Jean-Claude Juncker: La Commission doit rester l'axe central

Le Figaro: Parmi les idées de réformes qui seront discutées à Séville, on parle beaucoup de l'ouverture des réunions du Conseil aux caméras.

Jean-Claude Juncker: Je suis très réservé. D'accord pour la télévision au moment des votes par les ministres et pendant cinq minutes pour que chacun justifie la position qu'il a prise. Cela mettrait fin à l'habitude de dire une chose en salle et son contraire pendant une conférence de presse. Mais il ne fait pas de sens d'ouvrir à la télévision des débats qui durent parfois des mois et des années. Ç'est de la politique fiction de croire que l'on peut chercher un compromis devant une caméra.

Les sommets européens ont-ils besoin d'être réformés?

Ç'est évident. Nous décidons par consensus et cela nous conduit à des procédures lourdes, des tours de table systématiques sur les grands problèmes et toutes les futilités qui se cachent derrière. Nous sommes confrontés à des ordres du jour trop tardifs et trop chargés, nous recevons trop souvent des visiteurs noneuropéens en marge de nos réunions. Il faut régler la mécanique et c'est possible sans avoir à changer les traités.

Tony Blair, lui, veut carrément doter l'Europe d'un "président".

Je comprends que l'on puisse caresser l'idée de donner un visage à l'Europe. L'idée de Tony Blair s'inscrit dans ce contexte: il veut une présidence du Conseil européen qui aille au-delà des six mois que durent actuellement les présidences par rotation.

Son titulaire serait désigné parmi les "anciens" du Conseil européen, un ancien chef d'Etat ou de gouvernement donc.

Mais prenons garde. Avant de s'interroger sur un futur "président", il convient de se demander quelles seraient ses missions et ses relations institutionnelles avec le président de la Commission européenne. Sous prétexte d'une plus grande lisibilité, on risque de donner à l'Europe deux présidents. Malgré leurs discours, certains imaginent en fait un grand retour à la méthode intergouvernementale.

Vous visez là Tony Blair, José Maria Aznar et Jacques Chirac?

Je ne vise personne. Du reste, il y a des nuances entre les positions des trois collègues que vous citez. C'est la logique de l'approche qui est erronée. Il ne faut pas penser aux institutions d'abord, et ensuite seulement au contenu des politiques. Il faut commencer par réfléchir à ce que l'Europe doit faire, poursuivre par l'examen des instruments, et en dernier lieu seulement poser la question de savoir qui les utilisera. Tout cela doit être discuté par la Convention. Si quelqu'un voulait anticiper, en mettant sur la table cette idée de président à Séville, je m'y opposerais. En tout état de cause, la Commission doit rester l'axe central du système, car elle est la seule à représenter l'intérêt général, commun à tous.

Avec une légitimité démocratique accrue?

Bien entendu. Une institution qui détient seule le droit d'initiative en Europe doit quitter l'ombre technocratique et devenir plus politique. Il faut donc s'interroger sur le mode de sa désignation, et notamment de son président. Une élection au suffrage universel paraît peu praticable. On pourrait donc songer à une investiture directe par le Parlement. Il n'y a rien de saugrenu à l'idée que quelqu'un parle au nom de l'Europe. Pourquoi pas le président de la Commission ?

Quelle pression exercent les différents populismes sur le débat européen ?

Grâce notamment à l'euro, l'Europe comporte dorénavant une portion massive d'irréversibilité. Mais à voir émerger des forces politiques qui ne respectent plus aucun tabou, qui proposent allégrement de sortir de l'euro, sinon de l'Union européenne, on peut se poser des questions. Si nous imaginons que de telles forces puissent arriver au pouvoir dans un pays, puis dans un autre, le risque de replonger dans la logique infernale des années trente ne peut pas être totalement écarté. Tous les populismes naissent en se cherchant des prétextes. L'Europe en est un. Et la situation est compliquée: il y a environ la moitié de nos opinions publiques nationales qui veulent "plus d'Europe" et une part à peu près égale qui trouve qu'il y en a déjà trop. Il n'y a pratiquement plus de passerelle entre les deux camps, ce qui rend difficile de trouver un discours pour les réconcilier. Notre discours sur l'immigration traduit ce dilemme. Les faits montrent que le problème n'est pas plus urgent qu'il y a deux ans, et pourtant tout le monde en fait la priorité absolue.

Etes-vous d'accord avec le chancelier Schröder qui plaide pour une pause pour digérer les avancées de l'Europe?

Le risque est énorme: dans trente ans, nos pays seront dirigés par des hommes et des femmes qui se souviendront aussi peu de Hitler et de Staline que nous de Clemenceau et de Guillaume II.

L'idée que l'Europe est un grand projet de paix disparaîtra presque naturellement. Ce n'est pas une insulte aux générations à venir. Mais c'est à nous qu'il appartient de finir l'oeuvre.

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