Luc Frieden, Discours à l'occasion de la 150e anniversaire du Conseil d'État, Luxembourg

- Seul le discours prononcé fait foi -

Excellences,
Monsieur le Président de la Chambre des Députés,
Monsieur le Président du Conseil d’État,
Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi d’abord de vous prier de bien vouloir excuser Monsieur le Premier ministre retenu à Bruxelles où il préside la réunion des ministres de l’Eurogroupe.

Le Grand-Duché de Luxembourg fête aujourd’hui les cent cinquante ans de son Conseil d’État et c’est tout naturellement que le gouvernement, en cette circonstance solennelle, voudrait exprimer à cette institution prestigieuse, ainsi qu’à ceux qui l’ont composé et qui en font partie de nos jours, sa gratitude pour le travail accompli. Votre contribution éminente à l’amélioration de la législation luxembourgeoise, mais aussi votre rôle déterminant dans le renforcement de l’État de droit durant les cent quarante années où le Conseil d’État fut la juridiction administrative suprême du pays, méritent la reconnaissance de toute notre communauté nationale.

Les anniversaires ont le mérite de nous rappeler l’histoire, mais aussi de nous permettre de nous projeter vers l’avenir. Qu’il me soit permis en ce haut-lieu de la réflexion qu’a toujours été le Conseil d’État d’essayer de définir le rôle futur de cette institution pour les décennies à venir en abordant successivement sa place institutionnelle, son rôle, ses compétences, ses moyens d’action et sa composition.

En examinant la Constitution, on observe tout d’abord que le Conseil d’État, de 1856 à 1989, n’était pas mentionné expressis verbis dans la Constitution. Il y figurait comme un conseil à côté du gouvernement appelé à déliberer sur les projets de loi. Ce n’est qu’en 1989 que le Conseil d’État est désigné par son nom dans la Constitution qui lui consacra alors un article séparé, l’article 83 bis. Malgré cette nouvelle disposition, qui fut absolument nécessaire à nos yeux pour reconnaître à cette institution l’importance qui est la sienne, la place institutionnelle du Conseil d’État n’a pas changé. Le Conseil d’État reste - et devra rester - un organe consultatif du pouvoir exécutif. Ses membres sont nommés par le Grand-Duc, le Grand-Duc a le droit de dissoudre le Conseil d’État, il peut présider le Conseil d’État, et, hormis les amendements parlementaires, il appartient au Grand-Duc et au gouvernement seuls de saisir le Conseil d’État. C’est également dans cet esprit que la loi prévoit que le gouvernement devrait en principe recueillir d’abord l’avis du Conseil d’État avant de déposer un projet de loi à la Chambre. Disposition peu respectée puisque les parlementaires et les médias veulent immédiatement voir les textes approuvés par le gouvernement. De même, c’est à la seule attention du gouvernement que le Conseil d’État peut proposer de légiférer. C’est de cette fonction de conseil du pouvoir exécutif, qui n’enlève rien à l’indépendance du Conseil d’État, que découle son rôle.

Mais ce rôle en démocratie parlementaire du XXIe siècle, doit-il être le même que celui du Conseil d’État luxembourgeois d’origine, inspiré des Conseil d’État de France ou, plus encore de la Constitution des Pays-Bas de 1815? Rappelons le message du Prince Henri, Lieutenant du Roi-Grand-Duc, à la Chambre des Députés en 1856: "Pour la législation, le Conseil d’État tiendra lieu d’une deuxième Chambre; son action deviendra une garantie pour la maturité des lois". Ce fut là, dès le début, sa mission essentielle en matière de législation. On observera d’ailleurs que ce conseil reprenait les fonctions de la commission permanente de législation prévue dans la Constitution de 1848. Ce rôle n’est pas devenu aujourd’hui moins important, bien au contraire. Je crois qu’il est essentiel qu’il y ait à côté du gouvernement et de la Chambre un organe qui puisse, avec un certain recul, dans un certain anonymat aussi, séparé des contraintes de la vie politique et médiatique examiner la qualité des projets de loi. On a souvent parlé, à juste titre, du pouvoir modérateur du Conseil d’État. Par la qualité de ses avis, et la façon dont il les élabore, le Conseil d’État a, en règle générale, bien rempli ce rôle indispensable et qui, d’ailleurs, ne pourrait pas être rempli de la même manière par une Chambre Haute.

La question se pose toutefois si dans le domaine législatif, le Conseil d’État doit être avant tout un organe politique ou juridique. Ses moyens d’action, voire même sa composition me semble devoir découler de la réponse que l’on donne à cette question. Si le droit est l’expression de choix politiques, et qu’on ne peut donc exclure un certain rôle politique au Conseil d’État, nous estimons cependant que la mission essentielle du Conseil d’État, dans les années à venir, devrait être d’examiner la conformité des projets de loi aux normes juridiques supérieures, constitutionnelles ou internationales, de veiller à la cohérence du droit et à la qualité du travail législatif.

Les moyens d’action à la disposition du Conseil d’État doivent refléter ce rôle éminent de conseil – rappelons que le Conseil d’État est le seul organe, à côté de la Chambre et du gouvernement, à connaître de tous les projets de loi. Nous estimons que ce qu’on appelle communément les oppositions formelles - le refus du Conseil d’État de dispenser la Chambre du second vote constitutionnel, l’obligeant ainsi à revoter le texte trois mois après le premier vote - ne devrait exister que dans les cas où le projet de loi se trouve en opposition avec d’autres principes juridiques ou des normes juridiques supérieures. En tout état de cause, nous estimons qu’il serait utile que le Conseil d’État définisse et communique les critères qui l’amènent à refuser la dispense du second vote constitutionnel.

De même, il y a lieu de réfléchir s’il est opportun de maintenir la nécessité d’un avis du Conseil d’État en matière de transposition de textes européens à caractère technique ou encore de traités internationaux qui, pour leur approbation parlementaire, ne requièrent pas de modification de la législation interne luxembourgeoise. Dans le même ordre d’idées, le gouvernement devrait pouvoir décider, même en dehors de la procédure d’urgence, s’il juge opportun de soumettre à l’avis du Conseil d’État un projet de règlement grand-ducal. Pour les nombreux règlements à caractère technique, cet avis ne semble pas s’imposer. Une telle réforme permettrait au Conseil d’État de rehausser son travail en matière législatif, le nombre de textes de loi ayant considérablement augmenté au cours des dernières années.

S’il nous semble opportun d’avoir un débat pour recentrer le travail du Conseil d’État sur la qualité de la législation et son respect des normes supérieures, son rôle politique pourrait être renforcé par un recours plus fréquent du gouvernement à l’autre volet de la mission consultative que la Constitution confère au Conseil d’État. En effet , le Conseil d’Etat peut être consulté par le gouvernement sur toutes questions de haute administration ou sur le principe même de légiférer dans un domaine particulier. Nous profitons peut-être trop peu, par ce biais, de la sagesse et de la diversité des membres qui composent cette haute institution.

Dans le monde économique d’aujourd’hui, les choses évoluent vite et l’avenir appartient à ceux qui savent agir rapidement, avant les autres. À travers l’encadrement juridique, les autorités politiques peuvent jouer un rôle déterminant dans les choix économiques qui sont faits dans un monde globalisé. La construction européenne, qui a été si bénéfique pour notre pays, exige aussi que nous agissions plus vite qu’il y a plusieurs décennies. Pour ces motifs, de même que pour des considérations de démocratie parlementaire, il nous semble utile de réexaminer la durée de notre procédure législative. Si en pratique le progrès de la procédure parlementaire dépend de l’existence de l’avis du Conseil d’État, il ne faut pas oublier que la réforme de 1996 a instauré un mécanisme selon lequel le Conseil d’État doit rendre son avis dans un délai de trois mois à la suite d’un premier vote d’un projet de loi par la Chambre. Il est surprenant de voir que la Chambre, qui fut à l’origine de ce mécanisme, ne semble avoir fait aucune application de ce texte à ce jour. Je crois que ceci peut être un mécanisme utile dans des situations d’urgence, ou des situations où le délai raisonnable endéans lequel on peut s’attendre à un avis est dépassé.

Si notre pays veut maintenir ses succès, notamment économiques, tous les acteurs de la procédure législative doivent agir vite, de façon réfléchie et concertée. Je voudrais d’ailleurs, au nom du gouvernement, remercier la Chambre des députés et le Conseil d’État d’avoir montré, dans le cadre institutionnel actuel, cet esprit de coopération et de rapidité chaque fois que cela fut nécessaire pour agir dans l’intérêt du Luxembourg.

Il me semble néanmoins essentiel de réfléchir aux moyens d’accélérer nos procédures. Je viens d’énoncer des pistes qui ont trait au Conseil d’État. La même réflexion s’impose en ce qui concerne le gouvernement et la Chambre, notamment dans le contexte des transpositions de textes européens. Si ces textes sont à caractère technique, notamment dans le domaine économique et financier, il nous semble qu’une loi cadre devrait prévoir un recours plus fréquent au règlement grand-ducal, quitte à instaurer un mécanisme de concertation entre le gouvernement et la Chambre, permettant, dans certains cas, à un certain nombre de députés d’exiger une approbation parlementaire.

La composition du Conseil d’État, la qualification de ses membres devra dépendre du rôle principal que l’on confiera au Conseil d’État. Si ce rôle devait devenir plus juridique, il est évident que la grande majorité de ses membres devraient avoir une qualification juridique, comme c’est d’ailleurs le cas dans certains autres pays. Par ailleurs, il nous semble que le nombre de conseillers d’État devrait être réexaminé en fonction du volume de travail confié au Conseil, qui est encore fonction du rôle que l’on veut lui confier, ainsi que de la durée raisonnable de la procédure législative. Enfin, le mode de désignation des membres du Conseil d’État mérite une nouvelle réflexion. Si l’élection nous semble être un mauvais choix - il s’agit justement d’avoir un organe consultatif qui fonctionne en dehors des vicissitudes électorales – il faudra choisir les conseillers en fonction d’un profil clair des compétences dont le Conseil a besoin en matière de législation, ces compétences pourraient être discutées au préalable par le président du gouvernement, de la Chambre et du Conseil d’État avant de solliciter des candidatures tant du secteur public que privé, le mélange des deux étant si bénéfique pour le travail du Conseil.

Altesses Royales,
Mesdames, Messieurs,

Dans un monde qui change rapidement, il me semble essentiel de rappeler le rôle stabilisateur et la continuité qu’incarnent nos institutions. Aussi nous semble-t-il qu’il ne faille modifier les compétences de nos institutions qu’après mûre réflexion et dans le seul souci de renforcer l’État de droit et la démocratie. Le respect de nos institutions est un impératif trop souvent oublié. Mais il ne faut pas avoir peur des réformes qui ont pour seul objet, dans le respect des institutions, d’améliorer le fonctionnement de celles-ci pour mieux répondre aux défis de l’avenir et du monde de plus en plus interdépendant.

C’est dans cet esprit de réforme que le gouvernement souhaite également que le texte qu’il a déposé en 2004 pour moderniser le chapitre de la Constitution relatif au gouvernement soit enfin examiné par le Conseil d’État et par la Chambre.

Nous souhaitons que les réflexions que nous nous sommes permis d’évoquer aujourd’hui concernant le Conseil d’État alimentent le débat. J’encourage le Conseil d’État à contribuer activement à ce débat. A l’instar du dialogue interinstutionnel que nous avions mené lors de la création de la Cour constitutionnelle et des juridictions administratives, j’estime que nous devrions mener ensemble – gouvernement, Chambre et Conseil d’État - une réflexion approfondie sur la procédure législative.

Que le Conseil d’État, adapté aux nécessités de notre temps, reste l’organe de réflexion respecté qu’il fut au cours de sa longue histoire, tel est le souhait que le gouvernement exprime en ce jour, en y associant encore une fois notre reconnaissance pour le travail remarquable accompli dans l’intérêt national depuis cent cinquante ans.

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