"Mes convictions pour l´Europe"

Transcription du discours du Premier ministre Jean-Claude Juncker à la Maison du Grand-Duché de Luxembourg à Bruxelles, le mardi, 15 mai 2001

- seule la parole prononcée fait foi -

Mesdames, Messieurs,

L’Europe est d’abord une affaire de conviction, de conviction au singulier. Et l’Europe est aussi une affaire de convictions au pluriel, mais celles-là me sont plus personnelles. Et donc, je ne ferai pas de grand discours, mais une “ petite causerie ” sur l’Europe - sur les convictions qui la sous-tendent - sur les convictions qui peuvent être les miennes - sur les perspectives que l’Europe dégage et qu’elle nous offre. Et comme le Conseil européen de Nice a invité les citoyens de l’Europe à dire leur mot sur l’Europe, sur les convictions au pluriel, je développerai les miennes devant vous, et je le ferai en tant que citoyen et non pas en tant que Premier ministre luxembourgeois, parce que sur des convictions, au pluriel, les sensibilités au sein d’un même gouvernement peuvent être divergentes.

Je disais que l’Europe est d’abord une affaire de conviction, au singulier, et je garde cette conviction, elle m’est personnelle. Ma conviction est que si l’Europe n’existait pas, les vieux démons, qui deux fois dans un siècle ont traversé l’Europe et nos pays, auraient réinvesti les paysages de l’Europe. Je crois profondément que si ceux qui sont revenus des champs de bataille dans les années 40 n’avaient pas eu ce courage historique de mettre en pratique cette phrase qu’on répète après toutes les guerres : “ Plus jamais la guerre !”, nous aurions nous aussi, hommes et femmes de ma génération, fait l’expérience meurtrière qui fut toujours celle de l’Europe.

Le fait que ces sages - et je ne parle pas seulement des hommes politiques, des Bech. Spaak, Adenauer et autres, mais de mon père, de vos pères, si ceux-là n’avaient pas fait la décision de développer chaque jour le filet de l’intersolidarité transnationale, qui nous unit et qui rend impossible le conflit entre nous, nous ne serions pas là où nous sommes.

Donc, l’Europe reste une affaire de conviction et elle est aussi l’affaire de convictions au pluriel. Parler de ses convictions, de celles qui s’énoncent au pluriel, comporte le risque de s’étendre sur toutes sortes de questions, de problèmes, de se perdre en conjectures qui se veulent autant d’améliorations, de suggestions, d’indications pour mieux faire. J’essaierai de résister à ce risque et à cette tentation. Je voudrais dire quelque chose qui devrait être très simple.

J’observe - puisque c’est l’actualité qui inspire l’essentiel de ma causerie - que beaucoup d’orateurs européens, que beaucoup de Premiers ministres, beaucoup de chefs de parti, ont une fâcheuse tendance à parler de l’Europe comme si l’Europe était un jeu institutionnel et rien d’autre qu’un jeu institutionnel. Je fais partie de cette école qui croit très fermement que si l’Europe n’a pas d’institutions fortes, elle ne saura pas répondre “ présent ” lorsque nos peuples ont besoin d’elle. Nos institutions doivent être fortes et si elles sont faibles, rien de grand ne peut se faire et rien de grand n’aurait pu se créer, si les institutions européennes avaient été faibles.

Mais, croire que l’institutionnel fournit une réponse à tout est un leurre largement répandu. Et en surestimant les questions institutionnelles, on risque, et on le fait, de sous-estimer les contenus que ces institutions doivent servir.

Lorsque je dis que l’Europe est une affaire de conviction, je dois dire que j’ai la conviction que l’Union européenne fait la force des Etats membres qui la composent. Je crois que les Etats pris isolément ne sont plus à même de formuler les réponses aux questions que nous réserve le temps présent. Nous le voyons bien sur les différents chantiers qui sont devant nous.

Prenez, par exemple, cette intersection entre les deux convictions “ sans l’Europe, retour du nationalisme et retour de la guerre ”, “ sans l’Europe, Etats Nations perdus dans leur isolationnisme librement choisi ”. Prenez l’exemple de l’élargissement : c’est un grand projet, les questions qu’il soulève, bien sûr, touchent aux institutions. Des institutions remodelées peuvent nous aider à mieux appréhender les problèmes que pose l’élargissement . Mais l’élargissement appelle bien d’autres réponses que celles qui seraient exclusivement institutionnelles.

Là encore, lorsque nous abordons le sujet de l’élargissement, nous sommes au centre des préoccupations séculaires de l’Europe. Au moment où la géographie et l’histoire européenne sont en train de se réconcilier, la réponse que nous devons apporter ne saurait être institutionnelle, elle doit d’abord être une réponse du coeur.

Je suis persuadé que si nous n’arrivions pas par l’adhésion de ces jeunes démocraties de l’Europe centrale à l’Union européenne à stabiliser dans leur fondement ces jeunes démocraties, nous serions déstabilisés par les conséquences désastreuses du fait de ne pas avoir su les stabiliser à suffisance. Et je voudrais que dans ce débat, que je sais difficile, que nous n’avancions pas au galop, que nous ne procédions pas à la hâte et à la va-vite, mais que nous regardions de près les problèmes qui se posent. Sinon, nous allons les retrouver dans leur intégralité après l’adhésion de ces pays..

Mais en regardant de près les choses, n’oublions pas de regarder les hommes. Ces jeunes démocraties, ces pays qu’on dit “ en transformation ”, ont accompli ce qu’ils ont accompli grâce à leurs propres efforts, et non grâce à nos efforts. Nous étions très éloignés en fait de ces peuples de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est. On dit toujours qu’ils sont retournés à l’Europe. Je crois qu’ils n’ont jamais quitté l’Europe. A chaque fois que je suis dans un des pays de l’Europe centrale, je constate que nous sommes spontanément entre Européens, que les frontières qu’un funeste décret de l’histoire semblait imposer à tout jamais, décret qui voulait que l’Europe soit à tout jamais séparée en deux blocs dans le cœur des hommes, n’ont jamais vraiment existé.

Si des décennies durant, des peuples entiers ont essayé d’échapper à ce funeste décret, est-ce que la bonne réponse, au moment où nous procédons à l’élargissement, est de tenir des discours, incompréhensibles pour la plupart d’entre eux, sur les limites qu’il faudra apporter à la libre circulation des personnes. Je crois que c’est une très mauvaise idée que de monter en épingle cette question alors que je ne nie pas que des problèmes très concrets puissent se poser dans différentes régions de l’Europe. Il faudra savoir les résoudre en mettant en place un système, qui, au-delà d’une période transitoire, que je voudrais courte, prévoit des aménagements dans les régions frontalières permettant à tous ceux qui croient que de grands problèmes naîtront, de trouver une réponse à leur problème.

Dire à ceux, au moment de l’adhésion et au moment de l’élargissement, qui, depuis qu’ils sont membres de l’Union européenne – je veux parler des pays du sud – qu’un point final doit être mis aux politiques de cohésion est une très mauvaise idée. Il ne faut pas croire que nous rendrons populaire l’élargissement de l’Union européenne vers les pays de l’Europe centrale et les pays de l’Europe de l’est, si déjà aujourd’hui nous commençons à expliquer aux peuples des péninsules lointaines que de toute façon l’effort de cohésion est arrivé à son terme. Il faudra tout de même que nous fassions la différence entre convergence réelle et convergence nominale et que nous intégrions dans notre façon de raisonner et de résoudre les problèmes des données fondamentales de nos économies, qui sont à ce point évidents que plus personne n’ose les rappeler.

Je disais que l’Union européenne fait la force de ses Etats membres, je veux dire par là que le “ stand alone ”, comme on dit en franglais, n’a plus lieu d’être. Prenez la situation monétaire internationale et l’euro. Pourquoi est-ce que nous ne disons jamais “ notre euro ”, alors que les Américains depuis leur naissance disent, avec une élégance élémentaire qu’il s’agit de leur dollar ? C’est notre euro. Ce n’est plus la monnaie nationale des uns et des autres, c’est notre devise, notre euro.

Si l’euro - preuve d’ailleurs que l’Europe peut faire de grandes choses si elle a la ferme volonté d’accomplir de grandes choses - n’existait pas, nous connaîtrions sur les marchés financiers qui fonctionneraient suivant les rythmes du système monétaire européen, d’énormes problèmes.

Pensez à la guerre du Kosovo et à ses conséquences non maîtrisées jusqu’à nos jours, pensez au choc pétrolier, qui n’avait rien en commun avec les chocs des années 70 mais qui pour les hommes de ma génération s’apparentait bien sûr au choc terrible. De la combinaison de la guerre du Kosovo et des chocs extérieurs auxquels l’Union européenne fut exposée, aurait pu naître un chaos des plus terribles si la monnaie unique, qui nous protégeait, n’avait pas été en place.

Les politiques qui touchent aux questions difficiles de l’immigration ne peuvent plus être des politiques nationales. Elles doivent devenir encore plus des politiques européennes. Vous êtes en train en Belgique et nous chez nous, de régulariser les sans-papiers. Et parfois en lisant les journaux, en écoutant les discours politiques, y compris les miens, j’ai parfois l’impression que nous voulions faire croire à ceux qui nous observent qu’en régularisant nous avions apporté toutes les réponses qu’appelle le phénomène de l’immigration.

Il est évident que le phénomène de l’immigration ne fait que commencer. Regardez les centaines de millions de jeunes Africains qui habitent le pourtour de la Méditerranée, dont la plupart auront moins de 25 ans d’ici 25 années. Si seulement 10% de ces jeunes Africains, et qui ne le comprendrait pas, se mettaient en direction de l’Europe, les Etats européens seraient désarmés face à un tel afflux. Il est donc évident qu’en matière d’immigration, je le prends en exemple, plus d’Europe est nécessaire.

Prenez la politique extérieure et de sécurité commune.

Il est évident, et sans vouloir froisser les sensibilités de ceux qui ont des diplomaties autrement plus grandes au service de leurs ambitions que celles de mon pays, il est évident que même les grands Etats membres de l’Union européenne, sur un plan strictement diplomatique et de positionnement international ne sauront pas prendre en charge les intérêts de la communauté internationale à eux seuls.

Il est évident que nous devons davantage - j’ose le dire enfin - “ communautariser ” la politique extérieure et de sécurité commune lorsque nous parlons des grandes ambitions pour l’Europe.

Il est évident que sur un moyen terme plus ou moins long, la politique extérieure et de sécurité commune doit être communautarisée. Au vrai sens du terme. La Commission doit pouvoir être mise en situation de pouvoir proposer, ce qui voudra dire que le Haut Représentant de la politique extérieure, qui d’ailleurs fait un travail excellent - ma remarque ne vise pas la personne du titulaire - doit être intégré fonctionnellement au sein de la Commission qui disposera du droit d’initiative en matière de politique extérieure et de sécurité commune.

Il est évident que nous devrons réfléchir au contrôle démocratique du processus notamment de défense qui sera ainsi mis en route, sans oublier toutefois que la politique de défense, pour une très large part, relève du pouvoir exécutif, mais il ne saurait y avoir des lacunes de contrôle démocratique sur ce point.

La politique extérieure et de sécurité commune est une de ces grandes ambitions que l’Europe doit avoir et je constate dans de très nombreuses réunions que les citoyens de l’Europe, chez nous, en Belgique, en France, en Allemagne, là où je fais des discours, nourrissent cette attente de voir l’Europe se positionner au niveau international comme un grand acteur et non seulement comme un payeur.

Un jour devant le Parlement européen j’avais dit : “ We want to be players, not only payers ”. Et c’est un sentiment que beaucoup d’Européens partagent. On peut avoir en matière de politique extérieure de très grandes ambitions, que l’Europe n’a pas aujourd’hui. Je vous ai parlé de l’Afrique, des conséquences pour l’Europe de la non-maîtrise des problèmes que les Africains risquent d’avoir. Une grande ambition pour l’Europe pourrait être la politique de coopération. C’est tout de même stupéfiant de voir que la plupart des pays membres de l’Union européenne ont réduit leurs efforts en matière de coopération. C’est tout aussi impressionnant de voir que les pays du G7, qui pour le reste ne sont pas avares de leçons lorsqu’il s’agit d’organiser l’état du monde, ont réduit sur ces dernières 15 années leur effort de coopération. Le Luxembourg a augmenté son effort de coopération à 0,72% de son PIB. Je voudrais que d’autres s’en inspirent et que nous fassions de la politique de coopération une nouvelle grande ambition pour l’Europe.

Nous voulons intéresser les jeunes à l’affaire européenne. Et nous ne voyons pas que les qualités de cœur des jeunes Européens nous appellent, nous poussent à nous doter d’une politique de coopération autrement plus généreuse et donc plus intelligente et donc en fin de compte plus égoïste, parce que nous avons besoin de ce facteur de stabilisation sur d’autres continents. Nous devons avoir comme ambition de développer une politique de coopération, qui non seulement réconcilierait les jeunes avec une forte ambition européenne et qui encore permettrait à d’autres continents autrement plus malheureux que le continent européen de découvrir en cette Europe les réponses que eux, par leur propre force et pour leur propre compte, ne peuvent pas formuler.

Ambitions vers l’extérieur, mais aussi ambitions vers l’intérieur.

Depuis tant d’années j’ai entrepris un pèlerinage. L’Europe souffre d’un énorme déficit social, même si je ne sous-estime pas les grandes avancées que l’Europe a permis de faire aux Etats membres en différentes matières qui relèvent directement du droit social. Je persiste à croire que sans l’Europe peu de progrès aurait été accompli en matière d’égalité entre les hommes et les femmes. Là, l’Europe a été le véritable moteur d’une dynamique qui a déferlé sur les différents membres de l’Union européenne. Je crois qu’en matière de sécurité au travail, peu de choses auraient été faites en différents endroits de l’Europe si l’Union européenne n’avait pas pris à cœur  l’amélioration des conditions de travail des travailleurs et obligé les Etats membres via des directives spécifiques à corriger vers le haut leur niveau de protection en matière de santé et de sécurité au travail. Mais pour le reste, très peu de choses ont été accomplies en matière sociale. J’ai présidé le Conseil Affaires sociales et j’ai fait adopter avec mes collègues ministres du travail une directive sur le contrat de travail qui se résume à dire que  le contrat de travail doit être fait sous forme écrite. Il y a eu des résistances. Elles ne furent pas exclusivement continentales, mais nous sommes arrivés à intégrer ce principe dans le droit du travail européen. Mais à part ce principe, le droit du travail est vide, parce qu’il n’y a pas d’autres principes sur lesquels l’Union européenne aurait pu se mettre d’accord. 

Donc, nous avons mis en place, et nous avions raison de le faire, un marché intérieur. Nous avons parachevé ce marché intérieur par la non moins nécessaire union économique et monétaire. Mais nous avons omis de voir que le fait de créer un grand marché et une grande union monétaire aurait dû attirer notre attention sur les problèmes sociaux, en raison des concurrences qui résultent de la mise en place de ce grand marché. Donc je continuerai à plaider cela, ça peut être une grande ambition pour l’Europe.

Cette ambition, bien sûr, ne doit pas toucher à la sécurité sociale, parce que je crois que l’Union européenne ne pourra jamais faire en sorte que tous les pays membres de l’Union européenne suivent à peu près les mêmes règles en matière de protection sociale ou en matière de retraites. Tel n’est pas l’objet de ma démarche. Mais je voudrais que nous mettions en place des règles minimales en matière de droit du travail sans lesquelles un marché intérieur ne pourra pas fonctionner à terme. Ce serait aussi rapprocher les ambitions européennes des aspirations quotidiennes de beaucoup de travailleurs européens qui, en fait, constituent la majorité des citoyens européens. J’ai été très surpris de voir que ce socle des droits sociaux minimaux dont nous avions déjà décidé le principe le 18 décembre 1989 lors d’un Conseil européen à Strasbourg n’a jamais vu le jour en dépit des grands changements  que la scène politique européenne a connus. Tant que j’étais là, démocrate-chrétien avec autant de conservateurs, je pouvais à la rigueur comprendre pourquoi de tels changements ne pouvaient pas s’opérer. Mais depuis que je suis mieux entouré, je suis impressionné par la faiblesse de nos ambitions et par l’affaissement des convictions, qui très souvent nous ont portés là où nous sommes.

Donc, je dis ambitions extérieures, politique de coopération, ambitions vers l’intérieur, socle minimal de droits sociaux pour les travailleurs. Mais le grand problème en Europe est que trop souvent – je le disais en commençant – nous sommes attirés par les maillons des questions institutionnelles. Et nous investissons des énergies incroyables dans les raffinements institutionnels vers lesquels nous pourrions conduire l’Union européenne alors que la première des questions est une question politique et de contenu politique. Ne pensons pas que les Européens très soudainement, comme par un coup de foudre, tomberaient amoureux de l’Europe parce que nous aurions changé ses institutions. Les Européens pourraient être plus attirés par une Europe qui se voudrait plus proche de leurs préoccupations quotidiennes (je renvoie à la politique sociale européenne)..

Et au lieu de nous investir avec les élans qui nous caractérisent dans les questions institutionnelles, il vaudrait mieux que nous nous concentrions sur le contenu politique du projet européen qui est devenu méconnaissable parce que nous exposons au public européen nos vues très souvent divergentes en matière institutionnelle et qu’en même temps nous omettons de leur dire quelle finalité politique ces institutions politiques doivent finalement servir. Cela conduit à ce genre de faux débat que nous avons pu observer sur le glacis du Conseil européen de Nice. Organiser un grand débat aux petits contours sur les différences qui existent entre les grands Etats et les moins grands Etats membres, voire les petits Etats membres est ce genre de faux débat qui résulte de l’obnubilation institutionnelle, qui a pris ses distances par rapport au contenu politique. Il ne faut pas expliquer au Grand-Duché que nous sommes plus petits que d’autres. Nous le savons depuis le début de notre existence. Que nous ayons des déficits démographiques et géographiques, cela fait partie de notre raison d’Etat. Par conséquent, il ne faut pas en faire, pour le dire un peu vulgairement, toute une histoire.

En suivant l’actualité, je vois, non sans inquiétude, que tous les chefs de gouvernement, en fait, se sentent obligés de dire leur mot sur l’avenir institutionnel de l’Europe. On ne leur pose jamais la question pourquoi les institutions doivent être revues, pour servir quelle finalité. Personnellement je crois, sans pouvoir y échapper intégralement, que c’est une mauvaise habitude que nous avons prise que de conclure des traités et de commencer le débat sur les traités à venir sans avoir ratifié ceux que nous venons de conclure. Nous sommes en conférence intergouvernementale en permanence. Si vous expliquez à des parlementaires danois qui, sur des choses européennes, ont des vues qui se distinguent parfois des nôtres, et qui estiment que le traité de Nice était l’ultime étape à laquelle il fallait parvenir, que déjà avant que le traité de Nice ne soit ratifié nous sommes déjà en train de nous livrer à une réflexion continentale et oecuménique sur toutes les questions qui risqueront de se poser un jour en Europe, vous risquez fort de conduire certains parlementaires danois à regarder le traité de Nice, qui pour eux était la fin des fins et pour nous qu’une étape sur un trajet autrement plus long, et de ne pas le ratifier. Je mets donc en garde devant les grands discours institutionnels que nous développons au moment où certains parlements plus réticents que d’autres et où certaines opinions publiques plus réticentes que d’autres sont en train de découvrir le traité que nous ne venons de conclure que très récemment. Quoi qu’il en soit, comme tout le monde y va de son allure, je ne saurais définitivement échapper à cet exercice, dont Pascal Lamy a dit, à juste titre, qu’il s’agit d’un défilé de haute couture institutionnelle qui ne fait qu’éblouir le public sans pouvoir parvenir à des actions politiques concrètes.

Je ne ressens pas l’envie de dire si Monsieur Schröder a vu juste avec ses idées qu’il a récemment exposées ou s’il a développé des idées qui ne correspondraient pas aux miennes. Je dirai en un mot que je préfère de très loin un chancelier allemand qui se prononce en faveur d’une Europe fédérale, au sens noble du terme, et qui se prononce pour plus d’Europe, à un chancelier allemand qui dit le contraire. Si vous vous imaginez un seul instant qu’un chancelier allemand aurait dit que nous avons trop d’Europe et qu’il faudrait moins d’Europe, nous serions dans un débat d’une toute autre nature que celui dans lequel il a obligé, peut-être sans le vouloir, les autres gouvernements de l’Union européenne à se diriger.

Que l’Europe ait deux chambres au niveau de l’échelon législatif ou une chambre, que cette deuxième chambre soit composée de parlementaires nationaux ou que cette deuxième chambre soit composée de ministres nationaux, que nous appelions la Commission dans le futur “ exécutif renforcé ” ou  “ gouvernement européen ”, cela importe finalement très peu. Mettons nous d’accord sur ce que nous voulons faire et nous trouverons les institutions qui nous permettront de réaliser ce sur quoi nous nous serons mis d’accord. Mais pour prouver la lucidité des intentions et pour mettre à l’épreuve le sérieux des propos on pourrait envisager d’articuler quelques idées simples, quelques idées élémentaires.    

On pourrait bien sûr, lors de cette conférence intergouvernementale qui devra débuter avant 2004, répartir de façon différente les compétences au niveau de l’Union européenne. Je crois que c’est un débat utile et nécessaire auquel nous nous serons échoppés. La méthode Monnet, qui garde sa valeur, a touché néanmoins à certaines de ses limites naturelles et il faudra que nous clarifions pour l’avenir, pour autant que faire se peut, le débat. Que nous répartissions différemment, sans chambardement et sans révolution les compétences entre l’Union européenne et les États membres, voilà ce qui me paraît une nécessité à laquelle nous ne pourrons échapper. 

Comme d’autres, je crois que certaines politiques, sans être rapatriées ou renationalisées, méritent tout de même un examen réfléchi. Je crois qu’en matière de politique agricole commune on ne peut plus continuer comme nous sommes en train de le faire et je crois que nous n’échapperons pas à la nécessité d’un cofinancement de la politique agricole commune, cofinancement qui fera porter par les budgets nationaux une partie du fardeau financier qu’entraîne la politique agricole commune et qui libérera au niveau du budget communautaire des marges dont ce budget aura besoin pour d’autres projets politiques.

Je crois que les politiques structurelles méritent d’être revues quant à leur financement. Je crois qu’une bonne application du principe de subsidiarité, et surtout de proportionnalité, voudra que nous regardions de plus près pour les changer ensuite certains éléments des politiques structurelles, surtout les parts des politiques structurelles qui touchent directement au droit de la concurrence et à la façon dont la Commission et ses services sont en train d’exercer les pouvoirs qui leur ont été conférés par le traité en matière de droit de concurrence. La compétition entre les régions, qui seront les grands acteurs de la politique européenne des années 30 ne sera pas une compétition entre les Nations et les États, ce sera la grande compétition entre les différentes régions de l’Europe –  et les États ont besoin de marge de manœuvre. Si le gouvernement luxembourgeois, parce que tel lui paraît être de mise, décidait d’encourager financièrement la formation de jeunes apprentis boulangers dans les boulangeries du Nord du Luxembourg et de mettre à la disposition de ces politiques de formation une partie du budget national pour que nous ayons des boulangers dans les trente années à venir, je ne vois pas pourquoi une telle politique risquerait de mettre à mal la boulangerie en Sicile ou dans les parties éloignées de l’Allemagne du Nord. Je voudrais donc que sur certains points nous retrouvions le chemin du bon sens et que nous appliquions à ces nécessités régionales qui peuvent apparaître des politiques un réflexe de proportionnalité. Je ne plaide pas pour la mise à mort de la concurrence en Europe, je ne plaiderai pas pour dérober la Commission de la plupart de ses compétences en la matière, mais je plaiderai pour une reconfiguration de l’exercice de certains pouvoirs que le traité a conférés à la Commission.

Mais répartir de façon nouvelle les compétences, se livrer à cet exercice difficile qui consiste à dire – presque une fois pour toutes – ce dont l’Europe devra s’occuper et ce dont les États ou les régions devront s’occuper, ne devrait pas nous conduire vers des cieux cléments mais dangereux et orageux. Je ne voudrais pas que nous ayons cette arrogance de fixer une fois pour toutes et définitivement toutes les compétences qui pourront être celles de l’Europe.

Certains qui nous expliquent aujourd’hui qu’il faut réorganiser la répartition des compétences en Europe veulent en fait moins d’Europe. Je voudrais que d’ores et déjà et avant que les grandes manœuvres ne commencent, nous disions – je préférerais que nous le disions tous, mais que ceux qui voient le danger le disent d’une voix audible -  que l’Union européenne doit rester une construction politique, sui generis de toute façon, qui pourra se saisir des compétences dont elle aura besoin le moment venu. Je lutterai toujours contre l’abandon de l’article 308 du Traité, qui est l’ancien article 235, et qui nous permet, États membres de l’Union européenne, de nous saisir, sans nous les arroger, des compétences dont nous pensons, à l’unanimité, dont nous avons besoin pour faire face à des situations, surtout internationales, qui risquent de surgir. Il n’y aura pas de nouvelle répartition des compétences si on touche à l’article 308. Cet article doit rester dans sans entièreté.

Si les pères fondateurs de l’Europe, ceux qui ont gouverné l’Europe dans les années 50 et au delà, avaient procédé de la sorte et avaient fermé à tout jamais les perspectives européennes et cantonné celles-ci aux domaines sur lesquels on s’était mis d’accord jusque là, nous n’aurions jamais eu la monnaie unique. Je me rappelle – parce que j’étais membre du gouvernement en 1985 – lorsque nous avons négocié l’acte unique à Luxembourg, que le simple fait de mentionner l’union monétaire déclenchait des bagarres énormes. Ne fermons donc pas les ambitions de l’Europe pour l’avenir, mais gardons intact l’article 308, ses virtualités et ses potentialités dont l’Europe, à tout moment, peut avoir besoin.

Or, il est évident que lorsque nous aurons réglé le problème que pose la répartition des compétences, il faudra que nous traduisions ces nouveaux acquis dans une constitution européenne. Que l’on l’appelle Constitution ou traité constitutif ou traité fondamental ou texte constitutionnel, peu importe. Mais que nous ramassions dans un document d’ambition et d’avenir l’expérience heureuse du passé et les nécessités pour les décennies à venir, voilà qui me paraît être une évidence. Attaquons dès lors le problème de front et chargeons une convention composée de parlementaires européens, de parlementaires nationaux et de membres de la société civile de la préparation d’un tel texte refondateur, d’un texte constitutionnel européen. Je mets en garde contre ce terme, “ constitution européenne ”. Parce que – on peut le regretter et je le regrette – le peuple européen n’existe pas. La Nation européenne n’existe pas. Il ne faut pas croire que les Nations seraient des inventions provisoires de l’Histoire, elles se sont installées dans la durée, elles vont rester. Le patriotisme moderne est un patriotisme qui se nourrit de deux sources : la source européenne et la source nationale. Les patriotismes nationaux peuvent exister, sans problèmes, les uns à côté des autres, s’ils sont tous sous-tendus et prolongés par cette autre dimension du patriotisme moderne, le patriotisme européen. Mais les Nations ne vont pas disparaître. N’essayons pas d’imposer une constitution européenne à des Nations européennes ou à des constituants nationaux. Je proposerai que quand un accord intergouvernemental sur le texte constitutionnel a pu être trouvé, nous introduisions un corps d’articles sur la nature desquels nous nous serions mis d’accord entre gouvernements dans les Constitutions nationales respectives après un référendum. Ne donnons pas l’impression qu’il y aurait une Europe avec une constitution propre et des peuples à côté avec des Constitutions nationales. Intégrons l’acquis de négociation auquel nous pouvons aboutir dans les Constitutions nationales. Faisons-le par la voie parlementaire d’abord, par la voie référendaire ensuite, pour donner à ces avancées constitutionnelles, qui seraient les mêmes dans les quinze pays membres et dans les quinze constitutions de nos pays membres, la légitimité populaire qu’elles méritent.

Je suis d’accord avec ceux qui préconisent une extension des pouvoirs du Parlement européen. Là où il y a la codécision et où, en fait, le Conseil fonctionne comme une deuxième chambre, des progrès restent possibles. Tout n’est pas passé sous le régime de la codécision et de nombreux domaines pourraient y être aisément. Que le Parlement découvre, dans sa plénitude, le pouvoir budgétaire me paraît être dans le développement logique du processus européen tel qu’il s’est développé depuis les années 50. Qu’il faille que nous abolissions la distinction entre les dépenses obligatoires et les dépenses non-obligatoires me paraît une nécessité à laquelle nous ne saurons nous soustraire. Et que le Parlement, y compris en matière de politique agricole, puisse décider, me paraît une voie à suivre, sous condition bien sûr que nous nous soyons mis d’accord au préalable sur le modèle agricole européen. Les pays ne vont pas abandonner un pouvoir qu’ils possèdent, s’ils ne savent pas au bénéfice de quelle politique ils doivent l’abandonner. Il faudra donc avoir des idées claires et on trouvera les instruments qui permettront à ces idées claires d’être mises en pratique. Que le Parlement, puisque le pouvoir budgétaire est le premier pouvoir du Parlement, obtienne aussi des compétences en matière fiscale me paraît – même si c’est inimaginable pour certains – évident, lorsqu’on ne veut pas seulement être démocrate à l’intérieur de ses frontières, mais aussi au niveau de l’Europe. Mais mettons-nous d’accord sur la fiscalité européenne. Ne laissons pas au gré du moment les circonstances politiques d’un jour, mais faisons en sorte que l’Europe se dote d’une philosophie fiscale dans laquelle tout le monde doit pouvoir se reconnaître. Faisons en sorte qu’en matière sociale l’Europe fixe des règles sociales minimales.

Je suis d’avis, en tant que Premier ministre luxembourgeois, mais également en tant que citoyen, que nous avons besoin également d’un impôt européen. On ne peut pas responsabiliser le Parlement européen, ni convaincre les Européens qu’il s’agit de leur affaire – l’Europe – si on ne leur donne pas les possibilités de financer leur affaire européenne par un impôt européen. J’avais un jour proposé que nous établissions un précompte mobilier libératoire en matière de fiscalité de l’épargne et que nous en fassions une ressource propre européenne qui pourrait faire fonction d’impôt européen et qui serait à la disposition du Parlement européen s’il établit le budget. Si on dit donc qu’il faut accroître les pouvoirs budgétaires du Parlement, je dis oui, en dépenses, mais c’est aussi vrai du côté des recettes et cela ne pourrait être rendu opérationnel qu’au prix que nous dotions l’Europe d’un impôt européen propre, bien distinct des impôts nationaux qui alimentent nos budgets nationaux .     

On dit souvent qu’il y a un énorme fossé entre l’Europe, ses institutions, ceux qui la dirigent et l’opinion publique, voire les citoyens. Ne pensons pas que nous allons combler ce fossé en apportant quelques modifications superficielles à nos institutions. Mais prenons au sérieux les citoyens européens. Faisons en sorte que le Parlement européen, dans tous les pays, soit élu de façon à ce que ceux qui l’ont élu connaissent ceux qu’ils ont élus. Faisons donc en sorte que les membres du Parlement européen redécouvrent un visage. N’acceptons plus que ce soient les partis politiques qui établissent des listes en fixant l’ordre de succession que les candidats observeront entre eux indépendamment du choix de l’électeur. Si nous voulons faire en sorte que les Européens acceptent davantage un pouvoir accru du Parlement européen, faisons en sorte que, par des réformes électorales appropriées, les électeurs européens sachent exactement pour qui ils votent.

On dit qu’il faut intensifier, fortifier et augmenter l’influence de la Commission européenne. Oui, je crois que la Commission européenne doit garder le monopole d’initiative et le retrouver là où elle l’a perdu et l’acquérir là où elle ne l’a pas encore. Mais si nous voulons faire de la Commission européenne un exécutif plus fort, donnons-lui la légitimité qu’il mérite. C’est lui qui au nom de l’Europe peut faire des propositions à un Conseil, démocratiquement élu, et à un parlement démocratiquement élu, connu des tous les électeurs et aux pouvoirs accrus. Alors il faudra que nous connaissions parfaitement ceux que nous déléguons dans la Commission. Je propose donc d’élire dans chaque pays de l’Union européenne les commissaires et de choisir parmi les élus dans les quinze corps électoraux européens celui qui présidera la Commission. Le Parlement européen élira, parmi les commissaires élus au suffrage universel, celui qui doit diriger la Commission et nous aurons, en ce faisant, rapproché davantage l’Europe des citoyens qui verront évoluer au nom de l’Europe ceux qu’ils ont librement désignés pour ce faire.

L’action extérieure est ultra importante. Mais faisons en sorte, surtout ceux qui préconisent la communautarisation de la politique extérieure et de sécurité commune, que les sièges des membres permanents au Conseil de Sécurité des Nations Unies soient occupés par l’Europe et non plus par les grandes puissances européennes. Faisons en sorte que la présidence de l’Union européenne occupe pour l’Europe le siège su sein du Conseil de Sécurité, en disposant du même nombre de voix que si les États membres européens siégeaient individuellement.

Représentation extérieure. Faisons en sorte que les pays de l’Europe, membres de l’Euro, forment une même “ constituency ” au sein du Fonds Monétaire International. Pourquoi est-ce que le Luxembourg fait partie de la “ constituency ” belge – et heureusement que le Belgique nous abrite là comme par tout ailleurs – pourquoi les Pays-Bas ont-ils une “ constituency ” à eux et les Allemands et les Français leur “ constituency ” à eux seuls ? De sorte que le principal actionnaire du Fonds Monétaire International, qui est la zone Euro, soit représenté au FMI par une seule “ constituency ” qui serait, elle, européenne et qui pourrait d’ailleurs garder comme membres tous ceux qui sont membres dans les “ constituencies ” actuellement nationales.

Voilà quelques petits éléments, quelques petites convictions, qui, finalement, méritent peut-être d’être regardées de plus près. Il est vrai que les discours ne font pas les réformes, mais les petites causeries peuvent contribuer parfois à de petites avancées. Pour les grandes et mêmes les petites avancées nous avons un long trajet devant nous et nous aurons besoin de beaucoup de patience - de cette patience, finalement, que Belges et Luxembourgeois ont toujours eue et toujours su mettre ensemble quand il s’agissait de faire de grandes choses.

Je vous remercie de votre indulgence qui n’aurait pas pu être plus grande.

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