Interview avec Pierre Gramegna dans le Luxemburger Wort

"Les banques jouent leur rôle"

Interview: Luxemburger Wort (Nadia Di Pillo)

Luxemburger Wort: Pierre Gramegna, quelle est la capacité de résistance des banques luxembourgeoises face à la tourmente du coronavirus?

Pierre Gramegna: L'origine de la crise actuelle est une situation sanitaire extrême qui a impacté toute l'économie. L'origine de la crise de 2008 provenait en revanche du secteur financier et des banques elles-mêmes. Il est très important de comprendre cette différence, parce que le déroulement de la crise actuelle dépend justement des causes d'origine. En d'autres mots: si on me demande si le secteur financier, et en particulier les banques sont résistantes, la réponse est oui. Les banques aujourd'hui en Europe en général et sur la place financière luxembourgeoise en particulier sont beaucoup plus solides qu'il y a douze ans. A titre d'exemple, le ratio de fonds propres Tier 1 des banques luxembourgeoises était près de 12 % en 2008, il se situe aujourd'hui à 22 %, en plus avec des règles prudentielles plus strictes qu'à l'époque. La liquidité des banques est nettement meilleure qu'en 2008. À l'époque les banques rencontraient des difficultés de liquidité, ce problème ne se pose pas pour l'instant. Enfin, d'un point de vue purement prudentiel, les banques sont bien à même de résister au choc que subit toute l'économie. La meilleure preuve, c'est qu'aujourd'hui les banques sont une partie de la solution de la crise.

Luxemburger Wort: De fait, les banques sont en première ligne pour aider les entreprises...

Pierre Gramegna: Il est indéniable que la chute du produit intérieur brut que nous allons constater dans tous les pays européens et dans de nombreux pays de la planète exigera des efforts de relance et des investissements et que pour cela il va falloir compter sur les banques. Indépendamment de la relance, à plus court terme, les banques peuvent offrir, et c'est le cas au Luxembourg, des moratoires. Nous avons négocié à travers l'Association des banques et banquiers luxembourgeois (ABBL) des accords avec huit banques pour qu'elles donnent des liquidités à l'économie et aux entreprises et je dois dire que cela fonctionne très bien. Au moment où je vous parle, des moratoires à hauteur de plus de 3,5 milliards d'euros ont été accordés par les banques et le taux d'acceptation dépasse 95 %. Cela veut dire que les banques jouent leur rôle en donnant sur six mois une bouffée d'oxygène à toutes les entreprises. C'est absolument fondamental et je crois que cela peut nous faire réfléchir aussi, en tant que Luxembourg, au rôle que joue le système bancaire dans l'économie. Le fait d'avoir une place financière internationale constitue un avantage considérable dans cette crise.

Luxemburger Wort: Malgré tout, beaucoup jugent les critères d'accès aux aides bancaires beaucoup trop restrictifs...

Pierre Gramegna: J'entends des commentaires en ce sens, mais je pense qu'il faut raison garder, et surtout ne pas généraliser ou extrapoler des cas particuliers. Nous avons fait un projet de loi qui a été voté par le Parlement sur des prêts garantis par l'État pour les entreprises à hauteur de 2,5 milliards d'euros. Sous cette loi de garantie, l'État couvre 85 % du risque et les banques 15 %. Nous avons opté pour ce système, parce qu'il est important que ce soit la banque qui prenne la décision d'accorder le crédit. Et vu que l'État accorde une garantie, il faut bien qu'il y ait un acteur, un professionnel, qui évalue la solvabilité, la viabilité, le business model de l'entreprise.

Alors bien sûr, il y a des refus, mais on ne peut pas en faire de règle générale. Aussi, à ma connaissance, une vaste majorité des crédits est accordée, au cas par cas. On entend parfois que les taux d'intérêts sont très élevés, ce n'est pas vrai pour la majorité des cas. La majorité des banques accorde des prêts avec des taux situés entre 1,5 % et 3 %. C'est la norme, mais on peut toujours trouver des exceptions. Et puis, il faut aussi se rendre compte que les demandes de crédits sont pour l'instant encore relativement réduites, parce que les banques ont accordé des moratoires. Beaucoup d'entrepreneurs préfèrent en effet attendre avant de demander des crédits et demander un moratoire, ce qui leur donne du temps pour organiser la relance.

Luxemburger Wort: Le cadre de résilience forgé par les réformes post-2008 est donc suffisant... Ou faut-il, selon vous, relâcher la réglementation sur les établissements bancaires?

Pierre Gramegna: Ce qui s'est passé en 2008 est la chose suivante: la réglementation avait été considérablement allégée, pas seulement celle des banques, mais celle des services financiers en général. Rappelez-vous du Big Bang de Margaret Thatcher dans les années '80, cette libéralisation a poursuivi son chemin jusque dans les années 2000 et on était arrivé à un point où cette déréglementation avait atteint des limites. La crise était d'ailleurs en partie due au fait que certains produits financiers n'étaient même plus compréhensibles et échappaient à toute règle. Donc, depuis 2008, un nouveau cadre législatif s'est mis en place. L'Europe a été un des champions dans ce contexte, puisque la plupart des nouvelles règles sont européennes. Ces règles, qui sont beaucoup plus strictes que celles qu'on a eues avant, sont régulièrement mises à jour. On entend d'ailleurs beaucoup de banques se plaindre de cette régulation jugée trop excessive. Mais grâce à cette réglementation importante et nouvelle, l'Europe est vraisemblablement la région du monde qui a le cadre juridique le plus sophistiqué et qui permet de prévenir les crises. De ce point de vue, c'est une très bonne chose. La Banque centrale européenne, qui est en charge de la surveillance' d'une grande partie du secteur bancaire européen, a fait certains ajustements dans l'exercice de ses pouvoirs de surveillance pendant cette période de crise, mais ce qu'il faut voir, c'est que le cadre réglementaire qu'on a mis en place est là pour sauvegarder la stabilité financière, protéger les investisseurs et éviter des débordements. Il y a certainement une tentation, dans une situation difficile comme celle-ci, de déréglementer, mais je crois que la mauvaise expérience de 2008 et de ce qui a précédé nous enseigne qu'il faut rester raisonnable.

Luxemburger Wort: Dans ce contexte économique très particulier, faut-il s'attendre à des faillites bancaires?

Pierre Gramegna: Les faillites dans la vie existent toujours. Nier que ce soit possible serait contraire à la logique, mais pour l'instant la tourmente que toute la planète affronte est une crise de l'économie réelle. Le système financier international permet de donner les liquidités nécessaires pour limiter les dégâts de ces faillites et en limiter l'ampleur. Donc le système bancaire mondial et européen en particulier est la meilleure garantie pour se sortir de la crise.

Si je regarde les banques établies au Luxembourg, elles ont des ratios de liquidité et de solvabilité très élevés, cela nous donne plus de marge de manoeuvre que les autres pays. Mais je ne suis pas un utopiste. Si la crise économique dure longtemps, le nombre de faillites va augmenter dans beaucoup de pays européens et cela aura bien sûr un impact sur les crédits défaillants et les résultats des banques. On ne peut pas faire comme si les deux choses n'étaient pas corrélées. Mais pour l'instant, grâce aux liquidités que les pays européens ont injectées dans l'économie, grâce aux mesures européennes que nous avons prises, et précisément les 540 milliards d'euros que l'Union européenne a décidés en quelques semaines, la liquidité des banques est garantie et donc les risques de faillites bancaires à la chaîne sont vraiment très réduits.

Luxemburger Wort: Même pour les petits établissements financiers?

Pierre Gramegna: Les petits établissements financiers, c'est un sujet à part entière. Nous avons constaté, au cours des vingt dernières années, une grande consolidation des banques dans toutes les régions du monde. Cette consolidation amène plus de stabilité dans le système. Je vais prendre ici l'exemple des banques japonaises au Luxembourg. Nous avions dans les années '90 dix banques japonaises sur la place financière, aujourd'hui nous en avons encore cinq. Et aucune banque n'a fermé. C'est-à-dire que ces banques ont fusionné entre elles et sont restées au Luxembourg. Il faut donc relativiser cela. D'ailleurs, la fusion de ces banques n'a pas eu d'impact sur les bilans. Par ailleurs, il est clair que l'Europe a une densité bancaire extrêmement élevée. Depuis vingt ans nous constatons qu'il y a des fusions, celles-ci vont à mon avis continuer, cette crise va vraisemblablement accélérer ce phénomène.

Luxemburger Wort: Il faut donc s'attendre à des mouvements d'OPA et de consolidation?

Pierre Gramegna: Oui, absolument, il va y avoir une accélération de ce mouvement, tout comme il va y avoir une accélération d'autres phénomènes: la digitalisation et la finance soutenable, qui étaient déjà des priorités du gouvernement, vont être encore plus importantes aujourd'hui et demain. Beaucoup de personnes sont d'avis, que ce soit pour le monde financier ou pour le mode de vie des gens, que cette crise va changer les mentalités et que l'on va vivre complètement différemment. D'autres disent le contraire: rien ne va changer du tout: dès le déconfinement, on va retomber dans les vieilles habitudes.

Luxemburger Wort: Quel est votre avis à ce sujet?

Pierre Gramegna: Je me trouve au milieu de cela. En ce qui concerne le monde financier et l'économie, mais aussi nos modes de vie, je pensè qu'on aura deux accélérations, celle de la digitalisation et celle de l'économie soutenable, du respect du climat et de l'environnement. Ces deux phénomènes, qui étaient déjà bien connus avant la crise, vont subir une accélération spectaculaire et seront les deux moteurs du changement.

Luxemburger Wort: Au niveau de I'Eurogroupe, comment jugez-vous vos chances d'être élu comme prochain président?

Pierre Gramegna: On sait que le président sortant ne se représente pas, et qu'il faut donc trouver un nouveau président. Je suis actuellement dans une phase d'écoute et de consultation avec les collègues des autres pays. À travers ma candidature, j'essaie d'apporter plus de convergence et de consensus à un moment où l'Europe fait face à des défis d'une envergure inédite.

Luxemburger Wort: L'Eurogroupe est accusé de tous les maux, de l'opacité au déficit démocratique. Qu'en pensez-vous?

Pierre Gramegna: Cette critique remonte déjà à plusieurs années. Cela fait sept ans que je siège à l'Eurogroupe et j'ai pu constater qu'au fur et à mesure l'Eurogroupe a adopté toute une série de mesures pour être plus transparent. L'ordre du jour est désormais public, les conférences de presse du président sont plus régulières, il y a des contacts avec le Parlement européen. L'Eurogroupe a une caractéristique assez particulière, dans le sens où c'est un groupe informel. Cela présente des avantages et des inconvénients. L'un des avantages, et on l'a vu au cours des dernières semaines, c'est qu'en étant informel, l'Eurogroupe a une capacité de proposition qui est quand même importante. Nous avons ainsi, en seulement deux mois, réussi à mettre sur pied une architecture de réponse à court terme avec les trois piliers qui représentent 540 milliards d'euros d'aides financières. Cette somme se compose de 200 milliards d'euros que la Banque européenne d'investissement peut donner comme cautionnement aux entreprises, de 240 milliards d'euros que le Mécanisme européen de stabilité a accordé aux États membres et enfin de 100 milliards d'euros du système SURE, qui est un système de financement du chômage partiel à travers la Commission européenne. Ce sont des décisions d'une ampleur inégalée qui ont été prises en quelques semaines seulement, grâce au caractère informel de l'Eurogroupe. Et puis nous discutons maintenant du Fonds de relance et de ses possibles modalités. Donc ce côté informel de l'Eurogroupe présente un certain nombre d'avantages.

Luxemburger Wort: Il n'y a donc pas lieu de réformer l'Eurogroupe?

Pierre Gramegna: L'Eurogroupe est un peu un organe d'impulsion où les États membres peuvent jouer un rôle important, qui est complémentaire au rôle que joue de toute façon la Commission européenne de manière institutionnelle dans tous les groupes, dans toutes les formations du Conseil. Je pense que l'Eurogroupe est né de la nécessité de se coordonner lorsqu'on partage la même monnaie et que son côté informel a pour l'instant plutôt servi l'Eurogroupe, mais je pense aussi que l'exigence de plus de transparence sur ses résultats est compréhensible et qu'il y a là une marge de manoeuvre.

Luxemburger Wort: Maintenant que vous êtes candidat au poste de président, quelles priorités allez-vous fixer pour les prochains mois?

Pierre Gramegna: Tout d'abord, c'est un honneur pour moi que j'ai été sollicité par des collègues à travers l'Europe et plus particulièrement par mes collègues du Benelux au cours des dernières semaines. Je suis persuadé que la crise actuelle représente une chance unique pour la zone euro de sortir plus forte et plus unie. Mon action sera orientée sur la recherche du consensus et du compromis, pour dépasser certains clivages qui ont pu apparaître par le passé. Au regard de l'actualité, la première des priorités sera toutefois la sortie de crise suite à la pandémie du Covid-19.

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