Jean-Claude Juncker: Réconcilier l'histoire et la géographie européennes

Le rejet de l'Europe, de l'immigration et de la mondialisation sont au coeur des politiques d'extrême droite qui font une percée au sein de l'Union. Quelle réponse satisfaisante l'Europe peut-elle apporter face à ce malaise ?

L'Europe n'a pas toutes les réponses, mais sans elle, les Etats-nations ne pourraient en apporter pratiquement aucune. Il faut donc trouver le juste milieu entre le degré d'Europe dont ont besoin les Etats et le degré d'Etat dont a besoin l'Europe. L'immigration clandestine illustre bien cette problématique: les Etats nationaux ne peuvent lutter individuellement. C'est pour cette raison que nous devons développer une véritable politique européenne et mettre en place des conditions d'accueil et de séjour équivalentes d'un pays européen à l'autre. Mais il ne faut pas non plus que l'Europe s'érige en forteresse. Elle doit garder sa vocation de terre d'asile. Une Europe du rejet conforterait les raisonnements d'exclusion de I'extrême droite.

Quelle réponse l'Europe peut-elle apporter aux craintes liées à la mondialisation ? Faut-il, comme le souhaite Jacques Delors, chercher « une nouvelle synthèse entre la modernisation économique et le progrès social »?

La mondialisation a apporté à l'Europe plus de « bien être », bien que nous n'ayons pas su en maîtriser tous les effets négatifs. L'euro est la première réponse à la mondialisation. Au cours des trois dernières années, la monnaie unique nous a fortement protégés des crises financières internationales. L'avènement de l'euro a rendu encore plus urgente la nécessité de mettre en oeuvre l'Europe sociale. En omettant de proposer aux salariés, aux travailleurs européens, une véritable politique sociale, l'Europe semble avant tout être l'affaire des commerçants, des banquiers, des industriels. Ainsi, les plus modestes se sont-ils sentis abandonnés. Nous devons absolument mettre en place un minimum de règles communes en matière de licenciement et de droits sociaux. La réponse à la mondialisation ne sera efficace que si l'Union monétaire est complétée par la mise en place d'un socle minimum de droits sociaux, le rejoins ainsi les propos de Jacques Delors.

On a un peu l'impression, aujourd'hui, que les Quinze n'ont plus le même enthousiasme pour la construction européenne ?

Face à la division de nos opinions publiques, il est devenu très difficile pour les dirigeants européens de plaider pour davantage  d'Europe. Faut-il alors marquer une pause afin de consolider ce qui a déjà été réalisé ? Ce serait prendre beaucoup de risques. L'Europe doit avant tout servir la cause de la paix. Et si nous ne parachevons pas l'intégration, la génération qui sera au pouvoir dans une vingtaine d'armées ne verra peut-être plus la nécessité de faire de la politique extérieure de sécurité commune, une véritable politique européenne.

Entre les craintes d'une partie des citoyens européens et les hésitations des responsables politiques, n'y a-t-il pas un risque pour l'élargissement de l'Union ?

Si nous ne procédons pas à l'élargissement maintenant, nous ne le ferons plus. C'est pour cette raison que je désapprouve l'idée d'une pause dans la construction européenne. Au début des années 1990, tous les dirigeants des pays de l'Est ainsi que leurs opinions publiques ont résolument choisi l'Europe et la paix. Au regard de l'histoire, c'est un événement que je ne peux qualifier autrement que d'heureux. Désormais, nous devons assumer cet élargissement dont l'enjeu est la réconciliation de l'histoire et de la géographie européennes. Ce ne sera pas facile, mais il n'y a aucune alternative à l'élargissement.

Faut-il plus d'ambition pour la Convention européenne qui est chargée de définir cette Europe élargie?

On a longtemps prétendu qu'abandonner la mise en place d'une nouvelle Europe aux soins des seuls gouvernements serait une erreur. Mais l'on s'aperçoit aujourd'hui que les Européens ne se passionnent pas plus pour les travaux de la Convention, qu'ils n'étaient intéressés auparavant par les débats intergouvernementaux classiques.

Mais il fallait bien trouver une solution après l'échec du sommet de Nice ?

C'est vrai. Mais sans vouloir préjuger de l'issue de la Convention, je ne crois pas qu'elle pourra faire mieux que les gouvernements. D'ailleurs, si les propositions que les Conventionnels ont développées jusqu'à présent étaient soumises aujourd'hui à référendum, elles seraient, à mon avis, massivement rejetées dans plusieurs pays de l'Union. Je plaiderai toujours pour plus d'Europe, parce qu'il n'y a pas d'autres pistes d'avenir possible. Mais s'il est aisé de souhaiter que l'Europe puisse agir dans de nombreux domaines, il est plus difficile de savoir ce qui est faisable à un moment donné, et de le faire de telle façon que cela ne soit pas ressenti comme un danger supplémentaire par une partie de l'opinion publique.

Quelle gouvernance européenne dans le cadre de cette Europe élargie ? La Commission européenne souhaite aulourd'hui les attributs d'un véritable gouvernement. C'est souhaitable ?

La Commission européenne doit rester le pivot central du système institutionnel. Mais avant de se demander s'il faut renforcer ses pouvoirs, il faudrait d'abord débattre de ce que devrait être le contenu de la politique européenne. La question se pose concernant l'euro, la politique extérieure, la politique sociale ou bien encore l'immigration: pour que l'Union mène une action forte et concertée, il faudrait que la Commission dispose d'un vrai monopole d'initiative, que le Conseil décide à la majorité qualifiée et que le Parlement européen retrouve une véritable codécision. En résumé, il faudrait véritablement appliquer la méthode communautaire, ce qui faciliterait alors la mise en place d'un système institutionnel qui servirait au mieux les ambitions politiques de l'Europe. Mais se donner comme objectif d'ajouter dix grammes de pouvoir supplémentaire à la Commission, d'en retirer trois au Conseil, pour en rajouter deux au Parlement européen, c'est de l'amateurisme. Si l'Europe, telle que je la souhaite, était ce grand ensemble réfléchi et cohérent, la Commission pourrait obtenir certains des pouvoirs qu'elle réclame et notamment ce rôle exclusif qu'elle recherche en matière de coordination des politiques économiques. Mais cette hypothèse ne se vérifiera certainement pas avant 2004! En attendant, il faudra prévenir tout retour vers l'intergouvernemental. Pour l'instant, je rejette cette idée de donner au Conseil européen un président élu par les chefs d'Etats ou de gouvernements. A mon sens, c'est une proposition qui n'est pas assez mûre et qui relève encore de l'intergouvernemental.

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