"Devenir facteur de cohésion et de ralliement". Contribution écrite: François Biltgen au sujet de l'évolution des droits sociaux en Europe, d'Wort

L'Europe sociale fut un des sujets récurrents pendant la campagne référendaire non seulement en France, mais également au Luxembourg. Trouvant l'Europe actuelle trop libérale et pas assez sociale, d'aucuns ont voté contre le Traité Constitutionnel Européen qui pourtant proposait une amélioration - certes limitée - des dispositions sociales de l'Europe. Avant de jeter un regard sur l'avenir de l'Europe sociale, regardons d'abord cinquante ans en arrière, puis brossons un état des lieux.

1. Le passé: L'Europe sociale, la grande absente des Traités de Rome

Si la défunte CECA, la Communauté du Charbon et de l'Acier, avait une dimension sociale très prononcée, il en fut autrement avec les Traités de Rome. Pourtant la question fut âprement discutée.

La France revendiquait une harmonisation du droit social comme condition préalable au Marché Commun en vue d'éviter des distorsions de concurrence. Il n'en fut rien.

Les pères de l'Europe jugeaient à l'époque que l'harmonisation dans le progrès des systèmes sociaux se ferait naturellement du fait même du bon fonctionnement du marché intérieur. Dès lors l'Europe sociale fut la grande absente des Traités de Rome. Pourtant à l'époque l'approche ne fut pas fausse. Un exemple: au début le Luxembourg craignait une immigration trop massive des Italiens. Suite cependant à l'amélioration des conditions sociales en Italie à l'entrée en vigueur des Traités, l'immigration se dessécha.

Le tournant dans l'économie et dans l'approche politique vint avec la crise économique des années soixante-dix. Des directives sociales telles celles sur les transferts d'entreprises et les licenciements collectifs furent adoptées, en l'absence même de dispositions sociales spécifiques dans le Traité.

Vint enfin la charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs en 1989, qui à l'époque n'avait pas de valeur juridique suite à l'opposition du Royaume-Uni. Mais les Traités de Maastricht en 1992 et d'Amsterdam en 1997 ont intégré la Charte dans les Traités et ont mis fin à "l'opting out" britannique. De nombreuses directives furent adoptées sur cette base. N'oublions pas non plus en 1997 le Sommet Social de l'Emploi à Luxembourg, organisé sous présidence luxembourgeoise (Jean-Claude Juncker était Premier Ministre et Ministre du Travail et de l'Emploi) et inaugurant la Stratégie Européenne pour l'Emploi.

Depuis, à peine dix ans sur les cinquante d'existance l'Europe a une dimension sociale clairement affirmée.

2. Le présent: L'Europe sociale tiraillée entre flexibilité et sécurité

L'Europe sociale existe donc bel et bien même si elle fut à la traîne de l'Europe économique.

Et pourtant d'aucuns mettent en cause la notion même d'Europe sociale. Chaque État membre, ou plutôt des groupes d'États membres, auraient leur modèle social. Certes, il y a des différences entre modèles scandinaves, continentaux, anglo-saxons et d'autres, mais certaines valeurs communes peuvent être signalées.

  • La solidarité, notamment en matière de sécurité sociale
  • Le dialogue social, bien ancré désormais au niveau européen
  • La valeur du travail humain, qui a une signification plus profonde que la notion économique de l'emploi.

Or, c'est justement sur ce dernier sujet que le bât blesse actuellement. La discussion sur les directives concernant l'aménagement du temps de travail ou encore le travail intérimaire oppose régulièrement ceux qui insistent sur la base légale de ces directives, la protection des travailleurs, à ceux qui veulent le moins de contraintes possibles en vue de favoriser l'emploi.

Or, il faut concilier les deux: créer davantage d'emplois, certes mais davantage de bons emplois ("good work" comme cela s'appelle maintenant). C'est l'enjeu du débat sur la "flexicurité".

Le débat n'est pas seulement technique, il est hautement politique. D'aucuns plaident non seulement pour un stand-still du droit social européen, mais pour une régression. Or ce serait non seulement un retour en arrière, mais une abdication devant les souhaits de nos citoyens et devant les réalités de la vie.

3. L'avenir: Vers un socle complété de droits sociaux minimaux?

La question de l'avenir de l'Europe sociale se pose ainsi sur deux éléments :

  • Faut-il élargir la base légale de l'Europe sociale dans les Traités?
  • Comment donner vie aux dispositions actuellement inscrites dans les Traités?

Car actuellement, on n'avance plus trop dans la mise en œuvre des dispositions existantes. Or, à quoi servent des dispositions dans les Traités si la volonté politique de les remplir de vie fait défaut? A cet égard, il faut mettre en évidence le principe de subsidiarité qui guide justement l'Europe sociale. L'Europe sociale ne vise pas à uniformiser, voire même à harmoniser les prestations du droit du travail et du droit social. Une uniformisation du droit social européen ne serait certainement pas dans l'intérêt du système social luxembourgeois! L'Europe a comme unique but de fixer des prescriptions minimales. D'ailleurs les directives sociales ne permettent pas seulement expressément aux États-membres de prévoir des dispositions plus favorables pour les travailleurs, mais comprennent régulièrement des clauses de non régression selon lesquelles les Etats membres ne peuvent pas profiter d'une directive pour amoindrir la protection des travailleurs.

Essayons donc de convaincre davantage de protagonistes d' instaurer davantage d'Europe sociale. Force est de constater que certains acteurs des nouveaux États membres ont un autre entendement du vocable "social" que nous autres, "vieux Européens". Entendant "social" ils comprennent "socialiste" et pensent "soviétique". Or ces États membres aspirent à davantage de liberté et ont souvent peur que les "vieux Européens" veulent imposer leurs critères d'Europe sociale uniquement pour des raisons de protectionnisme. Certains discours anti-mondialistes peuvent malheureusement les y conforter.

Notre Europe sociale ne peut pas être une Europe basée sur des protectionnismes nationaux.

Notre Europe sociale doit être une Europe qui garantit à tous les travailleurs en Europe quelle que soit leur pays de résidence ou leur pays de travail, un socle minimum de droit sociaux, dans le plein respect de la libre circulation.

A ce sujet les dispositions des Traités ne sont pas complètes. Le Traité Constitutionnel aurait apporté des avancées intéressantes. La Partie II sur les valeurs fondamentales aurait consacrée des notions à ce jour inouïes dans les Traités comme la solidarité ou encore l'économie sociale de marché. La Partie III, la plus critiquée, qui en fait ne fait que consolider les Traités actuels aurait apporté d'autres améliorations comme l'article III - 117 insérant une clause sociale horizontale.

Il n'en reste pas moins que les Traités actuels ne consacrent pas un socle complet de droits sociaux minimaux :

  • Le Traité ne confère pas de base légale pour des dispositions de protection contre le licenciement individuel
  • Le Traité devrait de notre avis conférer à chaque salarié en Europe, un droit à "un" salaire social minimum, que ce droit soit mis en œuvre par la loi ou par les partenaires sociaux, le niveau de ce salaire social minimum devant bien entendu être fixé eu égard aux données nationales ou régionales de base. Pour nous ce salaire social minimum devrait cependant être fixé à un niveau permettant du moins au salarié pris individuellement de ne pas tomber sous le seuil de pauvreté de son pays.

L'idée du Premier ministre Jean-Claude Juncker de travailler sur un nouveau protocole social est donc une riche idée qu'il faudrait creuser pour que l'Europe sociale devienne facteur de cohésion sociale et de ralliement des citoyens.

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