Jean-Claude Juncker, Discours lors de la remise du prix Louise Weiss, Paris

Monsieur le Président et cher confrère,
Madame la Secrétaire générale,
Madame ministre, chère Claudie, merci d’être venue,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, cher Michel et cher confrère,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames, Messieurs.

Je ne suis pas, à vrai dire, un collectionneur de prix de récompense et d’honneur. Toujours est-il que de temps à autre, l’évènement dont je parle m’arrive. Et je suis particulièrement comblé ces semaines-ci, puisque j’ai été reçu le 12 mars 2007 à l’Académie des sciences morales et politiques comme membre étranger, et je me retrouve aujourd’hui, moins de 4 semaines après la réception sous la Coupole, chez vous pour recevoir le prix Louise Weiss. C’est un prix qui en fait vaut tous les autres que j’ai pu avoir parce que j’associe au nom de Louise Weiss un volume tellement dense de sentiments et de proximité spontanément organisés que je suis très heureux de pouvoir recevoir ce prix.

Louise Weiss fut de tous les combats. Elle a traversé son siècle les yeux ouverts, avec intelligence, avec sagesse et avec beaucoup de pédagogie. Et de tous les combats qu’elle a menés, je me sens très proche - les droits de la femme, la paix, l’Europe. Et vous prenez ces combats dans cet ordre-là.

Louise Weiss fut Alsacienne, elle est née près de Saverne, à la Petite pierre. Comme je suis un peu Alsacien, ayant passé 4 années de ma vie dans la capitale alsacienne, je me promenais souvent dans les régions de Saverne, qui m’est devenue chère et qui n’a pour moi aucun mystère - ni géographique, ni humain.

J’étais, et j’en parle souvent, le témoin direct en juillet 1979, terminant mes examens de maîtrise à Strasbourg, du discours inaugural que Louise Weiss a prononcé comme doyenne du premier Parlement européen directement élu. J’étais à l’époque dans les tribunes - j’ai changé d’emplacement depuis - et ce discours a fait date, non seulement dans l’histoire parlementaire européenne, qui est jeune, mais aussi dans l’histoire de la pensée européenne.

J’ai toujours aimé dans la vie, dans l’œuvre et dans le parcours de Louise Weiss l’attention qu’elle portait aux grandes ambitions. Elle a connu tous ceux qu’il fallait avoir connu pour pouvoir comprendre l’Europe. Elle a connu Briand, elle a connu Stresemann, elle a connu Monnet et Schuman et tant d’autres. Elle fut présente lors de la négociation des accords de Locarno, qui n’ont malheureusement jamais connu une conclusion opérationnelle telle que nous pourrions considérer que ces traités auraient influencé le cours des choses européennes d’une façon irrémédiablement positive. Elle observait les travaux de la Société des Nations. Elle participait aux grands projets de fédération, de confédération, d’unification et d’intégration européennesde l’entre-deux-guerres.

Ma génération, celle des hommes et des femmes nés après la Deuxième guerre mondiale, nous nous vautrons dans l’illusion que l’Europe aurait commencé avec nous et par nous. En fait nous ne sommes pas les constructeurs de l’Europe. Nous sommes que les modestes héritiers des architectes qui nous ont précédés, et dont était Louise Weiss. Nous avons oublié jusqu’à leur existence, les projets d’intégration européenne d’entre les deux guerres.

En fait, ils étaient au moins du nombre de 36. Et ce qui n’a cessé de me frapper est le fait que la plupart des projets nés avant la catastrophe de la Deuxième guerre mondiale, avait pour origine des hommes politiques, des hommes d’action et de pensée qui venaient de l’Est du continent européen. Les projets les plus articulés connurent comme auteurs les gouvernements en exil de la Tchécoslovaquie et de la Pologne, pays si chers à Louise Weiss.

Les Premier ministres de la Tchécoslovaquie et de la Pologne disaient en signant le premier projet d’Union politique - tel était le nom qu’il portait - que les États européens occidentaux seraient bienvenus après la guerre pour rejoindre ce premier élan des pays de l’Europe centrale et de l’Europe orientale.

Nous, qui avec beaucoup de condescendance aujourd’hui, expliquons aux Polonais, aux Tchécoslovaques, aux Roumains et aux autres, la reconnaissance qu’ils devraient nourrir à notre égard d’avoir bien voulu les accepter dans notre famille, alors qu’ils étaient partant à un moment, où nous nous adonnions à un flegme, qui finalement leur fait honneur et qui devrait pour nous être une source de blâmes sans cesse renouvelée. En tout cas aucune raison pour nous adonner à une autosatisfaction que ceux qui ont su, avant nous, n’arrivent pas à comprendre.

Ce projet de Coudenhove-Kalergi qui voulait rassembler en deux mains centrales européennes le charbon et l’acier par un plan élaboré en 1927, et qui a connu les applaudissements de Louise Weiss, n’a jamais vu le jour. Si ce plan du comte Coudenhove-Kalergi avait pu se réaliser, l’Europe n’aurait pas connu le désastre de la Deuxième guerre mondiale, puisque la Communauté du charbon et de l’acier fut la première réponse que les sages de l’immédiat après-guerre ont su donner à la Deuxième guerre mondiale, qui en fait ne répétait que la première, et Louise Weiss avait vécu pour les avoir traversées toutes les deux.

Je me demande parfois quel regard elle jetterait aujourd’hui sur l’Europe - elle qui a connu ses premier balbutiements, elle qui a connu les premiers essais dont certains, comme nous le savons, furent avortés.

Voyez-vous, elle aimait beaucoup l’Europe centrale. Quel beau cadeau, malheureusement posthume, que celui que l’Europe lui a offert en acceptant, comme nouveaux États membres de l’Union européenne, les États membres de l’Europe centrale au 1er mai 2004 !

Ce fut pour moi un moment qui, dont j’aurai longtemps mémoire, parce que le 1er mai 2004, lorsque les pays de l’Europe centrale et orientale sont devenus membres de l’Union européenne, nous avons pu fêter les retrouvailles entre l’histoire et la géographie européenne, qu’un funeste décret d’après-guerre voulait qu’elle soit séparée à plus jamais.

Et ce jour-là j’ai pensé à Churchill qui en 1947, lorsque se sont réunis à La Haye, aux Pays-Bas, les congressistes du mouvement pan-européen, devant le refus de l’Union soviétique de voir ses alliés obligés pouvoir participer au bénéfice du plan Marshall, dire Churchill – oui, en 1947 - lorsque fut fondé le Conseil de l’Europe : "Nous commençons aujourd’hui à l’Ouest ce que un jour nous allons terminer à l’Est."

Nous voilà aujourd’hui, et Louise Weiss qui nous regarde doit être contente de voir les jeunes, comme elle dirait, avoir su réaliser ce que bien avant nous elle avait commencé à entamer.

Nous sommes maintenant arrivés à un carrefour comme si souvent en Europe, à une croisée de chemin, puisque nous maîtrisons mal les problèmes qui sont devant nous. Nous les maîtrisons mal parce que nous avons pris l’habitude de ne pas être fiers de l’Europe. Ce qui me frappe toujours lorsque je suis en voyage, dans le vaste monde, comme vous disiez Monsieur le président, c’est l’admiration que suscite l’Union européenne chez tous les autres. Que vous soyez en Afrique, ou en Asie, on jette sur l’Europe un regard plein d’admiration, parce qu’on voit bien, loin de l’Europe, ce que nous avons su réaliser entre nous, sur ce continent si souvent martyrisé et torturé, déchiré toujours, dramatiquement compliqué. Ceux qui regardent de loin, admirent la faculté qui fut la nôtre, de joindre les bouts du continent, et de faire en sorte que la paix soit devenue un promeneur normal dans les monts et vallées européens.

Nous pensons toujours, les jeunes, que la paix nous est définitivement donnée, que la paix est acquise. Nous oublions les efforts qui ont dû être déployés pour que nous arrivions à ce stade. Et nous oublions toujours que les vieux démons sont toujours là. Toutes les causes, toutes les raisons qui ont fait que l’Europe au vingtième siècle soit entrée en 1914 et en 1940 dans des conflits qui rapidement devinrent mondiaux, sont toujours là.

Une Allemagne forte et grande, des voisins de l’Allemagne qui parfois se cherchent, des conflits frontaliers qui restent, des affrontements inter-ethniques qui ressurgissent - tout cela qui a fait le malheur de l’Europe est toujours en place. Le seul élément, mais décisif, qui a changé, c’est que nous avons appris entre nous à mieux décliner le règlement que nous voulons apporter à ces conflits.

Et lorsque l’Europe n’est pas là, ou lorsque l’Europe n’est pas encore là, ces conflits se déchargent d’une façon brutale. Prenez la guerre du Kosovo - 1999, cela fait 8 années -, prenez la guerre de Bosnie, prenez les déchirements qui ont frappé les Balkans au début des années 1990 jusqu’au milieu des années 1990, en fait jusqu’à la fin des années 1990. Lorsque l’Europe n’est pas là, lorsqu’il n’y a pas cette pédagogie européenne de faire les choses difficiles autrement, c’est-à-dire d’une façon plus simple, les conflits éclatent.

Nous pensons que ce problème est définitivement résolu, nous pensons que l’histoire nous empêcherait d’avoir recours aux armes, alors que quelques années à la fin des années 1990, les conflits se sont déchargés aux Balkans et ont été conduits avec une brutalité féroce, alors ne faisons pas l’erreur de croire que tous ces problèmes auraient trouvé une réponse définitive.

On me dit toujours que les jeunes n’aiment plus entendre le discours sur la guerre et la paix - ils doivent l’écouter, parce que c’est un discours qui garde toute sa valeur.

Nous ne sommes pas fiers de l’oeuvre pacificatrice dont nous étions capables, nous ne sommes pas fiers d’avoir érigé en quelques années en Europe le plus grand marché intérieur qui existe sur la planète, et nous ne sommes pas fiers d’avoir pu fusionner 13 monnaies nationales en une monnaie unique que nous appelons d’un terme très peu érotique, l’euro. Alors que nulle part au monde, 13 pays jusqu’à présent et jusqu’après-demain, ont été capables de joindre en cumulant leurs souverainetés, en leur enlevant leurs caractères nocifs et cumuler leurs souverainetés y comprise monétaires pour se doter d’une monnaie unique. Nous n’en sommes pas fiers, alors que nous-mêmes nous nous croyions incapables de réaliser la monnaie unique, et que tous les autres qui nous observaient de plus loin, nous croyaient strictement incapables de ce faire.

Nous ne sommes plus fiers, et en plus nous manquons de courage. Nous avons perdu ce courage élémentaire qui consiste à plaider la cause européenne contre tous ceux qui ne voudraient pas voir dans l’intégration européenne la seule option possible, pour faire en sorte que notre continent ne retombe pas dans les malheurs qui furent si souvent les siens.

Nous avons aujourd’hui une situation – et c’est là., la véritable crise européenne - qui se caractérise par le fait que 50% des Européens veulent une Europe plus forte, plus ambitieuse, plus généreuse, et 50% - l’autre quartier de nos opinions publiques - qui pensent que déjà aujourd’hui nous avons trop d’Europe. Nous sommes devenus incapables de plaider la cause de ceux qui veulent plus d’Europe parce qu’ils estiment, pour le savoir, que la rampe appartenant aux ambitions européennes nous conduit au stade initial de l’intégration européenne, et donc dans un Nomansland politique qui manque d’ambitions et qui ne caresse plus aucun rêve et qui ne nourrit plus aucune générosité à l’égard des autres.

Nous sommes en fait arrivés à un stade où ceux qui parlent de l’Europe, parlent de l’Europe d’une façon, à mes yeux, décevante, parce qu’ils présentent l’Europe comme un danger pour les États membres, pour les nations qui la composent.

Je n’étais jamais un adepte du concept des États-Unis de l’Europe. Je crois qu’il ne faut pas employer ce terme, mais il faut aimer cette idée. Si on emploie ce terme, on donne l’impression comme si l’Union européenne était en train de s’étatiser, ce que les peuples d’Europe ne veulent pas. Les nations ne sont pas une invention provisoire de l’histoire, elles se sont installées dans la durée, il faudra que nous réalisions la bonne intersection entre l’interpellation continentale que nous devons entendre, et les nécessités nationales qui perdurent. Mais nous devons en toute circonstance plaider la dimension continentale des choses pour pouvoir échapper à l’ordinaire des petits cadres que peuvent constituer nos proximités nationales, que je respecte et que j’aime pour le reste.

Nous sommes devenus peu courageux parce que nous n’aimons plus la difficulté. Nous pensons, ceux de ma génération, y compris moi-même, que les choses n’étaient jamais aussi difficiles qu’elles ne le sont maintenant.

Or, à comparer les devoirs qui étaient ceux de la génération de nos parents et de nos grands-parents avec nos petits trucs d’aujourd’hui, il faut tout de même avouer que ceux qui sont rentrés des champs de bataille et des camps de concentration avaient plus d’ambitions, plus de force, plus d’âme que les Européens d’aujourd'hui.

Spinoza disait, en s’adressant aux Européens à une autre époque : "Ne vous détournez pas de la difficulté." Et nous avons toujours envie aujourd’hui de nous détourner de la difficulté. Alors que ceux qui, comme Louise Weiss, nous ont précédés, ne se détournaient pas de la difficulté, mais affrontaient la difficulté pour la vaincre.

Et parmi ceux qui ont vaincu la difficulté figurent bon nombre de ceux qui sont lauréats du prix Louise Weiss. A examiner un par un, une par une, la biographie de ceux qui furent les lauréats de votre fondation, je me dis que finalement vous vous êtes peut-être trompés – j’ajoute, un peu - parce que votre Président a dit que sont distingués par le prix Louise Weiss, ceux qui ont "le plus contribué aux efforts en faveur de l’Europe."

Oui, de ce point de vue-là je suis un lauréat digne. Mais à me comparer avec ceux qui m’ont précédé à cette tribune ou à d’autres tribunes, étant donné les lauréats de votre fondation, je ne me sens pas à la même hauteur.

"Ne vous détournez pas de la difficulté", disait Spinoza. Et il disait aussi que tout ce qui est rare et exceptionnel est difficile. Moi, je crois que l’Europe est rare, elle est exceptionnelle, donc elle est difficile et donc ne nous détournons pas de la difficulté.

Je vous remercie beaucoup de m’avoir fait l’honneur de me remettre ce prix, et je remercie tout un chacun d’entre vous, surtout ceux que je connais mieux, de m’avoir fait l’amitié d’assister à cette cérémonie qui m’a comblée de bonheur.

Merci beaucoup.

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