"Mondialisation de l'offre en ligne et protection des droits: le défi du législateur": Discours de François Biltgen à l'occasion de la Journée des juristes européens

Mesdames, Messieurs,
Bienvenus à Luxembourg.

Droit de l’information et Internet. Voilà le sujet – simplifié – qui va nous occuper tout au cours de ce troisième thème des Journées européennes des juristes.

Cela fait maintenant 10 (15? 20?) ans que tous les discours autour d’Internet commencent par la constatation que nous assistons aujourd’hui à des bouleversements fondamentaux dans notre société, au moment où celle-ci se transforme de plus en plus en société numérique. Cela fait 15 ans que le législateur parle de "nouveaux défis", de ‘révolution’ et essaie d’apprivoiser cette bête étrange qu’est Internet, de dompter le lion en attendant d’avoir choisi la cage qui lui conviendrait à ses yeux le mieux.

Avec Internet, tout va plus vite, plus loin, plus souvent, vers plus de monde, il n’y a plus de frontières géographiques, tout est hyperbolisé. Nous essayons certes de nous y retrouver en nous rattachant aux concepts fondamentaux que nous connaissons, comme le fait tout juriste face à une situation nouvelle. Mais la vitesse quasi exponentielle à laquelle la technologie change nos vies depuis ces dernières 15 années est telle que ces bouleversements semblent devenir continus, à peine a-t-on cerné ceci que voilà que se développe cela.

A peine a-t-on adopté une directive harmonisant certains aspects des droits d’auteurs et des droits voisins à la société de l’information en 2001 que nous voyons que cela est insuffisant pour régler le problème intrinsèque de la commercialisation géographique des droits d’auteurs, de la "nationalité" des droits d’auteurs par rapport aux besoins de multi-territorialité lorsqu’il s’agit d’une offre en ligne.

A peine a-t-on adapté les dispositions concernant la vie privée dans les communications en ligne que s’impose le besoin de les revoir, face à de nouveaux phénomènes globaux tels que Facebook, Google Street View ou les Apps incorporant la géo-localisation.

A peine a-t-on adopté un 3e paquet "télécom" qu’une liste est dressée de toutes les questions qu’il faut encore adresser, que ce soit la neutralité du net, la cybersécurité ou autre, avant même que le délai de transposition ne soit expiré.

Quand je vois tous ces efforts de "domptage du lion", quand j’analyse toutes les questions qui se posent et cette frénésie avec laquelle nous essayons, de plus en plus vite, de trouver des réponses, je ne peux m’empêcher d’y voir le symptôme d’un sentiment profond: le sentiment de la peur. La peur de l’inconnu (la technologie), la peur de l’étranger (la disparition des frontières), la peur de l’insécurité (juridique).

La peur incite les gens, les pays, les consommateurs, les entreprises, les législateurs, à adopter une attitude de défense, de réclusion sur soi-même, une sorte de fermeture pour protéger ce à quoi l’on tient. Si cette attitude est parfaitement naturelle, il appartient au législateur d’adresser cette peur, de recréer un environnement serein, de protéger suffisamment TOUS les acteurs pour que s’installe cette confiance qui est nécessaire à un développement de notre communauté, de nos économies, de notre société.

Le rôle du législateur est – et a toujours été – de faire coexister et respecter différents principes et droits fondamentaux, parfois contradictoires, parfois complémentaires, rarement hiérarchisables. Ceci reste son rôle principal lorsqu’il s’agit du monde en ligne. Cette recherche de l’équilibre n’est pas toujours tâche aisée.

1. Ainsi, le droit à l’information (accès à l’information, mais aussi liberté d’expression) figure parmi nos droits fondamentaux, inscrits dans la Charte des droits de l’homme, et partie intégrante dorénavant de notre acquis communautaire. Comment s’articule-t-il avec le droit à la vie privée, également droit fondamental de toute personne ? Que faisons-nous de cette nouvelle idée du droit à l’oubli, dont on n’a jamais ressenti le besoin auparavant et qui n’apparaît que depuis que la technologie a poussé à l’extrême la disponibilité et l’accessibilité de l’information ? Cette notion répond à une nouvelle crainte, celle de l’utilisateur des nouvelles possibilités disponibles, tels que les forums, blogs, ou réseaux sociaux, qui découvre que, grâce aux nouvelles technologies, Internet a la mémoire longue.

2. Le droit de propriété figure également parmi nos droits fondamentaux. Un droit spécifique en est le droit à la propriété intellectuelle. Personne ne le conteste, il fait partie des socles de notre potentiel d’innovation et de notre créativité. Mais comment s’articule-t-il lorsqu’il croise d’autres principes, tels que le droit d’accès à l’offre ou encore l’idée d’un marché intérieur européen ? Le détenteur de droit a-t-il un droit absolu à autoriser ou à empêcher la diffusion de son œuvre dans un pays, alors qu’il l’a autorisé dans un autre ? C’est notamment la question de l’épuisement des droits, que la Cour de l’UE semble avoir clairement tranchée pour les brevets, les marques, etc., mais qui lui semble plus délicate lorsqu’il s’agit des droits d’auteurs . (Je suis d’ailleurs curieux de voir comment la Cour tranchera dans l’affaire "Premier League", mais je ne m’étendrai pas d’avantage là-dessus, puisque ce sujet fera l’objet de discussions plus en détail lors du panel n°2 de demain matin, si je ne me trompe.

Comment expliquer à un consommateur luxembourgeois, qui, en Européen modèle, a l’habitude de prendre sa voiture et de faire ses courses le matin en Belgique, l’après-midi en France ou en Allemagne et le week-end à Londres, comment lui expliquer que lorsqu’il s’agit d’Internet, la plupart des sites étrangers contenant des offres de musique ou de vidéo lui refusent l’accès ? Le fameux petit encadré que les résidents - surtout de petits pays/marchés comme le Luxembourg - ne connaissent que trop bien et qui dit "Désolé, access denied !", laisse perplexe à l’ère d’Internet, de la globalisation, et surtout… à la lecture du Traité de Rome ! Il faut sortir de la triste réalité des "open networks, but closed markets" !

Là encore, il me semble que le manque de confiance est au cœur du problème, à savoir la confiance de l’auteur que sa création sera valorisée à sa juste valeur, qu’il soit rémunéré de manière équitable pour son effort et que ses droits soient respectés. Actuellement, le législateur a tendance à répondre à cette crainte des auteurs par une surenchère de la répression : nous voyons apparaître des initiatives à de multiples niveaux, nationaux, européens, internationaux. Mais il semblerait que la répression ne soit jamais à la hauteur du danger perçu ! Il est à mes yeux indispensable de réfléchir à des alternatives complémentaires, qui satisferaient les auteurs et les inciteraient à avoir confiance en Internet, à pousser vers la distribution de leurs œuvres dans tous les marchés et à tous les publics. Ceci permettrait notamment de profiter pleinement du potentiel que représente Internet, notamment pour la promotion de la diversité culturelle, puisque, à grande échelle, il y a toujours un public pour les niches les plus pointues et variées. Ceci présuppose cependant également une politique européenne, voire nationale proactive et délibérée, à l’instar de e-Library.

Certes, nombreux sont les séminaires sur les nouveaux business models qu’il faut trouver. Mais à mes yeux, ces nouveaux business models nécessiteraient tous un réel effort de simplification du droit de la propriété intellectuelle, qui reste extrêmement fragmenté et compliqué en Europe. Mais attention : simplification ne veut pas dire "amoindrissement" : bien au contraire, simplification rime à mes yeux souvent avec "règles claires", avec "sécurité juridique renforcée" avec "ransparence" avec "modernisation", avec "respect" et donc avec "confiance". J’ose espérer que la Commission européenne aura le courage d’attaquer à bras le corps la complexité que représente actuellement la question des droits d’auteur en ligne et qu’elle nous identifie des pistes qui nous sortiraient de ce labyrinthe.

3. L’étendue du droit de propriété peut encore se heurter à d’autres droits, tels que le droit au respect de la vie privée, ou encore au droit d’accès à l’information, comme nous avons pu le constater dans le cadre des discussions passionnées autour de lois nationales du type HADOPI en France. En effet, aux yeux de leurs opposants, ces solutions semblent placer le droit de propriété au-dessus de celui du respect de la vie privée (en autorisant/incitant les fournisseurs d’accès à surveiller l’utilisation faite par leurs clients de leur accès à Internet) ou encore du droit d’accès à l’information (en proposant comme sanction dite "pragmatique" celle de la coupure d’accès à internet). Ceci est notamment illustré par les propos du député européen suédois Christofer Fjellner, qui estime que "It’s a breach of our civil liberties, when governments limit access to the Internet. It’s like limiting freedom of speech. It’s like banning people from printing books". L’équilibre entre deux droits fondamentaux est, là encore, difficile à trouver, les effets des solutions dites "pragmatiques" mises en place pour protéger les uns engendrent la crainte chez les autres…

4. Un autre défi du législateur semble être celui d’assurer la confiance du consommateur, le droit de protection du consommateur : actuellement, l’ambiance générale dans le paysage législatif européen semble être l’idée que le consommateur n’est jamais aussi bien protégé que par son propre droit national. Or, si cela était vrai, cela voudrait dire que certains consommateurs résideraient dans des pays où le droit de la consommation serait moins favorable. Comment expliquer alors que TOUS les consommateurs estiment que leur droit est celui qui est le plus favorable ? C’est illogique, mais pourtant, c’est ce que nous voyons dans les efforts de législation communautaire, tels que les directives relatives au droit de la consommation. Là aussi, le défi du législateur est de créer un cadre réellement harmonisé, avec des règles claires, efficaces et fortement protectrices du consommateur, valables à travers l’ensemble du marché intérieur, pour que celui-ci soit suffisamment confiant de ses droits pour accepter qu’ils lui soient garantis, même lorsqu’il achète via internet auprès d’un fournisseur étranger.

Cette confiance du consommateur va de pair avec la confiance des entreprises, surtout des PME : quel est le droit applicable qu’elles doivent respecter ? Comment identifier tous les droits de propriété qu’elles doivent rémunérer ? Comment permettre à une petite entreprise innovatrice, souvent d’une personne seulement (il y en a tant sur Internet et c’est ce qui fait notamment sa richesse) d’offrir ses services sur Internet sans l’exposer à un imbroglio de risques de plaintes de 27 juridictions qu’elle ne peut appréhender ? Là encore, le législateur européen devrait, à mes yeux, avoir le courage de l’harmonisation, qui permettrait ainsi le bon fonctionnement des règles du marché intérieur et apporterait tant aux consommateurs qu’aux entreprises la confiance qu’ils réclament et dont ils ont besoin.

5. Enfin… et ma liste est bien sûr au mieux illustrative, certainement pas exhaustive - il me semble essentiel d’éviter qu’existent des zones d’ombres lorsqu’il s’agit de la question de la responsabilité des intermédiaires sur le Net. Etant donné que ce sujet sera traité amplement lors du 3e panel, je n’entrerai pas dans le détail et laisse aux experts de demain le soin de le décortiquer. Mais là encore, il s’agit pour le législateur de trouver un équilibre. Un équilibre entre, d’un côté, le besoin d’identifier un "responsable" lorsque le véritable auteur de l’infraction est introuvable ou intouchable; et de l’autre, le besoin de permettre aux intermédiaires d’exercer le métier qui leur est propre et de préserver leur rôle facilitateur/technique et leur neutralité, condition essentielle de la neutralité d’Internet, et d’éviter de leur octroyer des obligations irréalisables ou encore un rôle de police qui appartient plutôt aux autorités judiciaires.

Conclusion:

  • Même si la recherche de ces équilibres s’avère souvent difficile, je suis convaincu qu’il faut l’aborder avec enthousiasme. Recréer la confiance est indispensable, la confiance pour TOUS les acteurs. C’est à mes yeux là le rôle du législateur.
  • Dans quelle direction le législateur décidera de faire pencher la balance dans les différentes questions qui se posent constitue un vrai choix de société. Il ne faut pas subir le progrès technologique, il faut l’encadrer, en saisir les chances, et faire en sorte qu’il ne provoque pas des réactions défensives, alimentées par la peur. Il faut même l’anticiper.
  • Il faut encourager l’innovation: il ne faut pas opposer les éditeurs de contenu, les fournisseurs d’accès, les consommateurs, les opérateurs de télécommunications, les PME, il faut leur donner la possibilité de se lancer et de se rassembler tous dans ce projet commun.
  • Il faut encourager l’ouverture des frontières et le flux de l’information : le droit doit trouver des solutions à ce phénomène, plutôt que de s’efforcer à l’étouffer dans la camisole de son droit national.
  • Je rêve d’une société numérique inclusive, basée sur la liberté d’accès et la responsabilisation de tous, prestataires et utilisateurs. C’est notamment par la discussion, par l’échange, comme nous le faisons ici au cours de ces journées des juristes européens, que nous arriverons à identifier ces équilibres.
  • Laissez-moi conclure par une citation de Bertold Brecht qui a suggéré qu’il faut "Nicht an das gute Alte anknüpfen, sondern an das schlechte Neue".

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