Jean-Claude Juncker: Le débat est resté pubertaire

Comment voyez-vous fonctionner le Conseil européen?

Jean-Claude Juncker: Il souffre du fait que, de plus en plus, les ministres prennent le pli de renoncer à la décision ou de ne pas la chercher jusqu'au bout, quand se présente à l'horizon un Conseil européen. Menacer les ministres un peu récalcitrants de faire remonter une affaire au Conseil européen s'ils n'obtempèrent pas est une manière inopportune de légiférer. Et la menace, exprimée par un ministre récalcitrant, de faire monter un problème au sommet européen procède de la même mauvaise conception des travaux normaux du Conseil des ministres. Il faut absolument et urgemment dédramatiser les réunions du Conseil européen. Je ne comprends pas tout le cirque médiatique que ses participants organisent autour de leurs réunions. Et je ne comprends pas l'ardeur que mettent beaucoup de faiseurs d'opinion publique à entourer ces réunions de toutes sortes d'expectatives et de spéculations. Je plaide pour la restauration de la normalité démocratique.

Auprès de vos collègues aussi?

Jean-Claude Juncker: Oui, oui, je me plains souvent de cette surdramatisation des réunions. Je n'aime pas cet éternel ballet autour de la notion de crise. Je suis en crise depuis que je suis en Europe ! Ce discours savamment entretenu autour de la crise européenne procède en fait d'un réflexe qui montre que l'Europe, dans nos conceptions et dans celles de ceux qui nous observent, n'est pas devenue suffisamment démocratique. Dès qu'apparaissent des divergences de vue, somme toute normales si on les replace sur le terrain national, il y a des excitations malsaines. Je n'ai jamais compris ça. La démocratie, ça veut dire débat avant vote. Pourquoi en Europe considère-t-on toujours qu'on doit être d'accord avant de se réunir? Personne, nulle part, n'est spontanément d'accord avec un autre ! Réapprenons le métier démocratique et faisons les choses normalement ! Le débat en Europe est resté pubertaire.

L'Union s'engage sur la voie d'une nouvelle réforme institutionnelle, qui n'est quand même pas très sexy pour les citoyens européens. N'a-t-on pas plus besoin, aujourd'hui, de volonté politique?

Jean-Claude Juncker: Très souvent, parce que les volontés politiques se sont effacées, on considère que, si l'on donnait un coup de pouce institutionnel à la construction européenne, le mieux institutionnel pourrait suppléer la volonté politique. Mais nous avons besoin de deux éléments fortifiants: d'institutions fortes, qui ne peuvent pas remplacer la volonté politique forte, et d'une volonté politique forte, qui ne peut pas remplacer à elle seule les institutions. En fait, déjà aujourd'hui, nous disposons de tous les instruments qu'il faut pour modeler en cas concrets une volonté politique que nous aurions, et que précisément nous n'avons pas. Dans le domaine social, nous pourrions faire beaucoup. Qu'est-ce qui nous empêche de nous mettre d'accord sur un socle de droits sociaux minimaux? Rien, mais nous n'avons pas la volonté.

Ne trompe-t-on pas les gens alors, en faisant miroiter des réformes qui ne suffiront de toute façon pas?

Jean-Claude Juncker: L'Europe est d'abord une affaire de contenu. Il faut avoir une ambition pour la "chose", si j'ose dire. Mais, lorsqu'on dit qu'il faut élargir le champ d'application du vote à la majorité qualifiée par exemple, on pose en fait un problème de contenu. Est-ce que le social, le fiscal, la politique étrangère vont quitter le giron de l'unanimité? Voilà une façon de poser un problème institutionnel tout en soulevant un problème de fond.

A quoi va servir la déclaration de Laeken, et que va-t-il en rester?

Jean-Claude Juncker: Il s'agira de poser les bonnes questions, de dire que l'Europe est un succès, une grande performance qui fait l'admiration du monde - sauf en Europe - et, parce qu'elle ne fait plus l'admiration en Europe, de nous interroger sur les raisons qui font que, très souvent, les opinions publiques européennes donnent l'impression d'avoir perdu le goût de la chose. Ce sera un document à la fois de sincérité et d'orientation. Il ne sera pas exempt d'ambition, mais ne cultivera plus les illusions malsaines parce que si souvent contredites par la réalité. Dans 10 ans, il en restera d'abord l'instrument qui aura précédé la conférence intergouvernementale (NdlR: la CIG qui réformera les traités en 2004), c'est-à-dire la convention (NdlR: l'enceinte qui préparera le terrain). C'est une bonne chose que nous ayons tous voulu avoir recours à ce mécanisme préparatoire. Je ne me fais pas d'illusion à son sujet, mais c'est une façon moderne de penser la cité européenne.

Pourquoi ne vous faites-vous pas d'illusion sur la convention?

Jean-Claude Juncker: Parce que ceux qui l'animeront sont notamment ceux qui, à Nice et ailleurs, ont empêché l'Europe d'aller plus en avant. Très souvent, à Nice, lorsqu'un Premier ministre s'inscrivait en faux contre une proposition de la présidence, il arguait du fait que son Parlement national avait dit qu'il ne serait en aucune façon prêt à avaliser une telle proposition. Les Parlements nationaux, qui seront les grands présents lors de la convention, n'étaient pas les grands absents lors de la conclusion du traité de Nice. J'ai un petit espoir néanmoins, que je caresse de temps à autre, c'est que les Parlements nationaux européens se laisseront entraîner, au sens noble du terme, par la dynamique du groupe. Ce qu'on constate très souvent au niveau des gouvernements lorsqu'ils discutent, négocient, se disputent, c'est qu'ils développent un peu plus le souci des autres, essaient de comprendre pourquoi un pays veut absolument que nous fassions une chose ou voudrait que nous nous abstenions d'en faire une autre. Vu de loin, regardé d'une façon abstraite, presqu'académique, les mobiles des acteurs restent souvent dans l'opacité. Et je crois qu'un des produits nobles de la convention sera sans doute que, dans tous les Parlements nationaux, on apprendra à mieux appréhender les positions des autres.

Quelle candidature soutiendrez-vous pour la présidence de la convention ?

Jean-Claude Juncker: Je soutiendrai toute candidature qui ne sera pas perçue de prime abord comme une question de pavillon national. Il nous faut quelqu'un qui ait un parcours européen marqué d'étapes encourageantes pour les autres et pour l'Europe, et quelqu'un qui puisse contribuer à imaginer l'Europe de l'an 2030. Peu importe qu'il soit Français, Allemand, Ecossais ou Danois.

N'y aura-t-il pas un candidat du Parti populaire européen que vous pourriez soutenir?

Jean-Claude Juncker: Ah non ! Moi, je ne m'inscris pas dans ce raisonnement partisan. Je connais des démocrates-chrétiens qui excelleraient dans l'art d'imaginer, avec d'autres, l'Europe, et je connais des socialistes qui ont au moins le même talent.

L'intégration est-elle encore possible dans l'Union élargie?

Jean-Claude Juncker: Je crois très sincèrement qu'il y a - non pas à cause des nouveaux venus mais à cause de tous les Etats membres - un risque réel que l'Europe puisse considérer qu'une zone de libre-échange ferait l'affaire du continent. Mais un continent à ce point compliqué ne souffre pas de réponses faciles; et une zone de libre-échange est une réponse trop simpliste. Il ne faut pas croire que l'Europe puisse s'élargir sans ajouter des éléments porteurs d'intégration au socle d'intégration que nous avons à l'heure actuelle. Le mot d'ordre pour les années à venir n'est pas dislocation tolérée mais intégration recherchée.

Le système de la présidence tournante de l'Union peut-il continuer dans la perspective d'un élargissement à une dizaine de nouveaux membres?

Jean-Claude Juncker: Cela deviendra sans doute un peu plus difficile sur un plan strictement technique, mais je crois que le système de présidence tournante a quelques vertus que tout autre système n'aurait pas. On ne peut pas se plaindre à longueur de journée du fossé grandissant qu'il y aurait entre les opinions publiques et les décideurs européens et prendre une décision consistant à ne plus montrer l'Europe aux opinions publiques nationales. Les citoyens belges savent exactement qui exerce la présidence pendant ces six mois-ci, les Danois savent qui sera le président de l'Union au second semestre de l'année prochaine, et les Luxembourgeois savent que nous la présidions au deuxième semestre de 1997. Cela laisse des traces dans les opinions publiques, et cela donne envie de plus d'Europe. Si vous vous acquittez de votre tâche présidentielle avec savoir-faire, cela contribue à une meilleure compréhension de l'Europe.

N'est-ce pas trop peu, six mois?

Jean-Claude Juncker: On trouve cela toujours trop court parce qu'on n'arrive jamais à faire tout ce dont on a envie. Je crois qu'il faudra quand même organiser différemment les choses. Je ne suis pas très heureux de voir chaque présidence se pointer avec des ambitions différentes. Il faudrait un programme de travail sur plusieurs années que suivraient les présidences dans l'ordre. Il faudrait peut-être aussi cesser ce petit jeu qui consiste à compter le nombre de directives qui ont été adoptées sous présidence X ou sous présidence Z...

Comment voyez-vous la place du Luxembourg dans une Union élargie qui comptera une vingtaine d'autres petits pays?

Jean-Claude Juncker: Il y a seulement deux grands pays dans l'Union: la Grande-Bretagne et le Grand-Duché ! Les autres ont pris la précaution linguistique de ne pas insister sur leur taille. Lorsque la Communauté européenne du charbon et de l'acier a été créée en 1952, nombreux étaient les Luxembourgeois qui craignaient la disparition du Luxembourg en tant que site sidérurgique. Lorsqu'a été lancée la CEE avec le traité de Rome, beaucoup voyaient la disparition du pays proche. Lorsque l'Europe s'est élargie à neuf, dix, douze et quinze, j'ai toujours entendu le même discours. En réalité, il n'en fut rien. Si l'Europe s'élargit demain vers les pays d'Europe centrale et orientale et vers Chypre et Malte, le Luxembourg ne disparaîtra pas en tant qu'acteur international ni en tant que plaideur de ses causes nationales au sein de l'Europe. Pour un petit pays comme le nôtre ou la Belgique, le fait d'être assis à la table européenne autour de laquelle ont pris place 23, 24 ou 25 autres pays, pouvoir discuter des affaires continentales, dire son mot et peser, ne fût-ce que marginalement, sur les fondements de la destinée européenne, c'est un gain de souveraineté.

En restant hors de l'Union, la Suisse et la Norvège font fausse route, alors...

Jean-Claude Juncker: Il est toujours extravagant de faire la psychologie des autres peuples puisqu'il est très difficile de comprendre la sienne propre. Mais les Norvégiens et les Suisses découvriront qu'ils sont plus des Etats membres qui appliquent les décisions européennes qui ont été prises au sein de l'Union que des acteurs indépendants de la politique européenne. Il ne fait aucun doute, pour moi, que la Suisse et la Norvège deviendront membres de l'Union européenne. Et que le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède deviendront membres de l'Union économique et monétaire.

Dernière mise à jour