Interview de Franz Fayot dans paperjam

Franz Fayot: "Cette crise est peut-être pire que celle du COVID "

Interview: Paperjam (Pierre Pailler)

Paperjam: Cette crise énergétique est-elle comparable à la crise du COVID-19 en termes d'impact pour les entreprises?

Franz Fayot: Cette crise est peut-être même pire que celle du COVID-19. Cette dernière était un choc de l'offre et de la demande imposé par les mesures de confinement, qui étaient temporaires. Ici, il s'agit, à court terme, comme pendant la pandémie, de sauver les meubles, de préserver notre tissu industriel, de faire en sorte que nos entreprises survivent à cette mauvaise passe.

Mais il s'agit aussi d'une réorganisation durable de nos marchés de l'énergie. On parle, à l'horizon de l'hiver prochain, d'une réduction drastique de la dépendance au gaz et au pétrole russes, qui est très forte en Europe. On parle de décarbonation, d'amplifier la production d'énergie renouvelable, ainsi que d'une autonomie stratégique pour certaines industries européennes.

Donc un nouveau monde est en train de se mettre en place, multipolaire, avec des frontières qui vont se fermer par rapport à certaines régions du monde. On parle in fine d'une réorganisation fondamentale de nos marchés et des conditions de production, d'une remise en question de la mondialisation, avec des implications qui, à long terme, nous inviteront à repenser notre économie en Europe.

Paperjam: Le 28 février, en conférence de presse, vous avez annoncé des aides aux entreprises, sans les détailler. Où en est-on désormais?

Franz Fayot: Nous travaillons avec la Commission européenne pour établir un nouveau cadre temporaire afin de supporter l'économie. Celui-ci s'inspire de ce que nous avions pour le Covid. Il s'agit de mettre en place des aides étatiques pour indemniser les entreprises qui ont des surcoûts liés, pour l'essentiel, à l'énergie.

Paperjam: Comment se décompose ce système d'aides?

Franz Fayot: L'idée est d'avoir, comme pendant la pandémie, des aides directes conditionnées à la preuve de certains éléments, comme des surcoûts qui dépassent une certaine fourchette sur des périodes de référence. Cette partie concerne toutes les entreprises, dans tous les secteurs.

Un autre pilier consiste à mettre en place des facilités de liquidités, que ce soit par des garanties ou par des prêts étatiques. De nombreuses entreprises souffrent de problèmes de liquidité du fait qu'elles doivent se refinancer ou acheter de l'énergie à des coûts bien plus importants qu'avant.

Et le troisième volet concerne les compensations ETS, à savoir les dispositifs européens qui permettent aux entreprises de se faire compenser le surcoût des certificats d'émission afin de leur permettre de rester compétitives sur le plan international. Ce mécanisme était déjà en place entre 2016 et 2020, mais est venu à expiration. Cela doit maintenant être renouvelé. Un autre aspect en discussion est la possibilité d'élargir ce dispositif à de nouvelles industries.

Paperjam: Quand ces aides seront-elles disponibles pour les entreprises?

Franz Fayot: Ce cadre est à l'heure actuelle en discussion, il n'est pas encore fixé. Mais, d'après la Commission, il devrait l'être dans les deux semaines à venir. Il déterminera ce que nous allons faire au Luxembourg. Dès que le cadre sera là, nous serons prêts pour mettre en œuvre les mesures qui s'imposent, donc cela peut aller assez vite.

Paperjam: Quelles sont les entreprises les plus vulnérables face à cette crise énergétique?

Franz Fayot: Ce sont en premier lieu les industries très intensives en énergie. Le prix du gaz a été multiplié par huit, donc certaines entreprises, qui ne parviennent tout simplement plus à répercuter les surcoûts de l'énergie sur le client final, n'arrivent plus à produire de manière rentable, bien que leur carnet de commandes soit rempli.

Il y a des secteurs qui sont touchés par la nature de leur activité, comme la logistique, le transport routier. Ces entreprises se trouvent dans une situation difficile parce que les prix des carburants ont énormément augmenté.

Mais une multitude d'autres entreprises sont concernées. La difficulté est que chaque entreprise est un cas particulier, car cela dépend des contrats de fourniture d'électricité qui ont été conclus. Certaines sont exposées au prix de l'énergie de par leur exposition sur le marché spot. D'autres ont des contrats d'approvisionnement à long terme qui leur donnent de meilleurs prix. Mais, si elles voient leur contrat venir à expiration et qu'elles doivent en conclure de nouveaux, elles sont très touchées du fait que les prix et les conditions d'approvisionnement sont devenus beaucoup moins favorables.

Paperjam: Comme vous l'expliquez, les entreprises, en particulier dans l'industrie, sont touchées dans leur capacité à produire de manière rentable. Quelle est votre stratégie par rapport à cela? Soutenir leur production en compensant leurs pertes? Ou compenser leur inactivité via le chômage partiel - mais alors se confronter à de potentielles pénuries de produits?

Franz Fayot: Le chômage partiel est un pis-aller. L'idée n'est évidemment pas de suggérer aux entreprises qu'elles envoient leur personnel à la maison si elles ont par ailleurs un carnet de commandes bien rempli.

L'idée est de permettre une intervention étatique qui rééquilibre au niveau des entreprises - de manière temporaire, parce qu'on espère tous que cette crise sera bientôt terminée - les conditions de production afin d'éviter que nos entreprises ne souffrent trop dans la compétition internationale.

Pour cela, il faut les indemniser pour les manques à gagner liés aux prix de l'énergie, ce qui va rééquilibrer les conditions de production et leur permettre d'amortir les surcoûts de l'énergie, puis de produire dans des conditions de marché.

En outre, nous plaidons au niveau européen pour ne pas regarder que les seuls prix de l'énergie, mais d'intégrer également les ruptures de chaines d'approvisionnement, le renchérissement du prix des matières premières, tous ces aspects dont souffrent également les entreprises.

Paperjam: Mais compenser les pertes des entreprises dues à l'explosion des prix de l'énergie - qui, comme vous l'avez dit, a été multiplié par huit -, cela ne représente-t-il pas un montant colossal pour l'État? A-t-on une idée de ce que va représenter une telle somme?

Franz Fayot: Non, il n'y a pas de chiffre absolu. Mais il faut préciser que ce ne sont pas toutes les entreprises, ce sont surtout celles qui sont actives à l'export. Les entreprises qui sont pour l'essentiel sur le marché luxembourgeois vont répercuter une partie de ces coûts sur le consommateur final, donc il y aura un effet d'inflation. Mais ce sont les entreprises qui exportent qui sont touchées et il n'y en a pas 100.000. Dans l'industrie, on parle d'une quarantaine d'entreprises.

Paperjam: Mais, tout de même, cela représente à nouveau des quantités importantes d'argent public, et ce après les investissements massifs dus à la réponse à la pandémie. Jusqu'à quel point l'État peut-il ainsi dépenser?

Franz Fayot: Tout cela a effectivement des coûts budgétaires considérables. Par ailleurs, une des conséquences évidentes de cette guerre, c'est qu'elle freinera la relance économique qui était mondiale. Cela va signifier des recettes budgétaires moindres dans tous les États, donc se pose la question du financement durable de ces différentes interventions. C'est une très bonne question à laquelle je n'ai pas de réponse directe.

D'autant que cette question se pose dans un contexte où les investissements vont devoir être énormes: il faudra investir des sommes colossales dans la décarbonation, mais aussi dans une nouvelle résilience face aux calamités climatiques. Ce sont donc des "challenging times ahead

Reste une idée qui n'est pas souvent évoquée, mais qui est importante, celle de la sobriété. Lorsqu'on parle des dépenses publiques, il ne faut pas oublier d'un autre côté de faire un appel à la sobriété énergétique à tous les niveaux: circulez un peu moins, optimisez les covoiturages, conduisez avec des bus pleins plutôt qu'à moitié vides. On peut imaginer beaucoup de choses qui ne coûtent pas beaucoup d'argent, mais qui permettent d'épargner de l'énergie. Ce sont des choses qui ont été faites dans les années 70 lors de la crise de I'OPEC et qu'il faudra peut-être ressortir de la boîte à outils.

Paperjam: La forte inflation va probablement déclencher deux tranches indiciaires dans la même année. Les entreprises luxembourgeoises peuvent-elles se le permettre? Un décalage du paiement, comme il a eu lieu par le passé, est-il envisageable?

Franz Fayot: Les organisations patronales l'évoquent. Je conçois, du côté des entreprises, dans un contexte qui est déjà difficile, qu'il n'est pas évident d'avoir la perspective d'une deuxième tranche indiciaire dans l'année. Donc je comprends qu'ils abordent le sujet.

Maintenant, je l'ai toujours dit, l'index n'est pas à disposition. Il faudra en discuter lors de la tripartite, entre partenaires sociaux, sereinement. Mais je ne peux pas vous dire du tout dans quelle direction iront ces discussions.

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