INTERVIEW, La Tribune de Genève, MICHEL EGGS

Premier ministre du Grand Duché du Luxembourg à 40 ans, mais doyen des dirigeants de l'Union européenne, Jean-Claude Juncker porte un regard aigu et inquiet sur l'Europe et ses responsables politiques.

Plusieurs élections récentes dans l'Union européenne ont été caractérisées par une montée du populisme et par le succès des idées extrêmes...

- Cela m'inquiète profondément. Je suis préoccupé par la division en deux de l'opinion publique dans chacun de nos pays. Il y a ceux - la moitié de la population - qui demandent plus d'Europe, là où son absence ne nous permet pas d'agir conformément à nos ambitions, et l'autre moitié qui considère qu'on a déjà trop d'Europe. Le populisme et les partis d'extrême droite savent exploiter à merveille cette scission en deux camps égaux en proposant un discours d'exclusion, en développant un argumentaire de rejet, en faisant croire qu'ils ont réponse à tout. En fait, ils n'ont réponse à rien, mais ils arrivent à convaincre ceux qui doutent, ceux qui sont désorientés.

Ces mouvements sont profondément antieuropéens...

- L'Europe se prête à merveille pour devenir le bouc émissaire. Les Gouvernements de l'UE sont en partie responsables: au terme des réunions du Conseil des ministres, ceux-ci présentent à leur presse nationale le bilan des travaux d'une façon qui très souvent me fait rire sinon pleurer. Beaucoup de Gouvernements expliquent à leur opinion publique soit que l'Europe oblige leur pays à mettre en place une politique dont ils ne voulaient pas mais qu'ils ont dû accepter par solidarité, soit que les autres ont dû céder devant le poids des arguments qu'ils ont développés. Il n'est pas étonnant que beaucoup d'Européens aient de la peine à accorder leur confiance à des Gouvernements qui donnent une interprétation à ce point colorée des travaux de l'UE. C'est une lourde faute que de présenter le débat démocratique en Europe comme devant nécessairement conduire à deux catégories: ceux qui ont gagné et ceux qui ont perdu. L'Europe n'est pas un match, c'est une ambition.

Votre constat est pessimiste.

- C'est un constat descriptif...

Comment peut-on y remédier?

- Il faudrait que les votes au sein du Conseil des ministres soient publics et que chaque ministre explique les raisons de son vote, pour que cessent ces petits jeux d'interprétation «post festum»: très souvent il y a un monde entre les propos que s'attribuent les ministres et ceux qu'ils ont vraiment tenus (ou parfois tus...) en réunion. Et puis il faudrait, pour muscler davantage la politique européenne et accroître son potentiel d'acceptation par l'opinion publique, que nous cessions de discuter de choses qui n'intéressent personne sauf les hommes politiques, les fonctionnaires nationaux et bruxellois, les correspondant des médias à Bruxelles, qui, tous, s'adonnent avec un plaisir frénétique au jeu architectural entourant le débat institutionnel; celui-ci n'intéresse que ceux qui l'alimentent pour se faire plaisir, alors que les citoyens voudraient savoir ce que l'Europe fait pour lutter contre l'immigration clandestine, quels sont les moyens d'action en matière de politique d'asile, comment l'Europe agit contre la criminalité internationale et transfrontalière, ce qu'elle est en train de faire pour mettre en place un socle de droits sociaux minimaux dont pourraient bénéficier les salariés. Nous n'arriverons à réconcilier les Européens et l'Europe qu'à la seule condition d'insister davantage sur le contenu de notre politique plutôt que sur le fonctionnement. Je ne dis pas que l'institutionnel n'est pas important, mais, pour les citoyens, il cache le contenu.

Percevez-vous un repli sur soi-même en Europe?

- Pendant des décennies, les citoyens ont poussé les Gouvernements à faire plus d'Europe, à abolir les frontières. Aujourd'hui, l'abandon des frontières, est très souvent ressenti comme un danger pour les espaces nationaux. La génération de mes parents voyait dans la disparition des frontières un événement heureux dans l'histoire du continent. Actuellement, beaucoup de jeunes, curieusement, se découvrent un amour insoupçonné pour les douaniers. Je suis impressionné par ce renversement des tendances.

Juncker le médiateur

Victoire de la droite dans plusieurs Etats membres, montée du populisme et des idées extrémistes, peur de l'immigration, opportunité de l'élargissement de l'UE, mais aussi secret bancaire et négociations entre la Suisse et l'Union européenne: autant de thèmes abordés lors d'un long entretien que nous a accordé le doyen des chefs de Gouvernement de l'UE, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker (Parti chrétien-social). Cumulant, depuis janvier 1995 (il n'avait que 40 ans à l'époque), les fonctions de premier ministre et de ministre des Finances du Luxembourg, Jean-Claude Juncker, dont le poids politique est inversement proportionnel à la taille de son pays, a souvent joué un rôle de médiateur au sein des Quinze.

C'est lui qui, en décembre 1996 lors du Sommet de Dublin, fut appelé à concilier les positions de Jacques Chirac et du chancelier allemand Helmut Kohl au sujet du Pacte de stabilité, garde-fou de la monnaie unique. Cinq ans plus tôt, alors qu'il n'était que ministre des Finances, c'est déjà Jean-Claude Juncker qui joua un rôle déterminant lors des négociations sur l'union économique monétaire en imaginant le principe de l'opting out (possibilité de ne pas adhérer tout de suite à la monnaie unique) pour lever les réticences du Royaume-Uni.

L'engagement politique, social et européen de Jean-Claude Juncker n'est pas étranger à l'expérience de son père, employé dans une usine sidérurgique et syndicaliste chrétien, engagé de force dans la Wehrmacht allemande lors de la Seconde Guerre mondiale et envoyé sur le front russe.

A 25 ans, au terme de ses études (maîtrise en droit à l'Université de Strasbourg en 1979), il devient secrétaire du Parti chrétien-social au Parlement luxembourgeois. Elu député à 30 ans, il est aussitôt nommé ministre du Travail et ministre délégué du Budget. A 35 ans (1989), il devient grand argentier luxembourgeois et cinq ans plus tard chef du Gouvernement du Grand-Duché. M.E.

Le mythe de l'Europe rose

L'Europe rose, sociale-démocrate, a-t-elle échoué dans son ambition de faire une Europe plus sociale?

- L'Europe rose, sous une forme organisée, n'a jamais existé. Entre les différents Gouvernements socialistes, il n'y avait pas d'accord sur le contenu d'une politique européenne sociale, économique, fiscale ou autre. Je n'ai donc jamais vu l'Europe rose à l'oeuvre. D'authentiques socialistes, il y en avait certes, mais l'usage du pluriel pour les dénombrer se justifie avec peine. J'ai toujours trouvé dans la salle du Conseil européen des premiers ministres de «gauche» qui, sur tous les points, se situaient très nettement à ma droite... Lorsque je suis devenu premier ministre, en 1995, il y avait pourtant une très nette majorité socialiste dans le Conseil européen, qui avait d'ailleurs proclamé, urbi et orbi, que cela aurait des répercussions heureuses sur les travaux de l'UE. C'était du romantisme de propagande. Les socialistes européens n'ont jamais nourri une ambition commune pour l'Europe, car très divisés sur le fond des choses. Et je crois que, pour la majorité de droite demain, ce sera exactement la même chose: je ne dirais donc pas que l'Europe va prendre un virage à droite. M.E.

Pas de pause dans la construction européenne

Est-ce que l'élargissement ne va pas contribuer à rajouter de la confusion, des peurs face à l'immigration, face à la sécurité?

- Imaginons que les pays candidats ne souhaitent pas adhérer à l'UE mais optent pour leur propre voie, nationale. Le résultat serait qu'au lieu de partager une bonne partie de souveraineté avec les autres, ils l'exerceraient contre leurs voisins. Quelles seraient aujourd'hui les relations entre la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie s'il n'y avait pas la perspective d'une adhésion conjointe à l'UE? De plus, pour beaucoup d'Européens centraux et orientaux, l'émigration vers les pays de l'UE leur apparaîtrait encore plus attrayante si on leur ôtait l'espoir d'une adhésion perçue comme une grande chance d'atteindre un bien-être économique se rapprochant de celui des pays de l'UE: les problèmes d'immigration et de troubles sociaux seraient alors autrement plus grands et dangereux.

Mais, de même que nous ne savons pas expliquer aux Européens que l'euro les protège, nous sommes incapables de convaincre que l'élargissement, donc l'intégration européenne, permettra d'encadrer les mouvements qui prennent forme dans les nouvelles démocraties et économies de l'Europe centrale et orientale encore en ajustement. Les gens pensent à l'équation élargissement égale immigration; il faudrait qu'ils comprennent que l'immigration en provenance de ces pays sera autrement plus maîtrisable avec l'élargissement que sans...

Beaucoup de gens réclament une pause dans la construction européenne pour ne pas susciter un rejet de l'ensemble en progressant trop vite.

- Cette approche n'est pas la bonne. Les leaders européens de 2030 seront incapables de rebondir parce qu'ils ne disposeront pas des ressorts sur lesquels prendre appui pour promouvoir la construction européenne. Ils seront tous nés après la Seconde Guerre mondiale. Même si c'est déjà le cas pour beaucoup d'entre nous, au moins savons-nous, des expériences racontées par nos parents, pourquoi le fléau de la guerre nécessitait cette réponse de taille que fut la construction européenne. Il y aura, entre ceux qui dirigeront l'Europe en 2030 et Hitler ou Staline, une distance aussi grande qu'entre ma génération et Guillaume II ou Clémenceau. La mémoire collective, les témoins directs auront disparu. Cette première raison qui fait de l'Europe une nécessité, pour que les gens ne s'affrontent plus sur les champs militaires mais dans des salles de conférences, aura quitté les esprits et surtout les coeurs.

Ne faisons pas de pause. Avançons pour que nous ne perdions pas l'avenir. Parce que ceux qui viendront après nous pourraient être tentés par les pistes nationales isolées, ne se rendant pas compte que si chaque pays construit son propre bonheur par ses propres moyens, ils devront affronter un jour ou l'autre les ambitions des autres nations. Cela fait de moi un inquiet: je vois l'opinion publique européenne commencer à se défaire des convictions profondes des pères fondateurs de l'Europe, convictions qui furent d'abord celles des gens qui ont dû faire la guerre contre leur volonté.

Si on assiste sans réagir à la transformation de l'UE en une zone de libre-échange, si élevé que soit son niveau, nous livrerons l'Europe à une expérience insuffisamment ambitieuse pour un continent qui demeure compliqué. Le concept de libre-échange est trop simpliste. C'est cela qui motive mon action. Je me rends compte que cela peut paraître très prétentieux. Mais je n'ai pas de prétention; j'ai beaucoup de doutes et d'angoisses.

Si vous développez ces idées dans les Sommets européens, vous vous sentez seul?

- On développe très rarement ces sujets à prolongements multiples lors des sommets... J'ai des scrupules à déranger les artisans avec des propos de futurologue. Mais le fond de ma pensée, que vous m'avez invité à exprimer, c'est bien celui-là...

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