"La transparence dans le contexte européen": contribution écrite pour le livre "Our vision of Europe"

par Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Grand-Duché de Luxembourg

La césure de Maastricht

Le débat sur la ratification du traité de Maastricht en 1992/93 a constitué une césure dans l’histoire européenne. Il a brutalement mis fin au consensus mou qui avait entouré les progrès de l’intégration européenne pendant la plus grande partie des décennies précédentes. Pendant longtemps, une élite politique éclairée, convaincue de la nécessité de construire l’Europe, avait compté sur la passivité bienveillante et l’accord tacite des populations. Le "non" des Danois lors du référendum du 2 juin 1992 a signalé, de façon inattendue, l’entrée en scène du "citoyen", fracassante dans le cas danois, moins dramatique ailleurs. Elle était d’autant plus inattendue que partout, y compris au Danemark et en France, où le référendum organisé sur initiative du président Mitterrand avait failli donner la victoire au "non", existaient de fortes majorités parlementaires en faveur du traité. La réalité du divorce entre une classe politique largement acquise au traité et une population beaucoup plus sceptique trouvait soudainement expression. Les négociations ne l’avaient pas laissé entrevoir : les critiques entendues à l’encontre du processus de réformes émanaient alors principalement des milieux pro-européens, des "professionnels de l’Europe", qui dénonçaient l’absence d’ambition des gouvernements négociateurs. Le grand public, lui, semblait se désintéresser d’une affaire conduite par un cercle restreint d’initiés.

L’atmosphère changea du tout au tout une fois le traité signé. Une des raisons de ce phénomène résidait certainement dans l’envergure même du nouveau traité. Il couvrait, en effet, un certain nombre de domaines qui touchaient directement les intérêts des citoyens : la monnaie, le franchissement des frontières, le droit de vote aux élections européennes et municipales. Les autorités politiques étaient dès lors obligées de s’adresser au grand public et d’expliquer les effets des réformes décidées. La réaction du public surprenait. Bizarrement, elle portait moins sur le contenu du traité de Maastricht que sur les fondements mêmes de l’intégration européenne. Le projet européen était moins bien assimilé et accepté par les populations qu’on ne l’avait toujours cru. Il apparut à une partie de l’opinion publique comme un projet lointain, trop ambitieux et hermétique, imposé par des politiciens et des bureaucrates éloignés du terrain. Parmi les griefs formulés à l’encontre du processus d’intégration européenne, figurait en première place l’absence de transparence : celle-ci en effet paraissait dissimuler une légitimité plus que douteuse du processus, un "déficit démocratique" congénital du système.

Le thème de la transparence, ainsi que nous le verrons dans une première partie, a donc logiquement tenu un rôle central dans les réactions des dirigeants européens face au séisme provoqué par Maastricht. Pourtant, les initiatives prises, sans doute parce que la problématique de la transparence n’a pas été comprise dans toute sa complexité sous-jacente, n’ont pas été une réponse adéquate aux interrogations des citoyens. Elles ont même suscité certains effets pervers.

Nous chercherons donc dans une deuxième partie à inscrire la question de la transparence dans le cadre d’une réflexion plus cohérente et plus globale de l’intégration européenne. Dans cette approche, la transparence doit être vue comme une politique au service du développement d’un véritable espace de citoyenneté européenne. Un tel projet exige tout d’abord une redéfinition de la finalité et des moyens de la construction européenne. Elle dépendra aussi de notre capacité à susciter un véritable débat démocratique sur l’avenir de l’Europe. Dès lors, ainsi que nous l’esquisserons dans une troisième partie, il s’agit d’aller au-delà des bornes qui prévalent aujourd’hui de la question de la transparence pour mettre en débat une stratégie active d’information et de communication de la part de tous les participants à la "gouvernance européenne".

Une réponse inadéquate : la transparence comme panacée.

La première réaction suite à la révolte des citoyens a été de se réfugier dans la recherche d’une plus grande transparence. Les dirigeants politiques croyaient, ou faisaient semblant de croire, qu’il suffisait d’améliorer l’accès aux documents et aux informations pour redresser la situation.

Le traité lui-même esquissait déjà la voie en ce sens, de façon timide il est vrai : une déclaration annexée au traité affirmait ainsi que "la transparence du processus décisionnel renforce le caractère démocratique des institutions ainsi que la  confiance du public envers l’administration". En conséquence, la Commission a été invitée à soumettre au Conseil, au plus tard en 1993, un rapport sur les mesures visant à accroître l’accès du public à l’information dont disposent les institutions. 

Les conclusions des Conseils européens de Birmingham et d’Edimbourg en 1993 insistèrent à leur tour sur la nécessité d’assurer une plus grande transparence dans le travail des institutions. Cette invitation donna lieu, peu de temps après, à un accord interinstitutionnel sur la transparence, la démocratie et la subsidiarité, suivi de codes de conduite des différentes institutions consacrés essentiellement à l’accès aux documents. Le traité d’Amsterdam de 1997 érigeait ce droit à l’accès aux documents des institutions en principe constitutionnel (article 255 du traité, sur la base duquel la Commission vient de présenter une proposition visant à offrir un très large accès aux documents tout en excluant les documents internes faisant état de réflexions individuelles ou reflétant des échanges de vues ou avis exprimés librement et sans contraintes dans le cadre de consultations internes). Le traité d’Amsterdam, en même temps, inscrivait parmi les principes généraux de l’Union l’idée que les décisions doivent être prises le plus près possible des citoyens, idée que ne dément pas la Charte des droits fondamentaux récemment adoptée. Ces initiatives en faveur de la transparence ne restèrent pas strictement limitées à l’accès aux documents : en particulier, la Commission entreprit un effort systématique de consultation large préalablement à la présentation de propositions législatives, ainsi que de simplification des textes. Par ailleurs, une ouverture au public, très partielle au demeurant, des réunions du Conseil des ministres, commença d’être admise.

Toutes ces initiatives conservent leurs mérites. Cependant, elles sont passées largement à côté du vrai problème. Sous l’influence de différents facteurs qui méritent d’être bien identifiés, la transparence, entendue comme un accès aux documents et une publicité des réunions, a tendu à devenir un objectif en soi au lieu d’être placée dans une réflexion d’ensemble sur la nature de l’intégration européenne. L’arrivée de nouveaux adhérents comme la Suède et la Finlande, qui ont une vieille tradition de transparence dans la vie publique, a encore renforcé cette tendance. En raison de la crise de confiance du public face à l’Europe, la tentation a été forte de vouloir copier les recettes scandinaves sans penser à les adapter au contexte de l’Union. Un autre facteur a parallèlement joué dans ce contexte : dans plusieurs pays européens, les années 90 ont vu des opérations d’assainissement moral de la vie publique. L’heure a été à la remise en cause des pratiques occultes du passé et à l’exigence d’une transparence totale des actes des hommes et femmes politiques. La transparence est devenue un instrument de la moralisation de la vie politique. Dans ce climat, les cercles eurosceptiques ont volontiers créé un amalgame facile entre la corruption politique et le "fonctionnement opaque" des institutions communautaires. Enfin, un dernier facteur, mais non le moindre, a tenu à la volonté du Parlement européen d’accroître son contrôle politique sur la Commission : la transparence s’en est trouvée hissée au rang de symbole du "basculement" de l’Europe dans la démocratie et d’instrument de pouvoir dans le jeu d’influence entre institutions.

Notre propos, en citant ces facteurs, n’est pas de minimiser l’importance de la transparence. Il s’agit au contraire de mettre le doigt sur la complexité de la problématique de la transparence et d’appeler à la lucidité. Les réactions de l’opinion publique à Maastricht témoignent d’un malaise profond qui dépasse le cadre de la construction européenne. Nous assistons depuis quelques années à une certaine remise en cause de la démocratie représentative ; les gens font moins confiance aux élus pour résoudre leurs problèmes. Ils ont souvent le sentiment de perdre leur autonomie, d'être impuissants par rapport à la technologie, à la globalisation, à l’intégration européenne. D’où la prolifération des initiatives locales, des demandes de consultation populaire.

Ce sentiment est exacerbé au niveau européen, parce que Bruxelles est plus loin des citoyens et que le fonctionnement du système communautaire est mal compris. Pendant longtemps, cela ne posait pas problème, dans la mesure où les citoyens étaient d’accord avec l’orientation générale. Les résultats positifs de l’intégration - réconciliation, paix, prospérité - légitimaient le système communautaire. Après Maastricht, les interrogations sur la direction générale de l’intégration amenèrent les gens à regarder de plus près les processus de décision et le fonctionnement du système. Mais pour quiconque raisonne exclusivement en termes nationaux, en cherchant à appréhender l’Union sur la seule base des critères habituels de la démocratie parlementaire - modèle dominant en Europe occidentale - l’Union est vue comme manquant de légitimité. Aux critiques s’adressant au fonctionnement opaque et à la non prise en compte des souhaits des citoyens s’est ainsi ajoutée la critique plus fondamentale du caractère "intrinsèquement non démocratique" de l’Union.

L’accusation d’absence de transparence recouvre donc deux choses très différentes. La plupart des initiatives de ces dernières années en matière de transparence ont concerné le fonctionnement quotidien du système, en négligeant la réflexion sur la nature même de l’intégration européenne.

Cette focalisation sur un aspect très partiel de la transparence ne va pas sans effets pervers. Nous vivons une époque caractérisée par ce qu’on peut appeler la "frénésie médiatique" ; la vitesse et le nombre d’"informations" priment sur la réflexion et le contenu. Parler semble parfois plus important que dire quelque chose. Cet environnement déteint sur le débat relatif à la transparence et entraîne une approche plus quantitative que qualitative. La tendance actuelle d’exiger des institutions, et notamment de la Commission, la publication de tous les documents quels qu’ils soient est excessive et, à la longue, contre-productive. Motivée en première approche par le souci d’éviter les errements potentiels de la Commission, organe "non démocratiquement élu", elle affaiblit paradoxalement la crédibilité des propres mécanismes parlementaires prévus par les traités pour assurer le contrôle démocratique de celle-ci, en multipliant les fronts sur lesquels elle doit "se couvrir". La Commission, comme chaque institution, a besoin d’un espace pour réfléchir librement. Il n’est pas normal qu’on exige d’elle la publication de notes de réflexion internes qui n’engagent encore que leur auteur. On a tendance à mettre au même niveau une note d’un fonctionnaire junior et une décision formelle du collège. Or, ce qui compte réellement, c’est que l’institution explique en toute transparence et justifie ses décisions ainsi que les motifs qui la sous-tendent. La Commission, depuis des années déjà, prend elle-même l’initiative de consulter très largement la société civile avant de faire ses propositions législatives ; elle publie régulièrement des livres verts ou blancs, ce qui permet à chacun de faire valoir ses thèses et ses intérêts. On est en droit de se demander si la transparence totale demandée par d’aucuns n’est pas une façon de permettre à des lobbies divers, défendant des intérêts particuliers, de peser sur les prises de décision de façon peu conforme à la démocratie.

Un second exemple concerne les débats publics au Conseil. Chaque Présidence organise, en début de mandat, un débat public dans chacune des compositions du Conseil. Il est difficile de voir en quoi cet exercice fastidieux, où quinze ministres et un Commissaire lisent chacun une déclaration de quelques minutes, accroît la transparence. Mon sentiment est qu’il contribue plutôt au cynisme de beaucoup de citoyens vis-à-vis de la politique. Tout le monde sait qu’on sacrifie ici à un rituel. Les vraies discussions se font ailleurs. La problématique de la publicité des travaux du Conseil mérite un vrai débat. Plusieurs questions se posent dans ce contexte. Faut-il distinguer entre les activités législatives du Conseil et son rôle exécutif ? Comment faire pour éviter qu’une transparence superficielle ne conduise à une prolifération de conciliabules secrets dans les couloirs, au détriment vraisemblablement des petits pays ? Encore faudrait-il, pour que ce débat porte ses fruits, qu’il puisse être conduit sans que soit méconnue la nature du système de l’Union.

La transparence replacée dans une réflexion politique d’ensemble.

La transparence ne saurait être le remède à tous les maux. Elle n’est pas la solution au problème d’intelligibilité ou de légitimité du système communautaire. Elle ne peut pas être vue in abstracto, indépendamment de la substance et des enjeux de fond. Elle a par contre un rôle crucial à jouer dans le cadre d’une réflexion collective sur l’avenir de l’Union et comme instrument au service d’objectifs clairement identifiés.

Il faut en premier lieu faire ou refaire la clarté sur l’objectif poursuivi avec l’intégration européenne. Le soutien des peuples, tous jaloux de leur héritage propre, à un processus qui leur demande des sacrifices et des efforts de compréhension des besoins des autres ne peut être gagné sur la base du motif incantatoire qu’il faudrait s’unir.

La finalité première de l’unification européenne a toujours été politique: la réconciliation en Europe et le maintien de la paix. Mais d’une part, les instruments choisis, économiques, ont contribué à affaiblir la visibilité de cet objectif. D’autre part, pour les générations qui n’ont pas connu la guerre, ces objectifs ne sont plus perçus comme les éléments moteurs de l’intégration puisqu’ils sont considérés comme atteints et allant de soi. L’actualité de l’objectif de paix mérite pourtant d’être rappelée. L’exemple de l’ex-Yougoslavie devrait nous y inciter. Dans ce sens, le thème de l’élargissement nous ramène d’une certaine façon aux origines. Si à l’époque la Communauté était une œuvre de paix, c’est à présent son extension vers l’est et le sud qui en tient lieu.

La Communauté s’est aussi construite autour de la notion de solidarité. L’accueil fait aux peuples d’Europe centrale et orientale permet, là encore, de renouveler le débat sur le pourquoi de l’intégration. L’élargissement constitue une occasion pour repenser cette belle notion. La solidarité ne doit-elle pas désormais être placée au centre du projet européen: la solidarité comme élément fondamental du modèle européen de société, solidarité entre régions, solidarité avec les générations futures, solidarité face aux effets de la mondialisation, solidarité avec les pays en développement ? La Charte des droits fondamentaux - c’est un de ses aspects novateurs - y incite par sa structure même : dignité, libertés, égalité, solidarité, citoyenneté, justice.

D’autres finalités existent, centrées autour de la notion d’efficacité : élargir les marchés, tenir notre rang sur la scène mondiale, combattre les dangers de l’insécurité, de la pollution. Elles ne doivent pas être négligées, mais elles ne suffisent pas à elles seules à légitimer la construction européenne.

Parlons justement de la légitimité. Il faut ici dépasser le stade des formules incantatoires sur le "déficit démocratique" de l’Union. C’est une vision réductrice et dangereuse des réalités, dans laquelle la question de la transparence tend à introduire un biais supplémentaire. Le slogan est utilisé à la fois par les eurosceptiques et par les europhiles. Les premiers ne voient de légitimité que nationale et ne consentent tout au plus qu’à une coopération intergouvernementale. Le thème de la transparence sert ici souvent à contester la légitimité de l’édifice communautaire. Les objections soulevées par les europhiles sont d’une toute autre nature. Elles se fondent sur une lecture classique du modèle communautaire, classique dans le sens d’un modèle de type parlementaire. Dans cette lecture, l’Union manque de lisibilité et de légitimité parce que le Parlement européen directement élu n’exerce pas le pouvoir législatif de la même façon que le fait un parlement national dans les Etats membres. Ce raisonnement sous-tend les revendications du Parlement européen pour obtenir plus de pouvoirs. Le Parlement européen se considère comme le dépositaire exclusif, ou du moins principal, de la légitimité populaire. Cette approche sous-estime la nature hybride et sui generis du modèle européen qui connaît différentes légitimités : parlementaire (le Parlement européen, mais aussi les parlements nationaux, étatique (le Conseil), supranational et technocratique (la Commission). Il s’agit d’un modèle qui se caractérise par des checks and balances, un partage du pouvoir entre différents acteurs reflétant des légitimités diverses.

Deux questions se posent dans ce contexte. La première concerne la nature du système ; convient-il de renforcer les éléments parlementaires, comme cela s’est fait depuis l’Acte unique, et aller vers un modèle classique? La lisibilité y gagnerait certainement, mais la nature de l’Union en serait profondément modifiée. Pour moi, l’Union doit rester une union des peuples et une union des Etats.

La deuxième question a trait à la communication. S’il est vrai que la complexité actuelle a ses raisons, il est vrai aussi qu’un effort réel d’explication et de communication s’impose. Nous y reviendrons dans la dernière partie.

Le débat post-Nice portera aussi sur la délimitation des compétences. Les réactions négatives des citoyens s’expliquent aussi par la tendance de l’Union de se faufiler jusque dans les derniers recoins de la vie quotidienne, mais de ne pas répondre présente dans des dossiers qui manifestement requièrent une intervention au niveau européen. Il faudra sérieusement aborder cette question. Je ne crois pas à la voie de la liste des compétences fixées de façon détaillée et une fois pour toutes dans le traité. Si on avait procédé de la sorte dans les années 50, la communauté ne serait jamais devenue ce qu’elle set aujourd’hui. Rappelons dans ce contexte que, lors de la négociation de l’Acte unique, la simple mention dans le traité d’une ambition monétaire a donné lieu à une empoignade mémorable. Six ans plus tard, l’Union a décidé la création de la monnaie unique. Le risque de figer le statu quo et de rendre impossible le développement ultérieur de l’Union est plus dangereux que celui d’entretenir un certain flou sur la configuration future.

Une approche plus prometteuse me semble être de viser un recentrage progressif des activités de l’Union par accord politique. Que veut dire recentrage? Une concentration sur les grands domaines qui, dans toute fédération ou confédération, sont traités au niveau central. Pour des raisons historiques, l’Union a pendant très longtemps fait l’opposé : alors que la politique étrangère, la sécurité interne, la monnaie, étaient des sujets tabou ou presque, Bruxelles est allée très loin dans la gestion de politiques sectorielles, au risque d’être taxée d’interventionnisme tatillon et bureaucratique. Il est temps d’inverser la tendance. Le principe de subsidiarité nous y invite. On y voit trop souvent un instrument pour garder ou rapatrier des compétences au niveau national ; on oublie que le principe de la subsidiarité exige d’agir au niveau supérieur quand cela est plus rationnel et plus efficace. Pour accroître la transparence, les débats budgétaires annuels au Conseil et au Parlement européen devraient être accompagnés d’un programme pluriannuel agréés entre les trois institutions.

L’approche esquissée ici n’appelle pas forcément des réformes du traité. C’est d’abord une question de volonté politique et de changement de comportement. Les exemples du Conseil européen de Luxembourg sur l’emploi et de celui de Lisbonne sur l’économie montrent bien qu’on peut agir sur le terrain sans commencer par les aspects institutionnels. L’action de l’Union gagnerait en lisibilité et donc en transparence. En matière de politique étrangère, cela me paraît particulièrement important. Nous passons trop de temps à nous focaliser sur les subtilités des stratégies ou actions ou positions communes au lieu de faire une vraie politique étrangère. Je pense que le désir de fixer tout jusqu’au moindre détail dans un tel domaine traduit une inquiétante absence d’ambition ou de volonté politique. Les vraies questions sont ailleurs. Sommes-nous, oui ou non, disposés à envisager le remplacement des membres européens du Conseil de Sécurité de l’ONU par l’Union en tant que telle? L’Union est-elle prête à assumer ses responsabilités en matière de représentation externe de l’euro? Nos Etats membres sont-ils prêts à payer le prix d’une défense européenne? Avons-nous l’ambition de dépasser en matière de relations extérieures la vision par piliers et les petites guerres institutionnelles? Des questions analogues peuvent être posées au sujet des autres grands thèmes mentionnés plus haut. Je suis sûr qu’en posant ce genre de questions, nous susciterons l’intérêt du citoyen.

Transparence et communication

Le meilleur projet sera voué à l’échec si ses promoteurs ne réussissent pas à gagner la bataille de la communication. Le projet européen souffre d’un déficit de communication. Les raisons en sont multiples : la complexité du système, la nécessité de s’adresser à quinze audiences différentes, la recherche constante de compromis qui laisse peu de place aux slogans simplificateurs et mobilisateurs. Il s’agit là de contraintes réelles qu’aucune réforme des services de presse ne saurait gommer. Cela n’excuse pas l’amateurisme qui caractérise parfois nos efforts de communication. Tous les efforts pour y remédier, pour mieux utiliser le vecteur de la télévision et les nouvelles technologies de l’information, sont les bienvenus. Mais le véritable problème est ailleurs.

On entend souvent dire qu’il faut mieux "vendre" l’Europe. Je me méfie de ce genre de slogan qui donne l’impression qu’il existe un beau produit confectionné par les experts et qu’il suffit de mettre l’emballage adéquat pour convaincre le public. Des expressions comme "il faut rapprocher l’Europe du citoyen" dénotent elles aussi un paternalisme de mauvais aloi. Je plaide pour une approche plus ambitieuse et plus difficile : faire de l’Europe un projet compris et porté par la population, un projet qui se construit jour après jour. L’Union européenne n’est pas qu’un état heureux, arraché il y a 50 ans, un 9 mai, qui se garde et se célèbre. C’est aussi un regard lucide, une volonté têtue, une conquête de tous les jours. Replacé dans une réflexion politique d’ensemble, le thème de la transparence peut déployer toute sa richesse ; il s’agit de mettre en œuvre une politique de communication active visant à permettre une meilleure participation des citoyens dans la vie de l’Union. Il s’agit de toute autre chose que d’assurer l’accès aux documents, encore que cet aspect ait son importance. Un exemple caricatural peut illustrer la distance entre l’accès aux documents et une politique véritable de communication : à l’époque de Maastricht, certains gouvernements, dans un souci louable de transparence, avaient envoyé à tous leurs citoyens un exemplaire du texte agréé par la conférence intergouvernementale. Comme ce texte se présentait sous forme d’amendements aux anciens traités, le résultat ne pouvait qu’être désastreux. Les pauvres électeurs n’y comprirent rien et eurent le sentiment d’être menés en barque par des technocrates impénitents.

Comment développer cette politique de communication active débouchant sur une véritable transparence? A cela trois conditions de bon sens : tenir un langage de vérité, accepter le principe d’une gouvernance européenne, susciter un véritable débat européen. Je développerai brièvement ces différents points.

Le premier impératif pour réussir est de tenir un langage de vérité. Les défenseurs de l’idée européenne ont trop souvent tendance à mettre en avant uniquement les côtés positifs et à occulter les difficultés. Prenons le cas de l’euro. Il ne faut pas cacher qu’il imposera une discipline parfois lourde, qu’il exigera plus de flexibilité et de rigueur. C’est un prix à payer pour un projet aux avantages multiples ; prétendre que tout se fera gratuitement est malhonnête. De même, la mise en place d’une véritable PESC et PESD, que nous appelons de nos vœux, ne sera pas possible au tarif zéro ; si l’Europe veut accroître ses capacités de défense, par exemple, elle devra accepter d’en payer le prix. La sécurité intérieure, objectif largement partagé, a un prix, en termes budgétaires, mais aussi en termes de perte de souveraineté et de contrôle national. Autre exemple, l’élargissement. Je suis parfois gêné par les grandes affirmations solennelles en public et le scepticisme exprimé en privé. Pourquoi ne pouvons-nous pas avoir un débat ouvert, honnête, sur les avantages et les désavantages d’un élargissement massif ? Il ne faut pas avoir peur de dire que cette entreprise historique aura un coût et entraînera des risques pour la cohésion et l’efficacité de la future Union. En occultant les difficultés, nous risquons de susciter un jour, de la part des populations, une réaction négative qui pourrait porter un coup fatal à ce qui est assurément le grand défi historique de l’Union.

Mon second point est lié au premier. Tenir un langage de vérité signifie aussi reconnaître qu’il existe en Europe des responsabilités partagées et un système de gouvernance européenne. L’originalité de la construction européenne réside justement dans le subtil équilibre qui a été trouvé entre les différentes institutions, entre les institutions et les Etats membres ou régions, entre les éléments communautaires et les éléments intergouvernementaux. Il faut que chacun, à son niveau, prenne et assume ses responsabilités. Opposer constamment "Bruxelles" aux Etats membres est à la fois malhonnête et contre-productif. Comment voulez-vous que le citoyen adhère à l’idée européenne si tout ce qui est délicat et difficile est associé à "Bruxelles" ? L’attitude des citoyens vis-à-vis de l’Union ne s’améliorera pas si nous continuons à nous servir de Bruxelles comme bouc émissaire de nos difficultés, si nous nous cachons derrière la complexité des procédures pour occulter nos propres responsabilités en tant que gouvernements. L’attitude des gouvernements rappelle parfois le comportement de cet enfant qui, ayant tué père et mère, dit d’un air désolé : "Ayez pitié d’un pauvre orphelin." Les institutions ont leur rôle à jouer, mais les Etats et les régions aussi. Il est facile de dire que Bruxelles est responsable quand il y a des problèmes. Bruxelles, c’est nous tous, c’est cela la réalité. Quand la Commission propose une législation, "Bruxelles" n’a encore rien décidé. Il s’agit d’une proposition qui sera examinée par le Parlement européen (directement élu) et le Conseil (où sont représentés les gouvernements des Etats membres) ; c’est à eux qu’appartient la décision finale. Quand on désigne "Bruxelles" au mécontentement populaire, en laissant entendre que le citoyen et même le gouvernement national ne peut que subir et s’incliner devant les sombres desseins de l’eurocratie anonyme, on est en plein déni, comme disent les psychanalystes. Je plaide pour que la réalité se reflète un peu plus dans notre communication. Il faut expliquer en termes aussi compréhensibles que possible le fonctionnement institutionnel, dire que la Cour de Justice a le pouvoir judiciaire, que le pouvoir législatif est partagé entre le Parlement européen et le Conseil des ministres, que le pouvoir d’initiative et d’exécution appartient à la Commission. Il est clair que toute initiative de simplification, des traités comme de la législation, ne peut qu’être la bienvenue. Mais il ne faut pas croire que chaque citoyen doive ou souhaite connaître le dernier détail de la procédure de codécision ; combien de nos concitoyens sont-ils parfaitement au courant du fonctionnement interne des institutions nationales ? Ce qui importe, c’est qu’il sache à quel niveau d’organisation constitutionnelle - européen, national, régional ou local - les décisions qui influent sur sa vie quotidienne sont prises, et de quel moyen il dispose, lui, pour peser sur ces décisions, soit en soutenant un programme, soit en sanctionnant une politique. Tel n’est pas suffisamment le cas aujourd’hui.

Pour lever les tabous, pour que l’Union avance avec et par le soutien des citoyens, il ne suffit pas de travailler sous le feu des projecteurs en diffusant urbi et orbi projets, contre-projets et non papers. Les rédacteurs du traité de Nice ont pris conscience de cette nécessité, puisqu’ils ont éprouvé le besoin de compléter leur travail par le lancement d’un vaste débat démocratique sur la future Union. Je partage l’avis de ceux qui disent qu’on ne peut pas continuer à avoir recours au seul instrument d’une conférence intergouvernementale. Il faut passer de la diplomatie à la démocratie. L’idée a été lancée de procéder par étapes ; je l’approuve. L’année 2001 doit être mise à profit pour une réflexion impliquant les institutions, les parlements nationaux et la société civile. Cela contribuera à créer cet espace démocratique original et le sens d’une citoyenneté partagée qui nous font si cruellement défaut à l’heure actuelle. Le débat sera forcément contradictoire et un peu désordonné. Il ne faut pas s’en offusquer, c’est cela la démocratie. Qu’on cesse de parler de crise chaque fois que des avis contraires sont exprimés ou qu’une réunion du Conseil européen donne lieu à une vraie discussion. Je ne pense pas qu’il soit possible de définir avec précision les contours définitifs de l’Europe, comme je l’ai écrit plus haut. Mais je pense que les questions de fond que j’ai décrites - objectif poursuivi, légitimité recherchée, nature du système, recentrage des politiques - doivent être discutées en profondeur. Dans un deuxième temps,  il pourrait être décidé au Conseil européen de Laeken de convoquer une Convention pour élaborer les éléments constitutifs de la future réforme. La composition pourrait s’inspirer du précédent de la Convention qui a élaboré la Charte des droits fondamentaux. La transparence, condition indispensable de l’alimentation objective de ce débat, trouvera alors son vrai sens.

Conclusion

La césure de Maastricht a vu l’irruption du citoyen européen sur la scène européenne. Il s’agit pour l’Union à la fois d’un défi et d’une chance. Pour y faire face, il faut dépasser les réactions partielles et trop timides. La transparence, surtout si elle est vue sous un angle étroit voire démagogique, ne sera pas la panacée. Elle peut, par contre, devenir un élément crucial d’une réflexion de fond sur la nature de l’intégration européenne et une nouvelle gouvernance européenne. Notre objectif doit être de créer un véritable espace européen de citoyenneté et de démocratie. Voilà l’enjeu du débat post-Nice qui nous occupera dans les années à venir.

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