Jean-Claude Juncker: Si l'électeur le décide, je resterai jusqu'en 2009

Tageblatt: Vous avez accordé récemment deux interviews, l'une au "Spiegel", l'autre à "Libération" sur les travaux de la Convention européenne. Ces journaux ont-ils cité correctement vos propos?

Jean-Claude Juncker: "Oui, ils m'ont cité parfaitement. J'ai autorisé le texte dans les deux cas."

Tageblatt: Pourquoi avoir formulé vos critiques si brutalement? Est-ce l'intérêt du Luxembourg ou davantage de diplomatie le serait-il?

Jean-Claude Juncker: "Si la diplomatie sert à obscurcir le propos, alors on trouve d'autres personnes pour satisfaire à cela. Si on veut en revanche tenir un discours clair, alors le propos doit être direct. Or en l'occurrence, j'ai parlé d'un seul volet du travail des "conventionnels", le volet institutionnel. J'estime que des progrès ont été réalisés, mais l'architecture institutionnelle est confuse et ne sert qu'à enfermer les institutions dans une sorte de chambre noire."

Tageblatt: Pouvez-vous faire preuve de la même clarté envers nos concitoyens en précisant: a) ce qui est vital pour le Luxembourg, b) si votre style est le meilleur moyen d'arriver à notre fin, c) quel serait le scénario catastrophe au terme de la conférence intergouvernementale?

Jean-Claude Juncker: "L'ensemble du paquet ficelé par la Convention est vital et je ne souhaite pas, du reste, qu'il soit rediscuté de fond en comble.

  • Pour le Luxembourg, il est important que l'Europe dispose d'une Constitution. A Nice, seuls les Anglais l'ont empêché.

  • Pour le Luxembourg et l'Europe, il est important que la Charte des droits fondamentaux soit inscrite dans la Constitution. A Nice, seuls les Anglais n'en voulaient pas.

  • Pour le Luxembourg, en tant que petit pays, il est important d'instituer un ministre des Affaires étrangères européen disposant d'un droit de proposition.

  • Pour le Luxembourg, il importe d'avoir le vote à la double majorité à partir de 2009, ce dont les Français ne voulaient pas à Nice.

  • Pour le Luxembourg, le fait que le futur président soit nommé sur une base égalitaire compte et il est de la plus grande importance qu'il y ait de la transparence sur cette fonction. Or en l'occurrence, la Convention a préféré renoncer et a baissé le rideau.

  • Pour les Luxembourgeois et les Européens, il convient de préciser ce que sera la rotation et la distribution des rôles demain. Nous savons que notre pays assurera la présidence de I'UE en 2005. Personne ne sait par contre à l'heure actuelle, ce qui se passera ensuite, ni quelle sera la répartition des rôles.

Un exemple: le président du Conseil nommé, y aura-t-il des présidences tournantes, qui aura le droit ou la possibilité d'intervenir sur et auprès des ministres des différents ressorts, les ministres des Affaires signeront-ils seuls? Y aura-t-il une équipe présidentielle en 2006? Personne ne le sait et d'ailleurs à Salonique cela est apparu clairement. Je suis d'avis qu'en termes de décision, nous sommes en train de conduire I'UE dans des eaux troubles et cela nuira au moins à la rapidité décisionnelle.

Je vous livre un cas d'école sur base de ce qui s'est passé à Porto Carras. Le président Chirac est intervenu auprès de M. Simitis pour lui dire que le Conseil agricole réuni à Luxembourg devait arrêter de siéger, sans quoi on irait à la catastrophe. Le premier ministre grec est intervenu aussitôt.

Qui le fera à l'avenir, en vertu de quel pouvoir? Pour sentir cela, il faut avoir siégé longtemps au Conseil des ministres et au Conseil européen.

Vous voyez, l'institutionnel est tel un film non développé dans une chambre noire.

Seuls quelques Luxembourgeois à la Convention semblent avoir tout compris ..."

Tageblatt: Pour ce qui est de l'actuelle politique luxembourgeoise à propos des réfugiés et des immigrés, soutenez-vous pleinement votre ministre de la Justice: a) oui, b) non?

Jean-Claude Juncker: "Oui. Il y a sûrement une alternative à l'actuelle politique, mais elle est irréalisable. Du reste, je ne connais aucune politique satisfaisante dans ce domaine actuellement. Sur le plan émotionnel, je ne suis pas en harmonie avec moi-même. Cependant, je ne vois pas d'autre possibilité, ni pour résoudre les problèmes actuels, ni ceux à venir. C'est un domaine de la politique où peur, angoisse, sentiments, frictions se côtoient de si près qu'il est impossible d'éviter des erreurs."

Tageblatt: Assumez-vous donc, comme Luc Frieden doit le faire, le reproche du "Luxemburger Wort" d'être "un ministre sans cœur"?

Jean-Claude Juncker: "Ni Luc Frieden, ni moi-même sommes concernés par ce propos. Il y a simplement des personnes qui savent mieux exprimer leurs sentiments à la télé que d'autres.

Le mécanisme est tel qu'à six ou sept mois des dernières élections, nous avons subi une vague massive de réfugiés. Je disais alors aux Luxembourgeois qu'il fallait recueillir ces gens. Je précisais que lorsque la situation dans leurs pays d'origine se serait normalisée, qu'on les renverrait chez eux. Là également, j'avais donné ma parole.

'Je n'aurais pas de cœur?' Le 'Luxemburger Wort' n'a pas le monopole du jugement.

'Wer bist Du, dass Du ùber andere richtest', est écrit dans la Bible. Le LW ferait mieux de nuancer ses propos et ses éditoriaux.

Je vis avec le reproche de mener une politique sans cœur sachant que ce n'est pas le cas et je préfère cela au reproche qu'on pourrait me faire si je faisais exactement le contraire aux lendemains d'élections que les promesses faites la veille. 'Deine Rede sei ja, ja, nein, nein', dit encore la Bible. Ils ont l'embarras du choix!"

Tageblatt: Quelle note accordez-vous au ministre de l'Education nationale après sa politique de réformes: très bien, bien, suffisant, insuffisant?

Jean-Claude Juncker: "Je ne valorise ni ne catégorise les performances ministérielles en public. Je ne me suis jamais adonné à l'illusion qu'on puisse mener une offensive dans l'enseignement sur un large front avec un effet en profondeur. Le terme lui-même est inadapté, car il permet une conséquence d'une action politique qu'elle ne saurait avoir. Mme Brasseur avance pas à pas et prend des mesures réalistes que je peux d'autant moins critiquer qu'elles s'inscrivent dans la continuité."

Tageblatt: Avez-vous eu connaissance du sondage électoral réalisé par I'ILReS pour notre quotidien? Estimez-vous réaliste que votre parti gagnerait des voix, alors que votre partenaire de coalition subirait de fortes pertes?

Jean-Claude Juncker: "Je suis d'avis que notre système électoral ne se prête pas au sondage.

De surcroît, je pense que les sondages politiques conduisent à des réflexes antidémocratiques dans les partis. Je ne m'en préoccupe pas, car je déteste les situations où certains, tels des lapins, guettent la vipère. Toutefois je constate que le paysage politique ne parle que de cela en permanence.

De cette bouillie résulte une couleur noire laissant présager une victoire du PCS avec pour conséquence, que les autres s'agitent et que le PCS risque de s'endormir, ainsi que les électeurs. Ce qui ne change rien à l'aspect scientifique du sondage."

Tageblatt: Est-il exact qu'il existe un projet pour réformer, par le biais d'une réforme constitutionnelle, la position hiérarchique du premier ministre par rapport aux autres ministres?

Jean-Claude Juncker: "Nous ne travaillons à aucun projet qui serait en rupture avec notre Constitution et conférerait aux premiers ministres un droit de directives tel celui de chancelier en Allemagne ou du premier ministre sous la Ve République en France. Notre Constitution remonte à 1857 et elle a besoin d'une adaptation. Il est intéressant d'entendre les cris des modernistes à tout bout de champs sans qu'ils ne s'offusquent de cette vieille Constitution.

Je peux vivre avec l'actuel texte qui dit que le premier ministre préside, décide de l'ordre du jour du Conseil, peut décider seul quitte à ce que le gouvernement avalise, peut faire des tournées (= droit d'inspection). Lors de la réforme constitutionnelle, il y aura un chapitre plus détaillé sur le gouvernement. Nous devons prendre exemple sur la Belgique et les Pays-Bas."

Tageblatt: Vous allez conduire votre parti à la prochaine bataille électorale. A supposer que vous gagnerez et que vous serez premier ministre, pouvez-vous aujourd'hui prendre l'engagement d'aller jusqu'au bout, c.-a-d. 2009 si on vous proposait un grand job international ou européen?

Jean-Claude Juncker: L'affaire n'est pas simple pour quiconque, il faut donc la réduire à sa plus simple expression.

Si, en juillet 2004, les électeurs souhaitent et l'expriment à travers leur vote, que je reste premier ministre, alors je le serai jusqu'en 2009.

Si j'étais attiré de façon irrésistible par des postes de responsabilité en Europe ou à l'étranger, alors je serais déjà parti. Il fait bon vivre ici, non?"

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