Jean-Claude Juncker lors de sa nomination en tant que président du Centre international de formation européenne (CIFE)

Monsieur l'Adjoint au maire,
Mes chers amis,
Mesdames, Messieurs,

Je suis impressionné par la coïncidence d'évènements majeurs, dont l'un s'est passé ce matin à Berlin et l'autre cet après-midi à Nice. Voir Madame Merkel accéder aux fonctions de chancelier et moi-même aux fonctions de président du CIFE m'inspirerait beaucoup de commentaires, ne fût-ce que celui-là qui voudrait que j'espère que je garderai mon mandat plus longtemps que Madame Merkel probablement va garder le sien.

Ceci dit, je suis frappé par le fait que vous me demandiez de parler de la place de l'Europe dans le monde, au moment même où cette vieille Europe, au moins la partie Union européenne de l'Europe, puisqu’il ne faut pas confondre Europe et Union européenne, se trouve dans une crise profonde. L'Europe est en crise et parallèlement à cette excitation et ces névroses de crise que nous traversons, voilà que nous voyons surgir, un peu partout à travers la planète, une immense attente d’Europe, une immense, une énorme demande d'Europe. Comment est-ce possible qu'un ensemble qui ne tient pas pour l'instant la route, tel que nous le souhaiterions, puisse faire l'objet de tant de sollicitudes qui viennent d'ailleurs? À vrai dire, je comprends un peu cette sollicitude dont nous faisons l'objet, parce qu'il m'arrive souvent de voyager hors de l'Europe. Et le plus vous vous éloignez de l'Europe, plus belle elle vous apparaît. Ah, que vous êtes fier de l'Europe à partir du moment où vous l'avez quittée!

Et lorsque vous la regardez de loin avec les yeux de ceux que vous visitez, il vous arrive d'appréhender l'essentiel des choses européennes et de mieux comprendre l'Europe telle qu'elle est, telle qu'elle a été et telle qu'elle sera.

Mais nous, qui sommes Européens et qui aimons le nombrilisme, nous préférons regarder l'Europe de l'intérieur. Et si on veut donner à l'Europe un rôle international accru, il faudra bien que nous partions du constat que nous livre le regard que nous portons sur l'Europe de l'intérieur.

L'Europe est en crise, je le disais. Elle est dans une crise profonde. La crise qui actuellement frappe l’Europe est autrement plus grave parce que ceux qui disent qu'il y a crise en Europe le croient généralement. Ce n'est pas une crise habituelle. C'est une crise plus structurelle. La crise est d'abord constitutionnelle, financière ensuite. Nos amis français, dans une de ces erreurs de parcours dont la France n'est pas indemne, ont rejeté le traité constitutionnel qui fut soumis à l'approbation référendaire. Et les Néerlandais ont répété ce geste, à mes yeux irréfléchi, quelques jours plus tard. France, 29 mai, Pays-Bas, le 1er juin. Le Luxembourg d'ailleurs, le 10 juillet, a ratifié par référendum le même traité constitutionnel, porté sans doute par ce bon sens qui caractérise les plus petits ensembles.

La crise est constitutionnelle, elle est financière, puisque nous n'étions pas à même, lors du Conseil européen des 15 et 16 juin 2005, de nous mettre d'accord sur le cadre financier qui doit être celui dans lequel évoluera l'Union européenne sur la période de temps 2007-2013. Mais même si le traité constitutionnel avait été adopté par les peuples français et néerlandais et même si nous avions pu nous mettre d’accord en tant que chefs d'État et de gouvernement sur les perspectives financières pour la période que j'ai dite, l'Europe, néanmoins, serait en crise avec cette nuance, tout de même d'importance, qu'aujourd'hui, nous ne parlerions pas de crise, parce que nous ne l'aurions pas remarqué, tout comme nous n’avions pas remarqué que nous nous dirigions vers une crise au moment même où, allégrement, nous prenions nos routes et nos avenues.

La crise européenne que je détecte vient de beaucoup plus loin. Les crises ne tombent pas du ciel. Les crises ne sont pas des catastrophes naturelles auxquelles on est exposés impuissamment et sans moyen d'y réagir. Les crises se construisent. Elles prennent de l’ampleur. Ceux qui en sont responsables ne voient pas les nuages qui commencent à assombrir le ciel. Nous poursuivons notre route. Nous sommes très surpris de voir l'orage un jour éclater et nous constatons la crise. Mais la crise était là avant la pluie et avant l'orage. Nous avons commis en Europe, les chefs d'État du gouvernement – je m'exprime sur une tonalité autocritique, ce qui dans mon cas est très rare –, nous avons commis plusieurs fautes. Nous parlons mal de l'Europe, nous médisons l'Europe, nous critiquons l'Europe, nous décrivons l'Europe comme un match entre ceux qui gagnent et ceux qui perdent. Nous allons à Bruxelles pour décider une chose, nous retournons dans nos capitales pour dire, ah, nous avons gagné, nous étions les meilleurs, on a convaincu les autres, on a laminé les autres. Les argumentaires des autres ont volé en éclats après avoir écouté notre intervention. Ou si les décisions ne sont pas agréables, nous expliquons que finalement, nous n'avons pas su convaincre la déraison des autres. Ce qui fait qu’aux yeux des observateurs, je veux dire des citoyens européens, l'Europe apparaît plus comme une confrontation que comme la recherche d'un consensus construit avec bon sens et avec lucidité.

Et puis, nous n'avons pas réussi à convaincre les Européens des vertus de l'élargissement. Je me rappelle que lorsque le mur de Berlin est tombé en novembre 1989, la perspective de voir l'Union européenne s'élargir vers les pays de l'Europe centrale et de l’Europe orientale, la perspective de voir les nouvelles démocraties de l'Europe centrale et de l'Europe orientale adhérer à l'Union européenne déclen­chait comme une félicité continentale. Tout le monde, ou presque, était d'accord avec cette perspective. Et nous avons pensé, nous qui nous disons les dirigeants de l'Europe, que ce sentiment général qui prévalait au début des années 1990, sans doute, allait perdurer. Or il n'en fut rien. Pour une simple raison, c'est que dans cette partie occidentale de l'Europe, nous avons commencé à décrire les méfaits, les désavantages, les inconvénients de cet élargissement et de cette adhésion. Nous faisions très souvent comme si des hordes entières venues d'ailleurs allaient envahir l'Europe et supprimer, laminer notre bien-être et notre façon de vivre ensemble.

Dans mon libre cours à toutes sortes de sentiments, qui ne furent pas des sentiments ultra-nobles – or le fait est que nous aurions dû expliquer à nos concitoyens le pourquoi de cet élargissement –, il y a pour cet élargissement une explication simple, mais parce qu'elle est simple, on ne la mentionne jamais. Il y a eu en Europe naissance et émergence de 22 nouveaux États depuis 1989. La plupart sont situés dans l'enceinte même de l'Europe classique et les autres à la périphérie immédiate de l'Union européenne. Sur les huit États membres de l'Europe centrale et de l'Europe orientale qui ont adhéré à l'Union européenne au 1er juin 2004, six n'existaient pas encore en 1990. Sur les 22 États membres qui ont fait leur apparition après 1989, huit sont des voisins immédiats de l'Union européenne des Vingt-cinq. Si nous n'avions pas offert – et en plus, ils nous le demandaient – à ces pays la possibilité d'intégrer la sphère de solidarité européenne, que seraient devenus ces pays? Que serions-nous devenus si ces pays avaient ajouté aux problèmes de l'Europe? Les problèmes de frontière que ces pays ont entre eux-mêmes et avec certains des anciens États membres, les problèmes des minorités et des ethnies, des problèmes historiques mal digérés, des rebonds d’histoire qui rappellent les plus sombres des époques européennes auraient été possibles. Notre continent serait énormément déstabilisé si nous n'avions pas organisé, comme nous l'avons fait, l'adhésion des nouveaux pays membres à l'Union européenne.

On comprend mieux l'élargissement si on s'imagine le devenir du continent européen sans l'élargissement. On comprend mieux le caractère encore précaire de la stabilité si on s'imagine l'instabilité qui aurait été générée par le fait de voir ces pays être définitivement exclus de la sphère de solidarité et de stabilité européenne. Nous avions beaucoup souffert des conséquences, que nous croyions durables, de ce funeste décret de l'histoire qui voulait que l'Europe à tout jamais soit scindée en deux parties. Nous sommes insuffisamment heureux de voir l'histoire et la géographie euro­péenne se retrouver et fêter ses retrouvailles. C'est cela qu’il aurait fallu expliquer, que l'élargissement était bien sûr dans l'intérêt des nouveaux pays membres. Pourquoi ne pourrait-il pas l'être? Et que, bien sûr, il était dans notre intérêt profond, non seulement en termes économiques – il est très avantageux pour les anciens États membres, en termes économiques –, mais aussi en termes d'architecture, de stabilité, qui doit être celle de l'Europe, sinon nous allons retrouver les vieux mal­heurs de l'Europe.

Pourquoi cette Europe en crise? Parce que certains de nos constituants n'ont pas voulu le traité constitutionnel, parce que nous étions incapables de nous mettre d'accord sur les cadres financiers et parce que nous avons omis de bien expliquer, et en profondeur, la cause de l'élargissement – explication qui aurait dû être un plaidoyer. Pourquoi est-ce que cette Europe-là continue à faire l'objet, comme je le disais, de tant de sollicitudes? Mais parce que ceux qui ne sont pas Européens perçoivent mieux le rôle croissant de l'Union européenne sur la scène internationale. Les Européens, eux, les citoyens de l'Europe, ne sont probablement pas poussés par un réel désir de voir l'Europe prendre un certain nombre d'initiatives et de poser ses marques sur la scène internationale. Mais les autres, qui admirent l'Europe pour ce qu'elle a fait, qui arrivent très souvent à décrire mieux que nous autres Européens les performances européennes, ils s'adressent à nous parce qu'ils voient dans notre façon de fonctionner, devant l’histoire qui fut celle de l'Europe, comme un génie européen de mieux faire les choses et d'apprendre les leçons de l'Histoire. Alors que d'autres parties du monde ont du mal à tirer les leçons de leur histoire, souvent aussi tragiques que la nôtre.

Les Européens, eux, depuis 1945, ont appris à intégrer dans leur programme d'action politique les leçons de l'Histoire. Rares sont les Européens qui se rendent compte de l'importance que l'Europe a pris sur la scène internationale depuis l'avènement de l'euro. Rares sont les Européens qui savent que les douze pays membres de la zone euro aujourd'hui se présentent alignés de la même façon lors des grandes réunions des institutions financières internationales. Je me présente comme président de l'Euro­groupe, les douze pays de l'euro au niveau du G7. Jamais, Premier ministre luxembourgeois, je n'aurais cru avoir accès à cette robuste assemblée. Mais voilà le président de l'Eurogroupe qui représente les intérêts économiques financiers et parfois monétaires de la zone euro au niveau international via le mécanisme du G7.

Je voudrais d'ailleurs que dans les institutions financières internationales, celles qui évoluent dans la mouvance onusienne, je veux parler de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, je voudrais que là encore, les pays membres de la zone euro – je voudrais que tous les pays membres de l'Union européenne deviennent membre de la zone euro – puissent disposer d'un siège unique. Pourquoi est-ce que les Européens continuent à se faire représenter par leurs 25 ministres des Finances? Pourquoi est-ce que les pays de la zone euro, lorsqu'il s'agit d'exposer les buts européens des affaires, ne se borneraient-ils pas à se faire représenter par un seul représentant qui pourrait parler au nom de tous? Informellement, nous le faisons entre nous, puisque les ministres des Finances sont des gens plus sages qu'il n’y paraît, puisque les autres collègues me demandent de prendre la parole et puis, en général, ils n'ajoutent rien. Nous donnons l'impression d'être unis, mais nous ne le sommes pas structurellement. Il faudrait que l'Europe, voulant parler d'une voix – et en matière monétaire, cela doit être possible, on n'a pas d'autre possibilité –puisse se présenter dans une composition plus singulière que celle, plurielle, qui actuellement la caractérise.

Rares sont les Européens, puisque je veux parler de l'action extérieure de l'Union européenne et donc de l'euro, qui se rendent compte du fait que l'euro, que la monnaie unique est la seule réponse, jusqu'à ce jour, cohérente et crédible à la globalisation de l'économie. S'imaginer un éparpillement des contre-forces européennes contre la globalisation sans avoir la monnaie unique nous amènerait à dresser un tableau assez chaotique. Mais le fait de disposer d'une des monnaies les plus fortes du monde, le fait de gérer collectivement et solidairement cette monnaie unique, le fait de mieux coordonner nos politiques économiques, le fait de gérer d'une façon autonome et indépendante notre monnaie nous donne une influence au niveau international que nous n'avions pas avant d'avoir lancé la monnaie unique.

Et rares encore sont les Européens au courant des nombreuses missions extérieures de l'Union européenne. Nous donnons souvent vers l'intérieur de l'Europe une impression comme si nous ne disposions pas de politique extérieure. Il est vrai que pendant très longtemps, nous en parlions sans disposer de politique extérieure commune. Dans le traité de Maastricht, nous avons fait semblant de lancer la politique extérieure de sécurité commune, puisque nous l'appelions ainsi, alors qu'auparavant nous avons parlé de coopération politique européenne. Mais le fait de conférer un titre n'entraîne pas encore un programme d'action et une démarche. Cette démarche a mis beaucoup de temps à se mettre en place et aujourd'hui, nous assistons aux premières expressions de cette visibilité accrue de l'Union européenne vers l'extérieur.

Je fais référence aux différentes missions de police que depuis quelques années, l'Union européenne est en train d'exécuter. En Bosnie-Herzégovine, en Macédoine, où la présence du haut représentant et donc du ministre des Affaires étrangères de l'Union européenne, si vous voulez, aux moments cruciaux de la crise a évité à ce pays de retomber dans la guerre civile et de voir déferler tous les affrontements interethniques dont les Balkans occidentaux sont capables. La présence policière européenne a évité, a empêché la guerre en Macédoine, si bien que la Macédoine, au mois de décembre probablement, fera l'objet d'une décision du Conseil européen de devenir candidat à l'adhésion à l'Union européenne.

La mission de police à Kinshasa au Congo. Quels sont les Européens qui savent vraiment que, déjà aujourd'hui en Afrique, l'Union européenne est présente civilement et policièrement? Il y a la mission intégrée de l'Union européenne en Irak. Nous l'avons décidé conjointement avec le président des États-Unis, que j'ai vu en février et que j'ai vu en juin. Nous avons décidé de mettre en place cette mission intégrée d'États en Irak en dépit des désaccords transatlantiques sur la guerre de l'Irak. Nous étions capables, nous Européens, d'offrir aux Américains et de répondre à leur demande d'être présents sur le territoire irakien, ce qui était à vrai dire inimaginable au moment du déclenchement de la guerre de l'Irak. Nous avons une mission de soutien que nous opérons au Soudan. Et nous avons une mission de surveillance que nous faisons évoluer en Indonésie. J'ai l'impression que vers l'intérieur de l'Europe, nous parlons trop peu de nos efforts de politique extérieure de stabilisation et de pacification dans les autres parties du monde.

L'Union européenne dispose de stratégies toutes faites pour la Russie. C'est la première stratégie européenne dont nous nous sommes dotés il y a quelques années. Cette Russie, dont il ne faudrait pas que nous la perdions de vue, puisqu'elle est en grande partie européenne et puisque, de tous temps, elle a influé sur l'architecture européenne et, pour les temps à venir, elle influencera d'une façon notable le devenir de l'Europe. Il n'y a pas d'architecture européenne qui n'intégrerait pas dans son futur développement cette énorme Russie qui est notre voisin immédiat. Voisin immédiat qui fait que, puisqu'il y a d'autres voisins immédiats, l'Europe est en train de se doter d'une politique de voisinage. Expression que beaucoup de nos amis voisins n'aiment pas, puisqu'ils se considèrent européens comme nous. Mais nous avons en Europe cette façon condescendante de traiter les autres. Nous sommes en train de mettre en place une politique de nouveau voisinage, et nous appelons voisins de l'Europe les Ukrainiens, certains amis du Caucase, qui eux, très souvent, se considèrent comme aussi européens que nous. Mais ils comprennent bien le sens général de notre démarche. Nous nous doterons bientôt, en décembre, d’une stratégie européenne pour l'Afrique, sous Présidence britannique et sur proposition de la Commission et du haut représentant. Je veux dire par là que l'Union européenne est de plus en plus présente sur la scène internationale, que le monde s'en aperçoit, mais que le citoyen européen, en règle générale, l'ignore. Ce qui fait que je plaide, et je plaiderai toujours pour que nous communiquions mieux aux Européens les performances européennes qui sont notables et qui très souvent sont remarquables.

Il y a devant l'Union européenne un certain nombre de défis, je veux dire de grands chantiers ou des devoirs d'avenir. Je crois que tout d'abord, il faudra que nous donnions à notre action extérieure un fil conducteur. Et ce fil conducteur doit être le multilatéralisme efficace. Nous l'avons souvent dit, il faudra faire en sorte que ce multilatéralisme efficace devienne plus visible. Ce multilatéralisme efficace passe bien sûr par l’appui que l'Union européenne ne cessera d'apporter aux grands objectifs de l'ONU à chaque fois que le Conseil européen des chefs d'État du gouvernement se penche sur les grandes questions d'équilibre planétaire. Nous faisons référence à la notion de multilatéralisme efficace et nous soulignons à chaque fois que nous voudrions voir ce multilatéralisme efficace se mettre au service des grands objectifs de l'ONU. Ce qui, là encore, m'amène à dire qu’il serait souhaitable qu'au Conseil de sécurité, l'Union européenne – ensemble et projet politique – se fasse représenter par un seul représentant qui doit être le futur ministre des Affaires étrangères de l'Europe. Moi, je sais bien que les membres permanents du Conseil de sécurité, dont le Luxembourg – pour des raisons jusqu'à présent inexpliquées – ne fait pas partie, n'aiment pas cette perspective. Et je ne crois pas qu'il serait souhaitable d'échanger du jour au lendemain les trois membres permanents qui viennent d'Europe contre une représentation unique. Être repré­senté d'une façon plus singulière n’amène pas nécessairement à l'élaboration d'une politique extérieure qui serait vraiment commune, c'est-à-dire unique. Mais avoir en perspec­tive cette possibilité de voir l’Europe, un jour, pour mieux se représenter et pour impres­sionner le monde, avoir une représentation unique au niveau du Conseil de sécurité des Nations unies est une idée qui ne me sort pas de la tête.

Nous avons des devoirs immédiats et moins éloignés de nous géographiquement. Il faut bien voir que la situation dans les Balkans occidentaux, au milieu de l'Europe – ce ne sont pas des voisins de l'Europe – que la situation aux Balkans occidentaux reste des plus précaires. Nous aborderons bientôt dans cette région traumatisée des négociations sur le Kosovo, sur le statut dont on dit qu’il doit s'agir d'un statut final du Kosovo. Nous sommes dans une région de l'Europe où tout est compliqué. De Gaulle, un jour, c'est ce qu'il relate dans ses mémoires, en prenant l'avion pour le Liban, écrivit: je m’envolais avec des idées simples vers l'Orient compliqué. Nous nous envolons avec des idées toujours plus simples vers les Balkans toujours plus compliqués. Nous donnons des leçons, nous expliquons aux pays des Balkans comment il faut faire, mais en fait, un, sur un certain nombre d'enjeux essentiels, nous continuons à être divisés entre nous. Et deux, nous prenons insuffisamment en compte les incidences régionales immédiates, qui sont celles de décisions irréfléchies que nous pourrions prendre pour une partie seulement de cette région.

Je vous donne un exemple. Lors du Conseil européen de Thessalonique en juin 2003, nous avons offert aux pays des Balkans occidentaux une perspective européenne. Avec la Croatie, nous venons d'entamer les négociations d'adhésion le 3 octobre. Avec d'autres pays, nous avons conclu des accords de stabilité. Mais ce terme même de perspective européenne est très important pour la région, parce que sans cette perspective européenne, ces pays ne sauraient pas à quel saint se vouer pour pouvoir résoudre leurs problèmes internes et leurs problèmes de voisinage immédiat. Or ce terme de perspective européenne connaît une interprétation très divergente à quelques dizaines de kilomètres à vol d'oiseau. Au Kosovo, perspective européenne veut dire indépendance. Les Albanais du Kosovo comprennent le terme perspective européenne comme impliquant, obligatoirement, l'indépendance du Kosovo. En même temps, à quelques kilomètres de là, dans la Republika Srpska, cette partie serbe de la Bosnie-Herzégovine, les habitants serbes sont priés de comprendre par perspective européenne le maintien dans la fédération de la Bosnie-Herzégovine. Si on accorde l'indépendance au Kosovo, il est évident que la Republika Srpska voudra devenir indépendante.

Je ne fais pas de commentaire qui serait lié au fond. Je décris la difficulté de l'action extérieure de l'Union européenne, le même terme qui veut dire deux choses dans une même région. Le fait est que si vous accordez l'indépendance à un pays, vous entraînez des problèmes énormes avec d'autres entités de cet ensemble compliqué. Et je vous le dis, non pas pour vous dire comment il faut faire ou pour que vous me disiez comment il faudrait que nous fassions, mais pour vous dire l'extrême prudence que l'Union européenne doit mettre en application lorsqu'il s'agit d'aborder ces problèmes-là qui risquent, s'ils sont mal gérés, de voir la guerre réinvestir les Balkans occidentaux comme nous l'avons connu il n'y a pas si longtemps. Parce qu'il y a cinq ou six années, des camps de concentration étaient opérés au Kosovo, des terribles poursuites ethniques étaient organisées autour et au Kosovo. Il y a dix années, on tirait dans les rues de Sarajevo, en pleine Bosnie, à laquelle nous venons d'offrir une perspective européenne. Non pas que nous oubliions vite les histoires récentes. Kosovo, six années. Bosnie, dix années. Dix années seulement. Et voilà les Européens, ceux de la vieille Europe, mettre en danger, parce que n’accor­dant pas suffisamment d'attention à l'essentiel, le plus noble des projets européens que nous ayons jamais connu.

À côté des Balkans occidentaux, il y a bien sûr la Russie, j'en ai touché un mot. Il y a les relations à organiser avec les États-Unis d'Amérique, dont nous avons pu éliminer un certain nombre d'irritations pendant le premier semestre de cette année, mais avec lesquels les différends restent tout de même d'importance, notamment sur le plan commercial et au moment des grandes négociations commerciales comme celles internationales dans le cadre du Doha Round.

Il y a le Moyen-Orient, c'est une terre de soucis, européens également. Ce n'est pas n'importe quelle région. C'est le berceau de trois grandes religions mondiales. C'est d'ailleurs la seule raison qui fait que le monde entier y prenne un intérêt, parce qu'il y a d'autres conflits autrement plus meurtriers, autrement plus sanglants ailleurs, dont on ne parle pas. Mais de ce conflit-là, on en parle, parce qu'il est immédiatement européen pour des raisons de voisinage et pour des raisons de civilisation ensuite, parce que berceau de trois religions mondiales. Nous nous apprêtons à envoyer dans le territoire palestinien une mission de police. Le Conseil des ministres des Affaires étrangères vient de confirmer cette décision hier. C'est la première fois que l'Union européenne interviendra sur un terrain, si j'ose dire, sans mauvais jeu de mots, aussi miné que celui du Moyen-Orient. Mais c'est tout à l'honneur de l'Europe que de le faire, que de prêter main forte à ceux, Israéliens, Palestiniens et Égyptiens en même temps, qui nous demandent de venir à leur secours.

Et puis il y a l'Asie. Le processus que nous avons mis en condition de pouvoir fonctionner, qui s'appelle l’ASEM, c'est-à-dire l'union entre les pays asiatiques et les pays européens, est un processus qui, certes, reste fragile, peu performant, mais qui a le mérite d'exister. Depuis 1996, nous organisons tous les deux ans une grande rencontre entre les dirigeants de l'Asie et les dirigeants de l'Europe. Alors qu'auparavant, rares étaient les canaux de dialogue directs entre l'Union européenne et l'Asie. On passait normalement par Washington pour nous faire passer les messages. Maintenant, le dialogue est immédiat, direct, mais insuffisamment franc et direct, parce que les Asiatiques ont parfois beaucoup de difficultés à bien comprendre cette façon européenne d'aborder franchement les sujets qui peuvent fâcher. Mais énormément de progrès ont été accomplis dans cette voie. Il faudrait encore que les Européens comprennent mieux que le respect des autres a des vertus qui très souvent ne sont pas européennes. Cette façon que nous avons en Europe de faire la leçon à tout le monde, cette façon d'expliquer aux Asiatiques que notre conception de la démocratie occidentale doit être exactement celle à laquelle ils doivent adhérer, peut très souvent gêner même les mieux intentionnés parmi nos amis asiatiques. Moi, j'ai pour règle de leur dire ce qu'il faut leur dire, mais de le dire sous quatre yeux et en petit comité, et de m'exprimer, je n'ose pas dire plus sagement, mais de manière plus conforme aux traditions locales, lorsque je m'exprime devant des publics asiatiques qui sont plus larges.

Il y a surtout l'Afrique, cette pauvre, malheureuse, mais néanmoins grande et noble Afrique qui est le continent qui nous est le plus proche. Et nous disons souvent, sur un ton poétiquement enjoué, que les Africains sont nos cousins. Mais c'est tellement vrai qu'ils sont nos cousins. Et si l'Europe ne s'occupe pas de l'Afrique, qui s'occupera de l'Afrique? Personne ne s'occupera de l'Afrique si l'Europe ne le fait pas. Nous avons décidé, sous ma présidence en mai d'augmenter, et considérablement, le niveau de l'aide publique au développement. Je veux dire l'aide européenne au développement, qui est minable, médiocre et ridicule à l'heure qu’il est. Nous la porterons à 0,56% du PIB jusqu'en 2010 et à 0,7% jusqu'en 2015. Ce qui voudra dire que l'Europe mettra à disposition des pays en voie de développement chaque année 20 milliards de dollars de plus. Et 50% de ces montants, qui seront corrigés vers le haut, seront directement affectés au continent africain. C'est une grande politique européenne si nous la réussissons.

Est-ce qu’on n’arriverait peut-être pas à faire rêver les jeunes Européens si on arrivait à leur faire admettre qu'un grand projet européen doit être l’éradication de la pauvreté au cours des premières décennies du XXIe siècle? Nous avons été capables d’abolir l'esclavage au XIXe siècle. Pourquoi, nous Européens riches, nous ne serions pas capables, en conjuguant nos efforts à ceux des Africains, d’éradiquer définitivement la pauvreté pendant les trois premières décennies de ce XXIe siècle? Y a-t-il projet européen plus noble que celui-là? Et je vous rends attentifs au fait que ce projet se jouerait, se ferait, se réaliserait hors de l’Europe. L'Europe au service des autres. Vouloir avoir une Europe qui aurait des ambitions pour elle-même et qui ne ferait pas partager les autres à la réalisation de ces mêmes ambitions, dont je crois qu'elles ne peuvent pas être restreintes à l'Europe. Voilà un projet qui peut-être aurait pour conséquence de réapprendre aux Européens d'aimer leur vieille Europe.

Je crois en effet que si nous étions plus performants, plus compétents, plus soucieux de bien faire au niveau de nos actions vers l'extérieur, nous arriverions peut-être à impressionner les Européens, ceux qui regardent l'Europe de l'intérieur en attirant leur attention sur la validité et sur la justesse de l'action extérieure de l'Union européenne. Essayer d'importer une partie de l'admiration dont l'Union euro­péenne fait très souvent l'objet dans le monde, en transformant cette admiration venue de l'extérieur comme une fierté légitime, qui, elle, viendrait de l'intérieur.

Tout cela, Mesdames, Messieurs, malheureusement n'est pas pour demain matin dix heures et demi. Il nous faudra beaucoup de détermination, de patience pour réaliser tout cela. Il nous faudra cette détermination et cette patience dont ont besoin les grandes ambitions et les longs trajets. Merci.

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