Henri Grethen à l'occasion de la 17e Journée des Anciens du Lycée classique d'Echternach

"La nouvelle économie luxembourgeoise"

Mesdames, Messieurs,

Le thème de mon intervention est le celui de la nouvelle économie luxembourgeoise. C'est un sujet à la mode que je vais essayer de démystifier un peu. Cette notion quelque peu galvaudée à usage médiatique ne livre pas une approche très féconde pour penser le développement économique et social de notre pays.

Il est d'ailleurs difficile de trouver une définition largement acceptée de la nouvelle économie malgré la pléthore de livres et de revues qui lui sont consacrés.

Lors de la conférence ministérielle de l'OCDE, en juin de cette année, l'économiste en chef de cette vénérable institution avouait, en conclusion d'un programme d'étude très fouillé, que les signes de la nouvelle économie étaient difficiles à détecter dans les chiffres. Même le rebond de la productivité multifactorielle, c.-à-d., pour faire simple, le progrès technologique, que certains avaient cru déceler aux USA est tout sauf prouvé statistiquement.

Pour ma part, je me réfère au récent ouvrage du professeur Jean Gadrey intitulé "Nouvelle économie, nouveau mythe" qui pose un regard très critique sur la nouvelle économie. Il distingue cinq caractéristiques dont serait paré le fonctionnement de l'économie moderne: une économie en forte croissance, la diffusion des nouvelles technologies de l'information et de la communication, la flexibilité du  travail comme du marché du travail, le triomphe de l'économie de marché et, finalement, le nouveau mode de gouvernance des entreprises.

Je commencerai par vous faire un état des lieux de la conjoncture économique de l'année 2000 et je vous livrerai les prévisions pour l'année à venir. Je m'efforcerai encore de montrer que l'inflation n'est pas aussi alarmante que certains souhaitent le faire croire.

Ensuite, je souhaiterais souligner la démarche du gouvernement en matière de compétitivité et expliquer le bien fondé de la réforme fiscale. Après tout, le gouvernement va injecter plus de 25 milliards en 2001 et 2002, soit près de 6% du revenu disponible des ménages résidents.

Enfin, je vous livrerai quelques réflexions sur la cette nouvelle économie qui est en train d'émerger dans notre pays et sur les politiques que j'entends mener, les défis que nous devrons relever.

Mesdames, Messieurs,

La croissance réelle sera, cette année aussi, exceptionnelle : le PIB va croître de 7,5%, voire plus, ce qui ferait de l’année du millénaire une nouvelle année record. La bonne conjoncture est générale : dans l’industrie la production a augmenté de 10% au premier semestre, la durée d’activité dans la construction est en augmentation, le chiffre d’affaire du commerce a augmenté de 12%, et, last but not least, la somme des bilans a progressé de 10% dans les services financiers.

Le reste en découle : l’emploi a augmenté de 10.500 postes, soit 5,6% au cours des seuls huit premiers mois de l’année, alors que l’emploi avait déjà augmenté de 5% sur toute l'année 1999.  

Si l'on garde à l'esprit que les frontaliers occupent sept des dix emplois nouvellement créés, on comprend mieux l'extrême imbrication de notre marché du travail national dans celui de la Grande Région transfrontalière. Nos marchés sont tellement intégrés qu'il est difficile de donner une définition claire de la notion de "chômage national".

Avec une croissance aussi forte, la demande de main-d'œuvre a résorbé quasiment le chômage conjoncturel. Le taux est descendu à 2,5% entre janvier et août. Et le chômage au sens large, qui inclut également les personnes occupées dans un programme de mise au travail, a diminué parallèlement et s’établit à 3.4%.

La majeure partie du chômage peut être qualifiée de chômage frictionnel. Les demandeurs d'emplois s’inscrivent pour une durée très brève, de l’ordre de 4 à 6 mois, afin de profiter des services de placement de l'administration de l'Emploi. Il reste, hélas, une minorité de demandeurs d'emplois qui constituent le chômage structurel de long terme.

C'est au prix d'une action sur les causes de l'inadéquation entre les compétences de ces demandeurs d'emplois et les besoins des entreprises que les poches de sous-emploi pourront être réduites.

Au niveau national, l’économie se rapproche donc du plein emploi. Il reste cependant une importante réserve de main-d'œuvre inemployée. En effet, le taux d’emploi des femmes reste relativement faible au Luxembourg par rapport aux autres pays européens. Il est d'environ 50% au Luxembourg, juste en-dessous de la moyenne communautaire, et nettement en-dessous de l'objectif des 60% fixé par le Conseil européen de Feira.

Pour l'année prochaine, un léger ralentissement de la croissance pourrait se faire jour. Le prix du pétrole, facturé dans un dollar surévalué, lève un tribut important sur le revenu disponible des ménages et les profits des entreprises. Le léger fléchissement de la croissance dans l'UE devrait se ressentir sur la situation conjoncturelle de notre pays.

Cependant, les prévisionnistes du Statec tablent sur une croissance toujours très remarquable de l'ordre de 6% ce qui est toujours le double de la norme des 3% préconisée par le Sommet européen de Lisbonne.

Mesdames, Messieurs,

Le point faible du bilan économique de l'année 2000 restera probablement l'inflation.

Pour apprécier l’inflation au Luxembourg, il faut commencer par examiner le bon indicateur.

L’inflation est mesurée par deux indicateurs différents : l’indice des prix à la consommation national, - l’IPCN en abrégé - et l’indice des prix harmonisé, appelé IPCH, qu’utilise Eurostat dans les comparaisons communautaires.

Ce dédoublement de l’instrument de mesure – introduit avec l’aval du Conseil Economique et Social - a été rendu nécessaire en raison de la part prépondérante prise par certains articles chéris par les consommateurs frontaliers, à savoir l’essence et le tabac. Or, c’est l’IPCN, mesurant les prix à la consommation des résidents, qui est à la base de l’indexation des salaires et des traitements, qui sert à l’adaptation de diverses prestations et qui permet l’ajustement des clauses dans de nombreux autres contrats.

C’est donc cet indice qu’il faut observer de plus près.

L’IPCN a augmenté en octobre de 3,45%. Il s’élevait à 3,4 % en septembre, 3,1% en août, 3,4% en juillet. 

Au cours des trois derniers mois, l’inflation a été de 3,3% en moyenne. Il est vrai que, comparée à 1,4%, au cours de la même période de l’année précédente, l’inflation a nettement augmenté : elle a plus que doublé.

Certes, l’inflation a accusé une tendance ascendante assez marquée depuis le premier trimestre de l'année passée. Mais les causes de cette flambée sont bien connues : elles tiennent à l’"euro-oil shock" selon l'expression du Financial Times.

D’une part, une forte hausse du prix du baril de brut, facturé en dollars, et, d'autre part, une dépréciation continue de l’euro face à ce même dollar. Le produit des deux phénomènes est la source de nos ennuis.

Il y a cependant une explication particulière, technique, dans le cas du Luxembourg:  la part du cours du pétrole dans le prix final des carburants est plus importante chez nous que dans les pays voisins. En revanche, - et c'est heureux - nos taxes et accises sont très faibles. Résultat: une hausse du prix du baril produit, chez nous, des mouvements plus amples sur le prix à la pompe.

On doit également tenir à l'esprit que la grande majorité des produits sont importés, les prix sont déterminés par les fournisseurs extérieurs et ne résultent pas du mécanisme domestique de formation des marges bénéficiaires et des salaires. C’est la raison pour laquelle les statisticiens ont pris l’habitude de calculer un indice spécial, appelé un peu mystérieusement "l’inflation sous-jacente", qui est en fait un indice apuré des produits volatils comme les produits pétroliers ou les produits frais. Cet indice s’est maintenu à 2,0% entre juillet et août. Ce n’est pas un chiffre dramatique ! Certes, il faut admettre que le taux d’inflation est plus élevé que dans les pays voisins et il faut donc surveiller l’évolution de l’inflation au plus près.

Il m'importe cependant de souligner que le mécanisme d’indexation automatique des salaires ne semble pas en cause, même s’il peut accélérer la diffusion des hausses de prix dans l’ensemble de l’économie. En effet, pendant de longues années, le Luxembourg a pu se prévaloir d'une inflation inférieure à celle de ses partenaires commerciaux les plus directs, et cela malgré l’indexation automatique des salaires.

L'indexation n'est redoutable que dans des cas exceptionnels comme le choc inflationniste de triste mémoire survenu avec la dévaluation intempestive de 1982. Mais depuis l’entrée dans l’union monétaire, une telle secousse ne risque plus guère de se produire.

Il faut donc, je le répète, se garder de jeter trop hâtivement l’opprobre sur le mécanisme de l’indexation automatique des salaires.

Le STATEC prévoit que l’inflation atteindra 3,1% en fin d’année. Un chiffre qu’on peut qualifier d’acceptable. 

Dans leur scénario pessimiste les prévisionnistes estiment que l’inflation pourrait s’atténuer et n’atteindre plus que 2,5%. Tout dépendra évidemment du cours de l’euro et du prix du baril.

Mesdames, Messieurs,

Pour assurer un niveau de vie élevé, il faut prendre en compte l'exigence de compétitivité. Or la compétitivité est, par définition, une notion relative. Ce n'est pas le niveau absolu des coûts de production, des prix et des marges qui compte mais l'avantage comparatif, leur position en prix et en qualité par rapport aux concurrents.

Les coûts salariaux jouent un rôle important dans la compétitivité des entreprises et les secteurs intensives en travail. Je fais confiance à l’esprit de responsabilité des partenaires sociaux qui doivent tenir compte de l’exigence de compétitivité dans la conclusion de conventions collectives.

Tout effet adverse sur la compétitivité d’une entreprise ou d’une branche, peut être atténué par une augmentation significative de la productivité du travail. En effet, le coût unitaire salarial est un ratio.

Au numérateur, il comptabilise le salaire moyen par travailleur et au dénominateur il reprend la productivité du travail.

Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, une hausse de la productivité du travail fait baisser le coût salarial par unité produite. On peut en déduire une règle macro-économique simple mais fondamentale : l'évolution des salaires ne doit pas dépasser l'évolution de la productivité du travail en termes réels.

Ainsi, dans ces conditions, l'évolution du salaire par ouvrier, même indexé, ne doit pas nécessairement nuire à la compétitivité - prix.

L’augmentation des salaires dans la fonction publique, outre l’effet de rattrapage, s’inscrit dans la même démarche et ne constitue pas une parenthèse dans la politique salariale.

Mesdames, Messieurs,

Ïl y a un élément fondamental de la compétitivité qui est directement sous le contrôle des pouvoirs public, c'est la charge fiscale. Tous les pays voisins ont puisé dans leur "cagnotte" de plus-values budgétaires pour relâcher la pression fiscale en faveur des consommateurs et des entreprises. Il fallait donc agir. Le gouvernement le fait en deux temps : une réduction en 2001 qui supprime la deuxième et la dernière tranche, ramenant les taux marginal maximum à 42% et le taux minimal à 14%.

Une baisse additionnelle pour la feuille d'impôt à partir de 2002: le taux marginal minimal est abaissé à 10% et le taux marginal maximal sera réduit à 38%.

Dans son dernier Bulletin, la Banque centrale du Luxembourg formule une série de critiques à l’encontre du projet de réduction de la charge fiscale présenté par le gouvernement. Entendre des notes dissonantes sur des sujets aussi graves est nouveau dans le paysage politique luxembourgeois. La Banque centrale du Luxembourg qui s'est constitué une expertise en matière économique, pourra certainement enrichir le débat de politique économique au Luxembourg. Dans le cas présent, cependant, il me semble que les critiques de la BCL sont incongrues et ses analyses incorrectes.

Je veux bien concéder que l'évaluation de l’impact d’une réduction fiscale est très complexe. En effet, nous ne disposons pas encore des instruments suffisamment sophistiqués pour simuler le détail de l’évolution de toutes les grandeurs macro-économiques. Cependant, nous pouvons nous appuyer sur quelques éléments d’évaluation quantitative.

Selon le Centre de Recherche en Economie Appliquée au CRP Gabriel Lippman, l’effet de la baisse des impôts sur les prix à la consommation privée est marginal, voire négligeable. En effet, une simulation a montré qu’une augmentation du revenu salarial de 5% ajoute 0,02 points de pourcentage à l’inflation. Une inflation de 3% passe donc à 3,02% au cours des trois années successives dû au choc de la baisse des impôts. Deux points de base comme disent les financiers ! On ne peut donc parler d’une vilaine flambée inflationniste, aux effets délétères pour la compétitivité, comme l’affirme le président de la Banque centrale du Luxembourg.

Le Statec a fait tourner son modèle de prévision et trouve que la consommation privée va augmenter de 1,6% en volume en raison de l’impulsion donnée au pouvoir d’achat par la réforme fiscale. Une bonne nouvelle pour le commerce local.

Voilà pour le côté demande.

Penchons-nous du côté de l'offre.

L’afflux très massif de travailleurs frontaliers et migrants ainsi que des capitaux investis ont permis d'élargir la capacité de production de manière continue. Il n’y a donc pas eu de surchauffe, pas de goulots d’étranglement, de dérapage inflationniste.

Depuis une quinzaine d’années déjà, le Luxembourg a réussi à faire mentir la fameuse loi de Phillips qui lie le chômage, la progression des salaires et donc l’inflation. La très grande ouverture, la forte concurrence sur le marché domestique, le haut niveau d'investissement public dans les infrastructures, bref, l'élasticité de l'offre nous ont permis d'accroître notre capacité de production.

C'est une des dimensions de la "nouvelle économie luxembourgeoise": une croissance ininterrompue à un taux élevé et une inflation maîtrisée.

L’effet de l’allégement de la charge fiscale sur l’offre de travail est moins évidente. D’une part, elle devrait inciter plus de personnes à offrir leurs services et, d’autre part, l’augmentation du salaire net devrait calmer les revendications salariales, ce qui devrait renforcer la compétitivité.

De manière générale, d'un point de vue macro-économique, la politique budgétaire a été plus que prudente au cours des années écoulées, elle a été restrictive. En effet, si l’on admet que l’économie est proche de son niveau de croissance potentiel, les surplus budgétaires répétés et croissants se traduisent par l'accumulation d'une épargne publique excessive. La réduction d’impôt s'interprète dès lors comme une normalisation de la politique budgétaire, une neutralisation des effets de la politique fiscale.

En conclusion, si l'on tient compte du fait que la croissance fléchira quelque peu l'année prochaine, il est difficile d'avancer que la réforme fiscale est pro-cyclique ou qu'elle néglige le côté offre de l'économie.

Mesdames, Messieurs,

L'Institut de Développement du Management de Lausanne a classé le Luxembourg à la 1e place pour le niveau de la productivité du travail. Retenant plusieurs dizaines de critères, le Luxembourg obtient la sixième place sur l'échelle de compétitivité globale de l'IMD, juste derrière la Confédération helvétique et devant la République d'Irlande. Le World Economic Forum nous place en troisième position, derrière les USA et Singapour.

Maintenir le rang du Luxembourg en matière de compétitivité nécessite de prendre à bras-le-corps la société de l'information qui émerge.

La loi sur le commerce électronique a été adoptée par la Chambre des députés le 10 juillet et publiée au mémorial le 14 août 2000. J'avais annoncé que cette loi faisait partie de mes priorités. C'est donc un engagement tenu.

Cette loi transpose deux directives communautaires qui datent de décembre 1999 et de juin 2000. En allant de l'avant rapidement, nous avons mis le Luxembourg dans le peloton de tête des pays ayant une législation étendue en matière de commerce électronique. Dans quelques jours je présenterai un projet de loi qui réglemente les ventes à distance et qui complète la loi sur le commerce électronique. La protection du consommateur sera ainsi renforcée. Pour donner confiance au consommateur, pour développer le "B2C", le business to consumer, il est indispensable de protéger les données personnelles: un projet de loi est fin prêt et sera mis sur orbite par le ministre délégué aux communications.

Comme disait Jean Cocteau : "L’avenir n’appartient à personne. Il n’y a pas de précurseurs, il n’existe que des retardataires".

Pour garder notre avance, il faut donc garder le cap et agir sans discontinuer.

Je vois trois terrains sur lesquelles nous pouvons avancer.

Premièrement, adapter en permanence nos lois et règlements afin de coller au plus près aux besoins des opérateurs - qu'ils soient commerçants, banquiers ou industriels. Ainsi, notre loi sera-t-elle remise sur le métier l'année prochaine, dès que nous aurons un feed back suffisamment précis et consistant de la part des opérateurs qui tentent leur chance dans la net-économie. Je compte rouvrir le chantier sur le cadre législatif en matière de commerce électronique dés l'année prochaine.

Deuxièmement, la bataille fait rage quant à savoir quelles normes de sécurité vont s'imposer en Europe et quels prestataires de services sauront le mieux répondre aux défis de la sécurité des transactions sur la Toile. J'ai l'intention de créer une plate-forme spéciale de benchmarking et d'expérimentation en matière de normalisation des systèmes de sécurité sur internet.

Enfin, il faut passer au crible les outils de soutien et de stimulation des projets innovants. La SNCI avec la CD-PME se sont lancés dans le soutien au capital risque. La loi cadre de développement et de diversification doit être adaptée afin de prendre en compte davantage encore le capital immatériel et l'équilibre régional: la R&D, le capital humain, l'innovation, l'assurances de la qualité, l'intelligence économique… Cette loi sera redéployée avant la fin de l'année.

Le "dégroupage de l'accès à la boucle locale", qui libéralise les derniers mètres qui relient l'opérateur à l'abonné des télécommunications, est en discussion dans les enceintes du Conseil de l’UE. Une avancée dans ce domaine va ouvrir, à terme, la course à la baisse des tarifs de connexion au Net. Une telle baisse des tarifs est nécessaire car elle va stimuler la diffusion d'internet comme outil de travail et de consommation, de recherche et d'enseignement.

Le programme e-Luxembourg, lancé par le gouvernement doit permettre d'accélérer l'émergence de la société de l'information. Concrètement, cela consiste à se donner des moyens d’action supplémentaires dans une démarche concertée et cohérente. Le plan porte sur quelques domaines- clé comme l' "e-government", l’éducation et la recherche et, finalement, le soutien aux entreprises ainsi que le développement des infrastructures.

Mesdames, Messieurs,

J'en viens maintenant à la nouvelle économie luxembourgeoise. Je vous ai dit d'emblée le flou de cette notion.

 La nouvelle économie est devenue la référence incontournable dans tout discours qui se respecte. Mythe ou réalité? Les économistes se battent sur les chiffres et tentent de mesurer et d'expliquer le soudain rebond de la productivité du travail qui est censée retracer l'émergence de la nouvelle économie. Les marchés de valeurs technologiques semblent moins enthousiastes et l'écart abyssal entre le rendement des actions et la valeur intrinsèque des "start up" - souvent criblées de dettes - semble appeler des corrections majeures des cours boursiers.

Le danger est de se laisser emporter par ces envolées lyriques, cette logomachie médiatique. L'action politique doit viser le long terme sans pouvoir se départir des exigences du moment.

Mieux vaut tenter de prendre quelque recul et renvoyer dos à dos les thuriféraires de la nouvelle économie et ses détracteurs comme le dit fort justement l'hebdomadaire londonien The Economist: la vérité sur la nouvelle économie est quelque part entre les deux positions extrêmes.

L'économie luxembourgeoise s'est déjà profondément renouvelée au cours des quinze dernières années. J'aborderai deux aspects: le décollage de l'économie luxembourgeoise par rapport à la zone euro et les progrès de la société de l'information.

Ces dernières années, la croissance a été particulièrement forte, près du double de la croissance moyenne de l’euroland, plus forte que celle de nos voisins immédiats bien que moins forte que celle de l’Irlande. Cette dernière ne peut être utilisée comme étalon car le "tigre celtique" est engagé dans un phénomène de rattrapage qui permet des taux de croissance impressionnants, tout en se rappelant que le PIB de départ est situé bien en-dessous de celui du Luxembourg.

A tout point de vue le taux de croissance du lion luxembourgeois est remarquable.

Le plus important est l’immunité de la conjoncture luxembourgeoise face à la conjoncture européenne, comme si l’économie luxembourgeoise pouvait continuer à évoluer sur  une trajectoire à un niveau nettement plus élevé que les autres économies sans accuser les contre-coups enregistrés par les autres Etats membres. Quand en 1996 nos voisins voient la croissance ralentir nettement avec 1,3% de croissance dans l’euro11, le Luxembourg se maintient à un niveau très enviable de 2.9% (chiffres de la Commission européenne d’automne 1999). La diversification aurait donc porté ses fruits : le décrochage du cycle a bien eu lieu. La grande transition de l’économie luxembourgeoise est passée cependant inaperçue auprès de la plupart des observateurs.

Dans son étude, H. Buscher du Zentrum für Europäische Wirtschaftsforschung de Mannheim, dont les résultats sont corroborés par une étude de la Banque centrale européenne, atteste statistiquement que le cycle de la conjoncture luxembourgeoise s’est déconnecté du cycle de l’euroland. En effet, le chercheur du ZEW montre que la corrélation du PIB/tête, sur la période récente est devenu négatif entre le Luxembourg et tous les autres membres de l’UE !

Autre constat intéressant : les corrélations entre la croissance du Pib/tête de chacun des Etats membres et de la croissance de l’ensemble de l’Euroland sont les plus faibles au Luxembourg, en Irlande, dans les pays scandinaves et en Grande Bretagne.

Le Luxembourg a donc plus de points communs avec ces économies qu’avec ses voisins et partenaires traditionnels. Il est déjà entré dans une nouvelle trajectoire de son développement.

Au Luxembourg, la diffusion d'Internet a bien progressé  au cours de deux dernières années. Selon l'OCDE, le meilleur indicateur pour mesurer les avancées du commerce électronique est le nombre de sites sécurisés. Selon les chiffres de juillet de cette année, nous sommes classés en tête du peloton, en huitième position sur 29 pays derrière le Canada, la Suisse, la Nouvelle Zélande, l'Australie, les USA et l'Islande.

Selon une récente étude Eurobaromètre datant du mois de mai, le Luxembourg est placé dans le premier tiers de l'Union des Quinze. L'enquête révèle que 27% des ménages résidents sont connectés à Internet depuis leur domicile. Deux tiers naviguent sur la Toile principalement pour échanger du courrier électronique, décharger des programmes, s'informer sur des produits.

Les internautes sont bien plus nombreux si on y inclut les personnes qui utilisent le web sur leur lieu de travail ou d'étude.

Il faut comparer ces chiffres à la moyenne de l'UE : seulement 18% des ménages sont connectés, 14% en Allemagne et 13 % en France. A Lisbonne, au Sommet Européen, l'Union a décidé de faire de l'Europe "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde". Il y a encore du chemin à parcourir avant que les citoyens de l'Union soient tous connectés à la Toile.

Dans mon discours à la Foire Internationale de Luxembourg de printemps j'avais récusé cette distinction factice entre nouvelle et vieille économie, entre industrie et services, entre "start up" high tech et les autres entreprises, artisanales et commerciales. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication ont ceci de particulier qu'elles peuvent se diffuser dans l'ensemble du tissu économique, pénétrer toutes les entreprises et donner lieu à des applications très différentes selon le segment d'activité, la structure organisationnelle.

La nouvelle économie - la planète internet, l'industrie du logiciel et les producteurs d'équipements de communications - permettent à l'économie traditionnelle, que ce soient la manufacture ou les services, de produire dans des conditions plus efficaces, plus souples et plus réactives. Il y a interaction, interpénétration et non point opposition.

Plus fondamentalement, l'information n'est pas créatrice de richesse en soi. Comme le disait Herbert Simon, Prix Nobel d'Economie, : "L'abondance de l'information engendre une pénurie d'attention". En effet, ce qui fait défaut c'est le temps et la compétence pour traiter et transformer l'information en connaissance utile.

Il y a une différence fondamentale entre, d'une part, l'information qui consiste à présenter et structurer des données et, d'autre part, la connaissance qui naît de la  capacité à engendrer de nouvelles informations et à agir sur l'environnement de manière efficace et systémique. C'est la raison pour laquelle l'apprentissage tout au long de la vie et la formation continue à tous les âges va devenir un atout pour les individus et les entreprises. La formation continue doit devenir une priorité du gouvernement.

Mesdames, Messieurs,

Je voudrais mettre en garde tous ceux qui attendraient d'un Etat démiurge qu'il décrète l'avènement de la société de l'information.

L'Etat doit éviter de barrer le chemin aux créateurs et aux innovateurs par une réglementation excessive ou une bureaucratie tatillonne. L'Etat doit se contenter d'accompagner, d'encourager, de stimuler.

C'est l'esprit d'entreprise, l'initiative des employés, la création d'entreprises nouvelles, de "start up" qui sont décisifs et qui constituent les bases de la richesse d'un pays.

C'est un appel que je lance aux jeunes lycéens ou étudiants. C'est le goût du risque, la soif de l'aventure qui doit nous guider. Au lieu de dire "pourquoi?" il faut apprendre à dire "et pourquoi pas?"

L'initiative "Caravane 2000" de Madame le Ministre de l'Education Nationale de rapprocher l'école de l'entreprise est essentielle. Je souhaite que plus d'initiatives qui vont dans ce sens soient prises et amplifiées. Elles sont fondamentales.

Je voudrais revenir sur le rôle de l'Etat. 

La privatisation des entreprises publiques, le retrait pur et simple de l'Etat comme le demande la Chambre de Commerce dans son Plan Quinquennal - le titre du programme a un parfum dirigiste un tantinet vétuste - me semblent contraires à l'intérêt bien compris du pays et de son développement économique et social.

Une telle conception fait litière de l'histoire de l'intervention de l'Etat depuis le dix-neuvième siècle, depuis la création de la nation luxembourgeoise. Les services publics jouent un rôle fondamental, constitutif de la citoyenneté, du lien social, de la cohésion sociale. L'obligation de service universel est primordiale. La dérégulation n'est pas une fin en soi. Ce n'est pas parce que les entreprises publiques ou à participation publique - l'EPT, les CFL, la SEO et autres CEGEDEL - auront été vendues à des actionnaires privés que leur efficacité sera d'office démultipliée, les services de meilleure qualité, les prix irrémédiablement cassés.

La dérégulation n'a de justification que si elle permet de faire jouer durablement la concurrence dans l'intérêt du consommateur-usager, d'abaisser les prix et de stimuler l'innovation et la qualité. Remplacer des monopoles publics par de monopoles privés ne peut être l'objectif ultime du mouvement de libéralisation.

Le Traité de l'Union, la jurisprudence et les directives ne préjugent en rien de la forme de la propriété, publique ou privée, des entreprises.

Libéralisation ne veut donc point dire nécessairement privatisation. Certaines entreprises publiques ont déjà conclu des alliances avec des entreprises étrangères ou ont ouvert leur capital à des entreprises étrangères.

Opposer l'Etat et la société civile, la politique et l'économique, le public et le privé relève d'une approche surannée. Il y a là une vision dichotomique du contrat social qui ne me paraît pas conforme avec la vision moderne des rapports entre l'Etat et la société civile.

Certes il faut repenser le rôle de l'Etat comme acteur économique: son fonctionnement interne, les moyens d'intervention privilégiant le partenariat au lieu de réglementation chaque fois que cela est possible.

Malgré ses défauts, l'Etat, le "grand horloger", peut se fixer des objectifs de long terme avec des critères de rentabilité collective qui assurent le développement économique et social du Luxembourg.

Le rôle de l'Etat va se transformer progressivement en celui de gardien de la concurrence, de garant de la liberté d'entreprendre.

Il va se muer progressivement en auditeur de la qualité, inspecteur de la conformité à des normes fixées en matière de moyens et de résultats.

Ce nouveau mode de gouvernance publique nécessite une nouvelle culture de la gestion de la chose publique qui va bien au-delà de la gestion des industries de réseau.

Libéraliser ne veut pas dire abandonner le secteur à son propre sort.

L’Etat doit aussi veiller à la maintenance et au développement des infrastructures de transport, et d'éducation. Ceci implique un effort considérable d'investissement dont l'essentiel est financé par les fonds d'investissements alimentés par le budget de l'Etat.

Des questions d’ordre stratégique peuvent entrer en jeu, notamment du fait de la petite taille du pays. Il ne faudrait pas rendre le pays dépendant d’une grande entreprise étrangère dans une branche, en particulier lorsqu’il s’agit de proposer des services d’intérêt général qui doivent répondre à des besoins sociaux ou aux impératifs du développement économique à long terme.

Même si le rôle de l'Etat change, si le type de gouvernance qui s'esquisse est radicalement différent de ce que nous avons connu au cours des dernières décennies, il reste que  les pouvoirs politiques doivent se donner les moyens d'orienter, d'encadrer et de stimuler les secteurs vitaux de l’économie.

Sous de telles auspices, la libéralisation est dans l’intérêt de cohésion sociale et de la compétitivité de l’économie.

Mesdames, Messieurs,

Un dernier point, qui n'a pas encore été débattu sérieusement mérite d'être évoqué. C'est probablement le plus grand défi que nous devons relever pour les 30 ou 50 années à venir. Il concerne le  bien-être de tous les citoyens et des générations qui vont nous succéder .

Nous ne pourrons pas faire l'impasse sur ce qu'on appelle la "dette implicite" ou encore la "dette sociale". En effet, l'équilibre actuariel du régime des retraites dans le secteur privé sur un horizon de 25 à 50 ans, reste une inconnue. Quelle est la croissance de l'emploi, de la productivité et de la masse des salaires dont nous aurons besoin à long terme pour assurer la soutenabilité de notre système de retraite, à prestations inchangées?

L’étude du Bureau International du Travail, commanditée par le gouvernement, devrait nous éclairer sur l'avenir du régime des pensions. Sans vouloir préjuger du résultat final de l'étude qui n'est pas encore terminée et dont les résultats définitifs ne sont attendus que pour janvier 2001, il est intéressant de se pencher sur le hypothèses qui ont été retenues pour l'estimation du volume des transferts sociaux nécessaires pour assurer le niveau actuel des pensions pour le prochain demi-siècle.

Dans le scénario dit optimiste, qui suppose une croissance forte de 4% entre 2000 et 2050, une productivité élevée de 2,1% et un taux de chômage de moins de 2%, la population va passer de 439.000 à 511.000 en 2020, 577.000 en 2030, 666.000 en 2040 et 770.000 en 2050. Il y aura à cette époque 58.000 salariés dont 285.000 frontaliers soit 200.000 de plus qu'actuellement.

Je vous laisse imaginer un moment l'ampleur du bouleversement en termes d'urbanisation, de transport et d'aménagement  du territoire auxquels nous devons nous préparer, si tant est que c'est dans cette logique-là que nous voulons nous inscrire. 

Il y a là un choix de société auquel nous devrons réfléchir tous ensembles de la manière la plus objective possible.

L'essayiste Alain Minc dans sa virulente philippique sur l'avenir de la société occidentale croit déceler dans son opuscule "Captitalisme.fr" les signes avant-coureurs de ce qu'il appelle un "capitalisme patrimonial ".

Ce système qui est selon lui en train de se mettre en place serait marqué par des inégalités croissantes entre ceux qui détiennent non seulement le capital financier mais également le capital humain et les autres, les exclus, les laissés-pour-compte de la société de l'information.

Il nous invite à réfléchir aux notions d'équité et d'égalité des chances. Je souhaiterais que nous prenions à cœur cette invitation et que nous ouvrions le débat sur la "société-luxembourgeoise.lu"   

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