"Un succès trop peu reconnu." Contribution écrite: Jean-Claude Juncker au sujet de l'euro, d'Wort

Le 1er janvier 2007, l'euro en monnaie trébuchante a fêté son cinquième anniversaire. La véritable naissance de la monnaie unique remonte à plus de huit ans. L'euro a donc quitté ses couches depuis un bon moment et a laissé la petite enfance derrière lui. Une bonne occasion pour feuilleter dans l'album de photos et d'apprécier à sa juste valeur ce membre encore jeune de la famille des devises internationales.

L'euro vit actuellement un phénomène plutôt atypique pour un enfant: il est davantage apprécié par ses connaissances lointaines que par sa propre famille. Force est de constater qu'entre les Européens et leur monnaie, l'adhésion reste loin d'être universelle. En 2002, 59 pour cent des citoyens de l'espace euro estimaient ainsi que l'introduction de la monnaie unique était une bonne chose pour eux. Cinq ans plus tard, ce taux est retombé en dessous de la marque des 50 pour cent à 48 pour cent. En même temps, 38 pour cent des personnes interrogées estiment même que la création de l'euro fut une mauvaise chose pour eux.

Entre ses pairs, dans le monde financier, l'euro a pourtant réussi à trouver sa place. Plutôt anecdotique, il est la première monnaie du monde en termes de la valeur des billets et pièces émises. Plus significatif, l'euro a réussi tant en 2005 qu'en 2006 à déplacer le dollar américain de son habituelle première place sur le marché des obligations internationales. Fin 2006, l'encours total des titres de dette en euro représentait 45 pour cent du marché mondial contre 37 pour cent pour le dollar. En 2002 encore, la relation était de 27 pourcent contre 51 pour cent. La part de l'euro dans les réserves détenues par les banques centrales est de même en constante progression, un autre signe de la confiance portée à la monnaie européenne.

Cette confiance semble pourtant moins développée auprès des citoyens de la zone euro elle-même. Le premier reproche adressé à la monnaie unique est son supposé effet sur l'inflation: 93 pour cent des citoyens de l'espace euro sont d'avis que la nouvelle monnaie a fait augmenter les prix. Et, tout juste cinq pour cent d'entre eux partagent l'idée que l'introduction de l'euro fut une bonne chose pour la croissance économique et l'emploi.

Quel paradoxe, alors que les indicateurs économiques prouvent le contraire.

Dans les huit ans depuis la création de la monnaie unique, la zone euro a en fait créé plus d'emplois que dans les huit ans précédant l'union économique et monétaire. Et pas seulement un peu plus: avec plus de 15 millions d'emplois, nos économies ont créé sept fois plus d'emplois de 1999 à 2007 que de 1991 à 1999. Il y a huit ans, le taux de chômage dans l'espace euro s'élevait à 9,1 pour cent. Lors de l'introduction de l'euro fiduciaire en 2002, il avait régressé à 8,2 pourcent. Actuellement, il se situe à 7,6 pour cent, un taux certes toujours loin d'être satisfaisant, mais néan- moins le plus bas depuis le début des années 1990. Le taux d'emploi a en même temps augmenté de 60,5 à 64,5 pour cent. L'euro ne détruit donc aucunement l'emploi comme on peut l'entendre parfois. Il est au contraire favorable à l'emploi.

Qu'en est-il des prix? Il ne faut pas nier que l'introduction des billets et pièces en euro a donné lieu à certaines adaptations de prix qu'on ne peut qualifier que d'abusives. Ce constat vaut en particulier pour des biens et services de consommation quotidienne, souvent payés en liquide. La colère et méfiance des consommateurs s'est donc dans bien des cas révélée justifiée.

La stabilité des prix ne peut cependant être appréciée à la lumière de dépenses isolées qui ne représentent qu'une fraction des achats du ménage moyen. Le taux d'inflation dans l'espace euro s'est depuis le début de l'union économique et monétaire durablement établi à près de deux pour cent par an. La Banque centrale européenne a accompli avec distinction sa mission et bénéficie malgré sa jeunesse d'une grande crédibilité sur les marchés financiers.

Le fait remarquable est d'ailleurs peut-être moins la stabilité des prix observée. C'est particulièrement cette inflation tout à fait modérée qui a pu être maintenue alors que la zone euro a en même temps pu profiter de taux d'intérêt qu'on ne peut qualifier autrement que d'historiquement bas. Déjà dans la phase de préparation de l'UEM, la BCE avait pu observer un recul non seulement des taux d'intérêt nominaux mais aussi des taux d'intérêt réels. Depuis s'est vérifié ce que nombre d'experts avaient pourtant estimé impossible. Les taux d'intérêt dans l'union monétaire ne s'orientent point à la moyenne des taux connus dans les pays participants mais se sont au contraire orientés aux taux des pays connaissant traditionnellement les intérêts les plus bas en Europe. Le véritable succès phénoménal de l'euro réside dans ce constat, qui devrait provoquer chez beaucoup d'anciens opposants à la monnaie unique un long exercice d'introspection.

L'autre grand succès de la monnaie unique est moins surprenant, puisqu'il était au coeur du projet' d'UEM. Il s'agit de la stabilité monétaire au sein de l'espace euro. Je me souviens bien des nombreux voyages à Bruxelles, souvent impromptus, toujours désagréables, pour régler à coup de dévaluations et réévaluations la question des parités entre les monnaies des États participants au marché commun européen. Et qu'en est-il depuis? Le calme et la stabilité sont tels, qu'on en a oublié les tensions d'antan. Il ne faut pourtant pas oublier le contexte dans lequel l'euro a fait ses premiers pas. Le prix du pétrole ne s'élevait encore qu'à quelque 15 dollars le baril en 1999. Il a depuis plus que quadruplé. C'est d'ailleurs l'appréciation de l'euro sur les marchés de change ces dernières années qui a absorbé une grande partie de cette flambée du brut. La fin de l'ancien et le début du nouveau millénaire ont de même apporté leur lot de crises qui, avant l'UEM, auraient fait trembler les anciens arrangements monétaires de l'Europe jusque dans leurs fondements. L'euro par contre a protégé nos économies, que ce soit des effets négatifs de la crise financière en Asie du Sud-Est, du 11 septembre 2001 ou encore de la seconde guerre du Golfe.

Ces constats trouvent aussi leur prolongation dans les performances économiques de l'espace euro. L'année 2006 a connu la plus forte croissance depuis six ans avec 2,7 pourcent. Les perspectives restent favorables pour l'année en cours et l'année prochaine. Le taux de chômage devrait poursuivre sa baisse alors que l'inflation devrait rester maîtrisée.

Certes, tout comme la monnaie unique n'a jamais été responsable de tous les maux de l'économie de l'espace euro, elle n'est pas non plus la seule explication pour les bonnes nouvelles. La monnaie fait partie d'un cadre général dans lequel se développent les activités économiques. Dans l'espace euro, force est de constater que la monnaie renforce ce cadre de manière significative. Nombreux sont les indicateurs qui le confirment.

La responsabilité première pour notre développement économique revient toutefois aux gouvernements nationaux. D'importantes réformes structurelles ont déjà été mises en oeuvre dans les États membres de la zone euro. Cet effort devra se poursuivre.

La zone euro elle-même devra par ailleurs renforcer les instruments dont elle dispose pour atteindre les objectifs ambitieux qu'elle s'est fixée, notamment en matière de coordination des politiques économiques et budgétaires des États membres. La zone euro a besoin de la reconnaissance formelle de l'Eurogroupe, rassemblant les ministres des Finances des Treize, telle qu'elle avait été prévue par le traité constitutionnel. Ce n'est qu'ainsi que les citoyens de l'espace euro pourront en effet bénéficier de l'ensemble des avantages potentiels qu'offre la monnaie commune. L'euro a certes dépassé la petite enfance. Il a néanmoins toujours besoin de ses parents.

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