Jean-Claude Juncker: Face à la Suisse, une Europe figée

Tribune de Genève: Plusieurs élections récentes dans l'Union européenne ont été caractérisées par une montée du populisme et par le succès des idées extrêmes...

Jean-Claude Juncker: Cela m’inquiète profondément. Je suis préoccupé par la division en deux de l’opinion publique dans chacun de nos pays. Il y a ceux la moitié de la population qui demandent plus d’Europe, là où son absence ne nous permet pas d’agir conformément à nos ambitions, et l’autre moitié qui considère qu’on a déjà trop d’Europe. Le populisme et les partis d’extrême droite savent exploiter à merveille cette scission en deux camps égaux en proposant un discours d’exclusion, en développant un argumentaire de rejet, en faisant croire qu’ils ont réponse à tout. En fait, ils n’ont réponse à rien, mais ils arrivent à convaincre ceux qui doutent, ceux qui sont désorientés.

Tribune de Genève: Ces mouvements sont profondément antieuropéens...

Jean-Claude Juncker: L’Europe se prête à merveille pour devenir le bouc émissaire. Les Gouvernements de l’UE sont en partie responsables: au terme des réunions du Conseil des ministres, ceux-ci présentent à leur presse nationale le bilan des travaux d’une façon qui très souvent me fait rire sinon pleurer. Beaucoup de Gouvernements expliquent à leur opinion publique soit que l’Europe oblige leur pays à mettre en place une politique dont ils ne voulaient pas mais qu’ils ont dû accepter par solidarité, soit que les autres ont dû céder devant le poids des arguments qu’ils ont développés. Il n’est pas étonnant que beaucoup d’Européens aient de la peine à accorder leur confiance à des Gouvernements qui donnent une interprétation à ce point colorée des travaux de l’UE. C’est une lourde faute que de présenter le débat démocratique en Europe comme devant nécessairement conduire à deux catégories: ceux qui ont gagné et ceux qui ont perdu. L’Europe n’est pas un match, c’est une ambition.

Tribune de Genève: Votre constat est pessimiste.

Jean-Claude Juncker: C’est un constat descriptif...

Tribune de Genève: Comment peut-on y remédier?

Jean-Claude Juncker: Il faudrait que les votes au sein du Conseil des ministres soient publics et que chaque ministre explique les raisons de son vote, pour que cessent ces petits jeux d’interprétation "post festum": très souvent il y a un monde entre les propos que s’attribuent les ministres et ceux qu’ils ont vraiment tenus (ou parfois tus...) en réunion. Et puis il faudrait, pour muscler davantage la politique européenne et accroître son potentiel d’acceptation par l’opinion publique, que nous cessions de discuter de choses qui n’intéressent personne sauf les hommes politiques, les fonctionnaires nationaux et bruxellois, les correspondant des médias à Bruxelles, qui, tous, s’adonnent avec un plaisir frénétique au jeu architectural entourant le débat institutionnel; celui-ci n’intéresse que ceux qui l’alimentent pour se faire plaisir, alors que les citoyens voudraient savoir ce que l’Europe fait pour lutter contre l’immigration clandestine, quels sont les moyens d’action en matière de politique d’asile, comment l’Europe agit contre la criminalité internationale et transfrontalière, ce qu’elle est en train de faire pour mettre en place un socle de droits sociaux minimaux dont pourraient bénéficier les salariés. Nous n’arriverons à réconcilier les Européens et l’Europe qu’à la seule condition d’insister davantage sur le contenu de notre politique plutôt que sur le fonctionnement. Je ne dis pas que l’institutionnel n’est pas important, mais, pour les citoyens, il cache le contenu.

Tribune de Genève: Percevez-vous un repli sur soi-même en Europe?

Jean-Claude Juncker: Pendant des décennies, les citoyens ont poussé les Gouvernements à faire plus d’Europe, à abolir les frontières. Aujourd’hui, l’abandon des frontières, est très souvent ressenti comme un danger pour les espaces nationaux. La génération de mes parents voyait dans la disparition des frontières un événement heureux dans l’histoire du continent. Actuellement, beaucoup de jeunes, curieusement, se découvrent un amour insoupçonné pour les douaniers. Je suis impressionné par ce renversement des tendances.

Tribune de Genève: Est-ce que l’élargissement ne va pas contribuer à rajouter de la confusion, des peurs face à l’immigration, face à la sécurité?

Jean-Claude Juncker: Imaginons que les pays candidats ne souhaitent pas adhérer à l’UE mais optent pour leur propre voie, nationale. Le résultat serait qu’au lieu de partager une bonne partie de souveraineté avec les autres, ils l’exerceraient contre leurs voisins. Quelles seraient aujourd’hui les relations entre la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie s’il n’y avait pas la perspective d’une adhésion conjointe à l’UE? De plus, pour beaucoup d’Européens centraux et orientaux, l’émigration vers les pays de l’UE leur apparaîtrait encore plus attrayante si on leur ôtait l’espoir d’une adhésion perçue comme une grande chance d’atteindre un bien-être économique se rapprochant de celui des pays de l’UE: les problèmes d’immigration et de troubles sociaux seraient alors autrement plus grands et dangereux.

Mais, de même que nous ne savons pas expliquer aux Européens que l’euro les protège, nous sommes incapables de convaincre que l’élargissement, donc l’intégration européenne, permettra d’encadrer les mouvements qui prennent forme dans les nouvelles démocraties et économies de l’Europe centrale et orientale encore en ajustement. Les gens pensent à l’équation élargissement égale immigration; il faudrait qu’ils comprennent que l’immigration en provenance de ces pays sera autrement plus maîtrisable avec l’élargissement que sans...

Tribune de Genève: Beaucoup de gens réclament une pause dans la construction européenne pour ne pas susciter un rejet de l’ensemble en progressant trop vite.

Jean-Claude Juncker: Cette approche n’est pas la bonne. Les leaders européens de 2030 seront incapables de rebondir parce qu’ils ne disposeront pas des ressorts sur lesquels prendre appui pour promouvoir la construction européenne. Ils seront tous nés après la Seconde Guerre mondiale. Même si c’est déjà le cas pour beaucoup d’entre nous, au moins savons-nous, des expériences racontées par nos parents, pourquoi le fléau de la guerre nécessitait cette réponse de taille que fut la construction européenne. Il y aura, entre ceux qui dirigeront l’Europe en 2030 et Hitler ou Staline, une distance aussi grande qu’entre ma génération et Guillaume II ou Clémenceau. La mémoire collective, les témoins directs auront disparu. Cette première raison qui fait de l’Europe une nécessité, pour que les gens ne s’affrontent plus sur les champs militaires mais dans des salles de conférences, aura quitté les esprits et surtout les cœurs.

Ne faisons pas de pause. Avançons pour que nous ne perdions pas l’avenir. Parce que ceux qui viendront après nous pourraient être tentés par les pistes nationales isolées, ne se rendant pas compte que si chaque pays construit son propre bonheur par ses propres moyens, ils devront affronter un jour ou l’autre les ambitions des autres nations. Cela fait de moi un inquiet: je vois l’opinion publique européenne commencer à se défaire des convictions profondes des pères fondateurs de l’Europe, convictions qui furent d’abord celles des gens qui ont dû faire la guerre contre leur volonté.

Si on assiste sans réagir à la transformation de l’UE en une zone de libre-échange, si élevé que soit son niveau, nous livrerons l’Europe à une expérience insuffisamment ambitieuse pour un continent qui demeure compliqué. Le concept de libre-échange est trop simpliste. C’est cela qui motive mon action. Je me rends compte que cela peut paraître très prétentieux. Mais je n’ai pas de prétention; j’ai beaucoup de doutes et d’angoisses.

Tribune de Genève: Si vous développez ces idées dans les Sommets européens, vous vous sentez seul?

Jean-Claude Juncker: On développe très rarement ces sujets à prolongements multiples lors des sommets... J’ai des scrupules à déranger les artisans avec des propos de futurologue. Mais le fond de ma pensée, que vous m’avez invité à exprimer, c’est bien celui-là...

Tribune de Genève: L’Europe rose, sociale-démocrate, a-t-elle échoué dans son ambition de faire une Europe plus sociale?

Jean-Claude Juncker: L’Europe rose, sous une forme organisée, n’a jamais existé. Entre les différents Gouvernements socialistes, il n’y avait pas d’accord sur le contenu d’une politique européenne sociale, économique, fiscale ou autre. Je n’ai donc jamais vu l’Europe rose à l’œuvre. D’authentiques socialistes, il y en avait certes, mais l’usage du pluriel pour les dénombrer se justifie avec peine. J’ai toujours trouvé dans la salle du Conseil européen des premiers ministres de "gauche" qui, sur tous les points, se situaient très nettement à ma droite...

Lorsque je suis devenu premier ministre, en 1995, il y avait pourtant une très nette majorité socialiste dans le Conseil européen, qui avait d’ailleurs proclamé, urbi et orbi, que cela aurait des répercussions heureuses sur les travaux de l’UE. C’était du romantisme de propagande. Les socialistes européens n’ont jamais nourri une ambition commune pour l’Europe, car très divisés sur le fond des choses. Et je crois que, pour la majorité de droite demain, ce sera exactement la même chose: je ne dirais donc pas que l’Europe va prendre un virage à droite.

(...)

Tribune de Genève: Le ton semble se durcir à l’égard de la Suisse par rapport aux premiers accords bilatéraux. Est-ce lié à la stratégie ou y a-t-il un changement d’attitude plus profond?

Jean-Claude Juncker: J’entends certains collègues suggérer d’augmenter la pression sur votre pays; d’autres vont jusqu’à dire qu’il faut mettre à genoux la Suisse (ndlr: il fait vraisemblablement allusion à la France et à l’Allemagne). Je déplore les discours marqués du sceau de l’unilatéralisme. Mais c’est un débat difficile: lorsqu’on veut, comme la Suisse, faire partie d’un certain nombre de zones politiquement aménagées de l’UE, il faut bien accepter les acquis communautaires qui existent et être en principe disposé à reprendre les acquis qui viendront, quitte à ce que, sur ces points, il puisse y avoir des arrangements particuliers. La Suisse ne peut choisir d’être dedans ici et de rester dehors là, selon ce qui l’arrange. Pour le reste, je suis d’avis qu’il faut non pas dicter mais négocier. Je ne trouve aucun plaisir à ces lettres qui circulent où on menace et se perd en gesticulations dramatiques. C’est indécent. Je dois dire que j’ai dû intervenir pour atténuer le ton de certaines lettres adressées à Berne, notamment sur la fiscalité de l’épargne...

Tribune de Genève: A ce propos, on s’approche du délai que s’est fixé l’UE (31 décembre 2002) pour trouver un accord sur le projet de directive visant à garantir une imposition des revenus de l’épargne. On sait que le sort de cette directive dépend d’un accord conclu avec les pays tiers, Suisse en tête, pour qu’ils adoptent des mesures équivalentes à celles des Quinze (échange automatique d’information sur l’épargne des non-résidents). La position du Luxembourg, pour qui mesures équivalentes égalent mesures semblables, est-elle ferme ou négociable?

Jean-Claude Juncker: Cette position est et restera ferme. Elle a été annoncée lors du débat sur la fiscalité de l’épargne au Conseil européen de Feira (juin 2000); pour le Luxembourg, équivalent signifie identique... Nous avons toujours plaidé pour le modèle de coexistence chaque pays étant libre de choisir entre imposition à la source et échange d’information qui nous aurait permis de trouver un terrain d’entente avec la Suisse et les autre pays tiers. La majorité du Conseil européen n’en a pas voulu et, sous pression britannique, a décidé de mettre l’accent sur l’échange d’informations et donc sur l’abolition du secret bancaire. Les autres m’ont dit que, de toute façon, le secret bancaire n’avait aucune chance, qu’il y avait une tendance mondiale à l’abolir, et que viendra le jour où la Suisse prendra aussi cette direction. Nous n’avons, quant à nous, jamais laissé dans le doute nos partenaires de l’UE quant à la fermeté de notre position.

Tribune de Genève: Cela signifie que la directive est mort-née...

Jean-Claude Juncker: Il faut que les négociations avec la Suisse débutent sérieusement. Le moment venu, au vu des résultats, on verra si les mesures peuvent être considérées comme équivalentes au sens où nous l’entendons. Je tirerai les conclusions d’un résultat de négociations qui ne correspondrait pas à nos exigences, soit un échange d’informations accepté par toutes les places financières concurrentes de celles de l’UE et notamment de la place luxembourgeoise.

Tribune de Genève: Sur les autres points, on craint, en Suisse, qu’une adhésion à Schengen ou un accord avec l’UE sur la fraude douanière porte aussi atteinte au secret bancaire...

Jean-Claude Juncker: Je ne lis pas les arrangements de Schengen comme nous imposant, à nous Luxembourgeois, d’abolir le secret bancaire.

Tribune de Genève: N’est-il pas question d’élargir l’entraide judiciaire liée à Schengen à l’évasion fiscale?

Jean-Claude Juncker: Je crois que la Suisse pourra accepter tous les arrangements que le Luxembourg aura acceptés avant elle.

Tribune de Genève: Vous ne ressentez pas de pression de l’UE dans ces dossiers?

Jean-Claude Juncker: Je ne sens pas une pression telle qui ferait de moi un inquiet. Je dors bien!

Tribune de Genève: Le secret bancaire a donc encore de belles années devant lui?

Jean-Claude Juncker: Je ne suis pas un fétichiste du secret bancaire. Mais je m’inscris en faux contre l’idée que tout pays qui dispose d’une législation en matière de secret bancaire serait un paradis fiscal, havre de tous les criminels du monde. Le juge d’instruction ne connaît pas le secret bancaire lorsqu’il s’agit de lutter contre la criminalité. Je constate d’ailleurs que la Suisse et le Luxembourg ont dû geler, au lendemain du 11 septembre, moins de comptes que les autres pays qui n’ont pas de secret bancaire. Sans doute dira-t-on que c’est précisément dû au secret bancaire. Je répondrai que le fait de n’avoir pas de secret bancaire n’immunise pas les centres financiers contre les velléités criminelles.

Tribune de Genève: Des banquiers prétendent que les pressions contre le secret bancaire visent à nuire à la réputation de leur place financière, qu’il s’agit d’une guerre de concurrence.

Jean-Claude Juncker: Je n’analyse pas la démarche fiscale de l’Union européenne comme une tentative de mettre fin au centre financier luxembourgeois, et par extension suisse. Ces arguments qu’agitent certains banquiers pour faire de la controverse fiscale un débat de pavillon ne sont pas pertinents.

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