen terme qui deviendra d'ailleurs plus sévère pour le Luxembourg en 2019. Deuxièmement, nous allons rester pendant toute la période largement en dessous de 30% d'endettement par rapport au PIB. Nous n'avons aucunement l'intention de nous départir de cette ligne prudente pour assurer le triple A pendant toute la période. Certains insinuent que notre programme, c'est de l'aventure. 
Ce n'est pas parce qu'on fait quelque chose d'ambitieux qu'on veut mettre en péril la stabilité financière du Luxembourg.

Paperjam: Disposez-vous d'autres marges de manoeuvre qu'il y a cinq ans? 

Pierre Gramegna: Le point de départ est différent. Il y a cinq ans, le risque, d'ailleurs mis en exergue par le gouvernement Juncker, était que le Luxembourg ne respecte plus les critères. Nous avons dû prendre toute une série de mesures, qui n'étaient d'ailleurs pas très populaires, pour redresser la situation. Et maintenant, nous avons des finances publiques saines, avec un déficit de l'administration centrale très bas, autour des 200 millions d'euros. Dans ces conditions, nous pouvons être plus ambitieux. 
Nous tablons sur une croissance raisonnable moyenne sans qu'on n'ait jamais la certitude que cette croissance se matérialisera. Nous estimons que nous allons avoir un taux de croissance aux alentours de 3,5% pour 2019. 
Il est clair que si nous avons une crise financière, nous devrons ajuster. 

Paperjam: Lorsque vous entendez le CSV déclarer que les mesures de votre programme ne sont pas chiffrées, que répondezvous? 

Pierre Gramegna: Nous n'avons vraiment pas de leçons à recevoir de qui que ce soit en ce qui concerne le chiffrage, car nous avons fait preuve, il y a cinq ans, d'un grand sérieux lorsque nous avons annoncé dans le programme gouvernemental que l'on allait tout faire pour remettre en ordre les finances publiques. Aujourd'hui alors que nous avons redressé la barre, on ne peut quand même pas nous faire le reproche de ne pas calculer à l'avance ce que nous allons dépenser sur cinq ans. 

Paperjam: Quels seront vos grands chantiers pour la place financière au cours des cinq prochaines années? 

Pierre Gramegna: Deux éléments sont à mettre en évidence pour diversifier la Place et la faire grandir: la finance verte et la digitalisation. Dans la finance verte, nous sommes déjà parmi les pionniers à l'international, ce qui est déjà très bien. Mais nous ne sommes qu'au début d'un phénomène, et en tant que ministre des Finances, je suis très enthousiaste de continuer sur ce chemin en coopération avec la ministre de l'Environnement, Carole Dieschbourg (Déi Gréng, ndlr). Nous allons mettre en oeuvre la Sustainable Finance Roadmap, qui nous encourage à systématiser toutes les initiatives dans le domaine de la finance verte. Je vois notamment beaucoup de potentiel dans les fonds d'investissement qui respecteraient les critères environnementaux. Nous avons d'ailleurs dit que dès que les critères européens en la matière seront déterminés, il sera possible de prévoir un système de taxe d'abonnement spécifique, plus basse, pour ce type de fonds d'investissement, afin de les favoriser. 

Paperjam: Quels sont les projets en matière de digitalisation?

Pierre Gramegna: Nous avons créé la Lhoft, qui est un grandsuccès, avec une quarantaine de start-up qui se sont lancées. Nous pouvons être un précurseur dans ce domaine. Nous avons d'ailleurs déposé un texte pour reconnaître légalement des opérations qui sont faites à travers la blockchain. 
En prenant une législation spécifique, nous renforçons la sécurité juridique. 

Paperjam: Y a-t-il encore certains types d'activités sur la Place dont vous souhaiteriez voir la proportion baisser? 

Pierre Gramegna: Il y a un alignement vers le haut de tous les acteurs. Il m'est arrivé de rencontrer des acteurs qui me disaient que la CSSF était devenue plus stricte. Chaque fois que je creusais le sujet, c'est parce qu'ils voulaient faire le minimum. Mais si la CSSF dit que ce n'est pas conforme à la législation, il faut s'y tenir. En revanche, être actif au Luxembourg et y avoir une licence est un label de qualité. Je note que l'abandon du secret bancaire et l'alignement sur toute une série de directives touchant à la fiscalité n'ont pas nui au développement de la Place. Le secret bancaire était devenu un handicap. 

Paperjam: Quelles seront les suites du projet Beps et sa concrétisation? 

Pierre Gramegna: Nous allons encore avant la fin de l'année passer à la Chambre des Députés la loi antiévasion fiscale (Atad 1) qui est la première des deux directives qui met en œuvre Beps. 
Je compte d'ailleurs présenter encore au premier semestre 2019 un projet de loi qui adaptera la règle de limitation des intérêts de l'Atad aux besoins spécifiques des groupes en intégration fiscale, ceci dans un souci de maintien de la compétitivité du Luxembourg, au regard des options prises par d'autres États membres lors de la transposition de cette directive. L'année prochaine également, la deuxième directive sera adoptée. Beps a été adopté en 2015. Nous sommes dans le concret de l'élargissement de la base taxable. En très peu de temps, l'Europe s'est mise d'accord sur deux directives, à l'unanimité. Ceux qui craignent que l'unanimité empêche l'Europe d'agir dans le domaine fiscal se voient contredits par ces projets très concrets. 

Paperjam: Le compromis temporel européen sur la taxation de la publicité effectuée par les géants du numérique vous convient-il? 

Pierre Gramegna: Nous pouvons vivre avec cette proposition - qui comporte des faiblesses - pour deux raisons. Nous voulons donner un signal en Europe que le vide ne doit pas s'installer et entraîner I'OCDE à agir rapidement pour trouver une solution internationale qui va au-delà de l'Europe, pour assurer le levelplayingfield. La deuxième, c'est que ça nous donnera peut-être un effet de levier sur I'OCDE. 

Paperjam: Quels sont les risques pour le Luxembourg si on parvient à une taxation des activités en ligne là où le produit est acheté? 

Pierre Gramegna: C'est ce qui se passera avec la solution provisoire. Si l'idée de taxer les entreprises là où se trouvent les consommateurs s'imposait, nous aurions un changement diamétral vis-à vis du système actuel, qui ramène toujours la taxation au siège de l'entreprise, là où elle a son établissement stable. Le changement de paradigme aurait des conséquences énormes pour tous les pays. Nous devrons donc trou ver autre chose que le pays de consomma tion. La clé, c'est la valeur ajoutée, qui n'est pas nécessairement là où est le consomma teur, peut-être pas toujours où est l'établis sement stable. 

Paperjam: Le programme du gouvernement poursuit l'idée d'une individualisation de l'impôt des personnes physiques. Quelles seront les prochaines étapes en la matière? 

Pierre Gramegna: L'individualisation va aboutir à l'établissement d'un barème unique nouveau qui aura l'avantage d'éviter le changement de classes d'impôt qui n'existeront plus. La fiscalité sera rattachée à la personne. Ça simplifie les choses, car il ne faudra pas tenir compte des revenus du partenaire. Nous sommes un des derniers pays à avoir un régime d'imposition commune des biens des couples ou des partenaires. 
Cette évolution de société était indispensable, d'autant plus que le système actuel décourage le second partenaire de travailler. Le second partenaire, qui est souvent la femme dans ce cas, se voit taxé au taux marginal, qui est de 40-42%, selon le cas. 

Paperjam: Le principal atout du Luxembourg ne serait-il pas sa stabilité politique sur base de la situation connue dans d'autres pays? 

Pierre Gramegna: Les trois plus grands avantages du Luxembourg sont sa stabilité économique et sociale ; son triple A et la prévisibilité. À un moment où l'on voit l'instabilité dans certains pays européens, à commencer par le Royaume-Uni, le climat délétère que l'on constate chez nos voisins français, on se dit que nous avons beaucoup de chance d'avoir cette stabilité au Luxembourg. Mais ça ne tombe pas du ciel. Nous avons décidé d'augmenter le salaire social minimum de 100 euros net. C'est une mesure qui a un coût, mais ça contribue à la paix sociale. 

Paperjam: Le patronat fait écho d'un manque d'écoute de la part du gouvernement. Comprenez-vous ce cri d'alarme? 

Pierre Gramegna: Nous sommes bien sûr à l'écoute du patronat, et je n'ai pas l'impression que notre programme lui soit défavorable. Nous avons prévu une baisse de la fiscalité des entreprises autour de trois éléments dans ce domaine. Il y aura une baisse, dès 2019, de 1% du taux d'affichage (ICC + IRC, ndlr). Deuxième mesure, qui doit être vue en lien avec le SSM: il s'agit d'un effort particulier pour les PME afin que le taux minimum de 15%, qui s'appliquait à 25.000 euros de bénéfices, s'applique après changement de la loi à 175.000 euros. La troisième mesure, qui passe peut-être inaperçue car elle est formulée de manière générale, consiste à dire que, comme le taux luxembourgeois est de 26% et que la moyenne de I'OCDE et de I'UE est plus basse, si nous constatons que le taux effectif que paient les entreprises au cours des prochains mois et des prochaines années augmente, le gouvernement s'engage à en tenir compte. Nous voulons rester compétitifs d'un point de vue fiscal sans faire une course de dumping. Il faut être raisonnablement attractif. Avec ces trois mesures, le gouvernement a, me semble-t-il, beaucoup écouté les appels du patronat.

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