Henri Grethen pour la remise du diplôme d´études supérieures spécialisées en management des entreprises (DESS-CAAE)

Université de Nancy 2
Chambre des Employés privés

Luxembourg, le 30 novembre 2001

Mesdames, Messieurs,
Chères lauréates, Chers lauréats,

Vous m’avez fait l’insigne honneur de parrainer la promotion 6 du Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées (DESSS) en administration des entreprises décerné ici par l’IAE de l’Université de Nancy2.

Cet enseignement est dispensé à la Chambre des employés privés dont la réputation en formation continue n’est plus à faire.

Je voudrais saisir cette occasion, tout d’abord, pour féliciter les lauréates et les lauréats.

Je voudrais rendre hommage à votre assiduité et à votre courage exemplaire. En effet, suivre 450 heures de cours, rédiger une kyrielle de rapports, jongler avec les tests hypothèses, interpréter des ratios financiers et établir des diagnostics stratégiques n’est pas un passe-temps trivial, mais un acte de foi et un défi qui mérite reconnaissance et admiration.

Je profiterai de l’occasion qui m’est donnée pour développer quelques réflexions sur ce qu’il est convenu d’appeler "l’économie de la connaissance" et sur l’importance de l’éducation et, plus particulièrement, de la formation continue.

Qu’est-ce que l’économie de la connaissance? Une nouvelle chimère médiatique, qui viendrait remplacer le mythe de la "nouvelle économie" évanouie avec l’éclatement de la bulle spéculative?

Dans un rapport récent, commandité par la Commission européenne, les chercheurs de l’Université de Maastricht mettent en garde contre une interprétation abusive de ce concept à la mode.

En effet, disent-ils, à bien y réfléchir, de tout temps, l’homme a accumulé et utilisé des connaissances plus ou moins sophistiquées.

Et de citer les paléontologues, qui ont montré que l’homme utilisait des connaissances, certes rudimentaires, mais essentielles pour sa survie depuis des centaines de milliers d’années. Il savait des choses sur la vie des animaux, les propriétés médicinales des plantes, il a découvert des principes physiques et inventé de nouveaux outils.

Au Moyen Âge, les abbayes cisterciennes étaient de fabuleux vecteurs de connaissances. 

Plus près de nous, la révolution industrielle au XIXème siècle a été marquée par de grandes découvertes scientifiques et des grandes inventions industrielles.

L’augmentation des connaissances n’est pas une particularité de la fin du 20ème siècle.

Il serait donc plus juste de parler d’une économie impulsée par la connaissance, de "knowledge-driven economy", passez-moi cet anglicisme qui sonne si moderne.

Qu’y a t-il donc de nouveau dans cette économie de la connaissance, pourquoi ce nouveau paradigme permettrait-il d’éclairer le fonctionnement de l’économie et de l’entreprise sous un jour nouveau?

Je me réfère ici au Professeur Domique Foray, qui définit l’économie de la connaissance comme un système basé sur la production, la distribution et l’utilisation de connaissances. 

Je cite : "Nous suggérons que l’économie fondée sur la connaissance résulte d’un choc entre d’une part une tendance séculaire relative à l’accroissement de la part du capital intangible et d’autre part l’irruption et la diffusion spectaculaire des technologies de l’information et de la communication." Fin de citation.

L’émergence de l’économie de la connaissance se traduit par différents phénomènes observables statistiquement : l’accroissement de la part du capital intangible dans les entreprises, comme la R&D, la formation, les logiciels, les marques ; ensuite, l’expansion des industries de connaissance comme l’informatique et les télécommunications et, enfin, la montée des emplois hautement qualifiés.

Ce sont là trois indicateurs traduisant l’émergence de l’économie de la connaissance. 

L'économie de la connaissance serait donc le fruit d’une rencontre entre une tendance longue, séculaire, celle de l’accumulation de savoirs validés par la méthode scientifique, d’une part, et la reproduction et la diffusion à moindre frais par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, d’autre part.

Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse. En fait, qu’est ce que la connaissance ?

Il faut distinguer soigneusement la connaissance d’un concept voisin qu’est l’information, car souvent  on confond les deux notions.

L’information est un ensemble de données brutes, formatées, structurées, mais inertes et inactives. Les ingénieurs en télécommunications mesurent la quantité d’information par la formule de Shannon, soit par le négatif du logarithme de la probabilité d’occurrence d’un événement donné. L’information est ainsi quantifiable.

La connaissance, quant à elle, couvre une réalité plus complexe. Si les états de l’univers peuvent être décrits par leur probabilité de survenance, la connaissance augmente chaque fois que nous parvenons à estimer un état de la nature par une probabilité meilleure.

La connaissance comporte deux dimensions additionnelles, celle de cognition et celle d’apprentissage.

Premièrement, la connaissance est une capacité cognitive, dont la propriété est de pouvoir elle-même engendrer de nouvelles informations ou de nouvelles connaissances.

Deuxièmement, la reproduction de la connaissance prend place par apprentissage, alors que la reproduction de l’information se fait par simple duplication.

Cette clarification posée, je referme la parenthèse.

Dans cette économie de la connaissance, l’entreprise est, dès lors, appréhendée sous un angle d’analyse radicalement différent et encore inhabituel. En effet,  l’entreprise est considérée comme un portefeuille d’actifs intangibles qui comprend des aptitudes, des capacités et des compétences. L’entreprise est constituée, fondamentalement, par une image, une réputation et des droits de propriété intellectuelle.

Dans ce contexte, l’entreprise devient une organisation dotée de ressources immatérielles qui doivent sans cesse être enrichies, régénérées, sauvegardées et protégées.  

Comme le dit le professeur Tarondeau dans son ouvrage dédié au management des savoirs : "Définir la firme comme portefeuille de ressources c’est reconnaître que celle-ci tire son identité et ses performances des savoirs qu’elle exploite et qu’elle génère. L’organisation est lieu de mémoire et d’apprentissage... ".

L’ "entreprise apprenante", mémorise, exploite, protège et renouvelle ses savoirs collectivement.

Si l’entreprise est un collectif, une organisation dotée d’une structure, elle est aussi constituée de personnes, de processus et d’interactions entre des individus qui lui donnent vie. Pour mettre en commun la connaissance, l’apprentissage passe nécessairement par une démarche individuelle. C’est là qu’interviennent l’éducation et la formation continue.

Mesdames, Messieurs,

L’économie de la connaissance m’amène donc tout naturellement à l’éducation et à la formation.

Voyons les quelques chiffres disponibles pour le Luxembourg.

Nous sommes plus à même de compter le cheptel et les tonnes d’acier laminées, que d’évaluer la connaissance et la compétence : cela est une autre affaire, bien plus ardue et délicate. Les statisticiens travaillent à définir la valeur ajoutée des secteurs nouveaux qui émergent.

Je choisirai deux indicateurs sur l’éducation supérieure et la formation continue.

Premier indicateur : l’éducation supérieure.  

Selon Eurostat, qui centralise les données des quinze Etats membres, 21% des personnes âgées de 25 à 64 ans ont atteint un niveau d’éducation supérieur en Europe. Or, ils ne sont que 18% au Luxembourg, parmi la population résidente.

Ce chiffre mérite réflexion. Tout d’abord il faut rappeler que l’indicateur reflète la situation de la population résidente. Les employés frontaliers apportent les compétences manquantes, ce qui devrait rééquilibrer la structure des qualifications. Mais nous n’avons hélas pas de chiffres pour le documenter. Une fois ce biais corrigé, il faudrait s’interroger sur les raisons de cette faiblesse. L’absence de formation continue de haut niveau pourrait bien être une des causes.

Deuxième indicateur : la formation continue.

Les chiffres ne sont pas plus reluisants. Une enquête de la Fondation européenne des conditions de vie, basée à Dublin, montre que 32% des salariés déclarent avoir suivi une formation payée ou dispensée par leur employeur au Luxembourg. La moyenne communautaire s’élève quant à elle à 33%.

Il faut ajouter que le Luxembourg est le pays où la part des personnes en formation continue a le plus progressé, 7 points de pourcentage en plus, entre 1995 et 2000, alors que le cercle de bénéficiaires dans l’UE a stagné pendant cette période.

Quel est le lien avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication?

En avril-mai 2001, les 2/3 des ménages possédaient un ordinateur.

42% des ménages étaient connectés aux Net. En élargissant la définition à ceux qui ont navigué sur le net au moins une fois pendant les trois mois précédent l’enquête, on arrive à 49% des ménages ! 

L’économie de la connaissance progresse donc au Luxembourg, et il faut s’en féliciter.

Les enquêtes permettent de préciser l’usage d’Internet : 41% des ménages recherchent des informations et 37% se contentent de communiquer par e-mail. A l'évidence, la formation continue n’est pas encore le souci principal des internautes.

Il y a certainement plusieurs raisons à cela. Je m’imagine que l’offre de formations est encore réduite et peu adaptée.

Je sais que l’Université de Nancy 2, et l’Institut d’Administration des Entreprises en particulier, fait œuvre de pionnier dans l’enseignement du management en ligne et j’espère que nous pourrons profiter de cette expérience.

Mesdames, Messieurs,

La formation continue, dont on chante les louanges dans tous les discours est loin d’être une réalité. L’Enquête communautaire sur les forces de travail a montré que l’accès à la formation continue était discriminatoire dans de nombreux pays, y compris au Luxembourg !

Ainsi, les femmes ont moins souvent accès à la formation continue que les hommes, les personnes jeunes sont plus favorisées que les personnes actives âgées et les personnes qui ont déjà un niveau universitaire sont nettement plus fréquentes à suivre une formation continue que celles qui ont un niveau d’éducation inférieur. 

La formation continue a certes été prise très au sérieux depuis de longues années par les chambres professionnelles, la Chambre des employés privés s’étant particulièrement distinguée.

Mais, comme vous le voyez, il reste fort à faire pour garantir l’accès au plus grand nombre et de manière équitable. Il y a là matière à réflexion.

Mesdames, Messieurs,

La compétitivité des entreprises est de plus en plus basée sur la qualité des produits et des services offerts, elle doit s’appuyer sur des collaborateurs compétents.

Dans l’avis du Conseil Economique et Social de 1993, la formation professionnelle continue est définie comme,  je  cite, "la formation qui se situe au-delà de la formation initiale de base et couvre :

  • la formation d'adaptation qui permet ou facilite le maintien de la qualification en assurant notamment la mise à niveau des compétences professionnelles aux exigences des techniques d'organisation et des technologies nouvelles de production et de commercialisation

  • la formation de promotion qui prépare les travailleurs à des tâches ou à des postes plus exigeants par la mise en valeur des compétences et des potentiels non-utilisés;

  • la formation de recyclage qui permet aux travailleurs d'accéder à une autre activité professionnelle et de faire ainsi face aux restructurations économiques".

L’avis du CES a inspiré la loi de 1999 qui devrait ouvrir, à l’avenir, les possibilités de formation dans l’intérêt des entreprises et de leurs salariés.

Mesdames, Messieurs,

La formation est un atout pour l’entreprise moderne, je l’ai dit. Mais qu’en est-il des employés, de ceux qui investissent dans la formation continue ?

Une étude inédite de l’OCDE, consacrée au rendement de la formation professionnelle facultative post-secondaire, montre que le rendement privé de l’investissement en capital humain est très élevé.

En tenant compte, dans un calcul savant, des facteurs comme de la durée des études, du mode de financement, du taux d’intérêt, des revenus du travail escomptés sur le cycle de vie, du risque de chômage, des impôts sur le revenu, des aides publiques et des frais d’inscription et j’en passe, les experts ont trouvé que le taux de rendement interne des études tertiaires est de plus de 15% au Royaume-Uni, en France et aux USA.

Le taux de rendement interne est de 10-15% au Danemark, aux Pays-Bas, en Suède et en Allemagne. Le rendement est de moins de 10% en Italie et au Japon.

Il n’y a pas de données pour le Luxembourg. Mais avec les centres de recherche publics que nous avons, il devrait être possible de calculer le rendement de la formation continue.

En tout état de cause, des rendements de plus de 15% nous rappellent les beaux jours de la Nouvelle Economie !

L’étude citée trouve que la formation des adultes, sa diffusion et son rendement, dépendent fortement de la modularité des études, de la faculté de combiner travail et formation, de la proximité des formateurs, voire de la formation à distance par Internet.

Mesdames, Messieurs,

Ceci m’amène à quelques remarques sur les moyens de promouvoir la formation continue.

Il n’y a guère de doute que la formation continue est en passe de devenir un droit pour les citoyens, répondant à leur désir de promotion sociale et à un besoin d’assurance d’"employabilité" dans un monde globalisé et en mutation permanente.

Je songe ici au système des "comptes épargne-temps", qui pourrait être une innovation sociale majeure.

Ce système qui permet, en principe, d’accumuler sur compte personnel des périodes de repos ou des indemnités permettant la rémunération à une date ultérieure des périodes de congé supplémentaires. Le temps accumulé permettrait, entre autres, de prendre une période sabbatique consacrée à la formation.

Le gouvernement a chargé le Conseil économique et social de faire des propositions, avant de légiférer en la matière.

Mesdames, Messieurs,
Chères lauréates, Chers lauréats,

Mes dernières paroles vous sont dédiées, car je voudrais une fois encore, vous féliciter pour votre ardeur et votre courage.

Peter Drucker, le grand gourou du management, disait que, de nos jours, les vrais capitalistes ce sont ceux qui détiennent un capital humain, des aptitudes, des compétences particulières.

Vous êtes ces nouveaux capitalistes de la société de la connaissance.

Il ne reste plus qu’à vous souhaiter de faire fructifier ce capital.

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