Contribution écrite du ministre Jean-Louis Schiltz: "Le commerce doit se mettre au service du développement"

L'année 2000 a été celle de la rupture dans le monde du développement. Rupture dans le sens positif du terme, alors que c'est en 2000 que la communauté internationale s'est enfin réveillée face aux immenses souffrances infligées par la misère à l'humanité. "Mener le combat contre l'inacceptable", tel aurait pu être le message de l'époque, lorsqu'à l'occasion du Sommet du Millénaire des Nations unies la communauté des Etats s'est fixée comme objectif de réduire de moitié la pauvreté d'ici à 2015.

Qu'avons-nous fait depuis lors? Alors que nous arrivons au milieu du gué, deux avancées majeures relevant de la coopération au développement intervenues en 2005 méritent d'être mises en avant.

Premièrement, les Etats membres de l'Union européenne ont pris, sous présidence luxembourgeoise, l'engagement de porter progressivement leur aide publique au développement (APD) à 0,56 pour cent du RNB en 2010 et à 0,7 pour cent à la date symbolique de 2015.

Ainsi, les moyens financiers consacrés annuellement à la coopération au développement feront plus que doubler pour dépasser 100 milliards d'euros en 2015. La seconde avancée majeure de 2005 est celle de l'adoption conjointe par les pays donateurs et par les pays partenaires d'une déclaration sur l'efficacité de l'aide au développement, mieux connue sous le nom de "Déclaration de Paris". La mise en œuvre des principes de cette déclaration accroîtra grandement la qualité des actions de coopération ainsi que leur impact, ce qui est essentiel à l'aube d'une augmentation considérable des flux financiers en faveur du développement.

Pour nécessaires et importantes qu'elles soient, ces avancées en matière de solidarité internationale classique ne suffiront pas à garantir l'éradication de l'extrême pauvreté à moyen terme. Il convient en effet de s'assurer que d'autres politiques publiques ne contrecarrent pas les efforts entrepris à travers la coopération mais qu'elles se mettent au contraire dans toute la mesure du possible au service du développement des pays les plus démunis. La politique commerciale est indéniablement celle qui est la plus cruciale et, à tort ou à raison, la plus vilipendée à cet égard.

Si l'année 2005 a été au plan international celle de la refonte de la coopération au développement, je prétends que 2007 doit être celle de la définition de nouvelles règles commerciales en faveur du développement. Nous faisons ici face à deux rendez-vous qui offrent la chance unique de faciliter l'insertion des pays en développement dans les échanges commerciaux régionaux et mondiaux, cette insertion étant l'une des clés du développement durable. Le premier de ces rendez-vous est le cycle actuel de négociation au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), mieux connu sous le nom de cycle de Doha pour le développement. En dépit de ses imperfections - il s'agit-là d'un autre sujet -, ce cycle pourrait apporter des modifications favorables aux pays en développement. Je vise ici en particulier des éléments tels que l'élimination des subventions à l'exportation des produits agricoles des pays développés ou encore une grande ouverture unilatérale des marchés envers les exportations des pays les moins avancés. L'Union européenne et les Etats-Unis, qui détiennent la clé des négociations, ne doivent ménager aucun effort pour aboutir à un accord dans les prochains mois.

Mais c'est sur le deuxième rendez-vous de 2007 que je souhaite développer plus longuement ma pensée, car ce dossier est complexe, pressant à certains égards, controversé et, à mes yeux, plus décisif encore que le cycle de Doha pour le décollage économique du continent africain. Je fais référence aux accords de partenariat économique (APE) qui sont en cours de négociation entre l'Union européenne et les pays ACP regroupés en six sous-régions (Afrique de l'Ouest, Afrique centrale, Afrique orientale, Afrique australe, Caraïbes et Pacifique). S'agissant tout d'abord du calendrier des négociations, celles-ci sont censées être conclues d'ici la fin de l'année, conformément aux engagements pris par l'UE et les pays ACP envers leurs partenaires au sein de l'OMC. Le régime commercial UE-ACP actuel n'est pas conforme aux règles de l'OMC. En 2000, l'UE et les pays ACP ont obtenu un délai de huit ans pour ajuster leur régime bilatéral, soit jusqu'à la fin de cette année. Cette échéance n'est pas à prendre à la légère, car ne pas la respecter pourrait avoir de sérieuses conséquences. L'UE se verrait obligée de traiter une bonne partie des pays ACP comme tous les autres pays en développement, ce qui rendrait bien sûr l'accès au marché européen beaucoup plus difficile à l'avenir. Plus une minute n'est donc à perdre dans les négodations en cours, ceci d'autant plus qu'à ce jour personne n'a été à même de proposer une alternative crédible à la voie qui est actuellement poursuivie.

Quel est le contenu des APE? Contrairement à ce qu'affirment certains de leurs détracteurs, les APE ne se résument nullement à une zone de libre-échange birégionale entre l'UE, d'une part, et les six régions ACP, de l'autre. Mais commençons par cet élément. Pour pouvoir maintenir et, plus encore, augmenter l'ouverture du marché européen aux exportations ACP sans enfreindre les règles de l'OMC, les accords à conclure doivent avoir pour objet la stimulation des échanges de part et d'autre. Pour leur mise en place, une certaine flexibilité est permise et il conviendra d'en user pleinement et sous différentes facettes.

En premier lieu, le processus peut s'étendre sur un certain nombre d'années. Dans le cas des ACP, il conviendra de prévoir des périodes de transition de minimum douze voire quinze ans, si bien que les réductions tarifaires du côté des ACP ne seront complétées qu'en 2020 au plus tôt. Deuxièmement, ces réductions peuvent être concentrées sur la fin de la période de transition. Troisièmement, l'ouverture doit être aussi asymétrique que possible au niveau des produits visés. Ceci signifie que l'UE devra éliminer sans délai à peu près toutes les restrictions tarifaires et quantitatives subsistant à l'égard des exportations des ACP, tandis que les ACP pourraient maintenir une protection à l'encontre de 20 pour cent des exportations de l'UE au-delà de la période de transition, donc au-delà de 2020!

Ce dernier point est particulièrement important. C'est ainsi que je considère par exemple que chaque région du monde a le droit d'organiser son agriculture comme elle l'entend. Je revendique ce droit pour l'Union européenne, par le biais de la politique agricole commune, mais je le revendique aussi et surtout pour les ACP, alors que nous parlons dans leur cas d'économies où souvent près de 80 pour cent de la population vit de l'agriculture. Grâce à l'ouverture asymétrique, les pays ACP doivent d'abord pouvoir protéger leur production agricole de la concurrence européenne dans la mesure qu'ils estimeront nécessaire. J'ajoute ensuite à propos de l'agriculture que le droit énoncé ci avant implique également l'obligation de ne pas désorganiser, par sa propre politique agricole, l'agriculture d'autres régions. D'où l'importance que les subventions à l'exportation, mesures déstabilisantes s'il en est - les fameux poulets européens du marché de Dakar -, soient éliminées dans le contexte des négociations de l'OMC.

Venons-en maintenant aux autres composantes des APE, qui sont moins connues mais essentielles à leur appréciation à l'aune des objectifs de développement fixés. A mon sens, la plus importante d'entre elles est l'intégration régionale. Les six régions avec lesquelles l'Union européenne négocie sont aujourd'hui loin de constituer des unions douanières et moins encore des marchés intégrés. Or, il est évident que l'essor économique de l'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique est à l'heure actuelle fortement contrarié par le manque d'intégration économique régionale. De ce point de vue, les APE sont susceptibles de donner un élan décisif aux processus d'intégration en cours, particulièrement en Afrique. En effet, les APE incluront non seulement les engagements pris de région à région, mais également des engagements juridiques en termes d'intégration régionale du côté ACP. S'agissant du calendrier, la constitution, l'approfondissement et, partant, le renforcement de marchés régionaux intégrés précéderont l'ouverture extérieure vers l'Union européenne. Ainsi, ce seront six ensembles économiques plus grands et plus forts qui feront face à l'UE plutôt que, comme aujourd'hui, 71 pays aux économies isolées.

Un deuxième ingrédient méconnu des APE est celui des règles liées au commerce. Il y a tout d'abord les règles d'origine qui déterminent dans quelle mesure un produit peut bénéficier d'un accès préférentiel au marché européen. Dans le contexte des APE, I'UE pourra rendre ces règles plus souples et donc élargir l'accès préférentiel à des produits qui pour l'instant ne sont pas considérés comme "originaires" des pays ACP qui les exportent. Ceci est particulièrement important pour la catégorie des pays dits "moins avancés" (PMA) parmi les ACP, qui bénéficient déjà d'un accès libre au marché européen, mais selon des règles d'origine très contraignantes.

D'autres règles à insérer dans les APE concernent la facilitation du commerce, à travers l'harmonisation des procédures douanières ou encore des normes au sein des régions ACP ainsi que la protection de l'investissement. Toutes ces règles contribueront non seulement à une meilleure gouvernance économique, mais également à améliorer significativement le climat des affaires et l'attrait des ACP en termes d'investissement intérieur et extérieur. Et dieu sait si c'est de stabilité juridique et d'apport de capitaux dont l'Afrique a besoin pour se développer.

Il n'aura pas échappé au lecteur attentif que, nonobstant le caractère multidimensionnel des APE, ceux-ci rendront nécessaires des adaptations et des mutations non négligeables. Ces adaptations, pour indispensables qu'elles soient afin de garantir un développement durable des pays ACP, engendreront des coûts, par exemple en termes de développement des capacités ou encore sur le plan fiscal par suite de l'élimination de droits de douane.

C'est pourquoi l'Union europeenne doit, en accompagnement des APE, offrir un soutien financier conséquent aux ACP. Il ne s'agit pas en l'occurrence de compenser les ACP pour des accords qui auraient des effets globalement négatifs, mais il s'agit de maximiser, par un soutien intelligent, les retombées positives des APE pour les ACP, de les accompagner et de neutraliser les coûts transitoires.

Concrètement, nous devons contribuer financièrement au renforcement des capacités nécessaires à l'intégration régionale et à la réforme des réglementations, à la compensation temporaire du déchet fiscal dû à la réduction des droits de douane et au renforcement du tissu économique, notamment par l'amélioration des infrastructures énergétiques et de transport. L'UE a déjà pris certains engagements en ce sens. Ainsi, une part significative du dixième Fonds européen de développement est réservée à ces activités. Nous avons également établi un fonds européen pour financer les infrastructures en Afrique, auquel le Luxembourg contribuera immédiatement un million d'euros. Enfin, l'Union européenne s'est engagée à fournir une aide au commerce annuelle de deux milliards d'euros d'ici à 2010.

Tout ceci est considérable, mais nous pouvons et devons encore faire plus dans le contexte des APE. Nous pouvons le faire, parce que nous avons décidé sous présidence luxembourgeoise de plus que doubler l'aide européenne au développement d'ici à 2015; les moyens sont donc disponibles. Nous devons le faire, parce que la coopération fournie en accompagnement d'APE est indispensable au succès du tout, dans l'intérêt du développement.

Voilà le message que je porterai à l'attention de mes collègues de l'Union européenne et des pays ACP à l'occasion de la réunion ministérielle au Petersberg le 12 de ce mois.

Il est possible de faire en sorte que l'année 2007 soit une nouvelle fois, comme les années 2000 et 2005, une année majeure pour le développement. Pour ce faire, le partenariat entre ACP et Union européenne devrait retrouver son intensité de l'année 2005, lorsque nous avons ensemble procédé à la révision de l'accord de Cotonou. Les avancées que nous pourrons réaliser cette année seront aussi à la mesure du degré d'expression que pourra trouver notre partenariat en 2007. Il est possible de faire en sorte que l'année 2007 apporte par de nouvelles règles commerciales une contribution essentielle à la réduction de la pauvreté dans le monde. Cette chance doit être saisie tant à POMC qu'à Bruxelles cette année, alors que dans le combat que nous menons chaque minute compte!

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