Les bonnes raisons de Jean-Claude Juncker d'être heureux en 2003: "Mon pessimisme est nuancé par l'optimisme des autres" (entretien réalisé par Jean Portante)

Alors que l'avenir est enceint d'incertitude, le Premier ministre rappelle à bon escient que, dans notre pays, les raisons de désespérer sont maigres.

Le Jeudi: "Monsieur le Premier ministre, la conjoncture économique est en berne, des menaces de guerre se profilent à l'horizon, les gens pensent que tout est devenu plus cher avec l'euro. Y a-t-il, malgré cette sinistrose, des raisons d'être heureux en 2003?"

Jean-Claude Juncker: "II ne relève pas des compétences directes d'un Premier ministre de se déclarer compétent pour assurer le bonheur des gens, le bonheur n'étant pas une catégorie politique. Mais je suis concerné par le souhait de bonheur qui anime tous ceux qui habitent le pays, et je dis que les problèmes que vous avez mentionnés sont réels, sauf celui du renchérissement du coût de la vie à cause de l'euro. Les gens le pensent peut-être, mais cela ne relève pas du constat scientifique.

"JE VOUDRAIS QUE LA GUERRE S'ÉLOIGNE"

Cela ne doit pas nous empêcher d'y apporter les solutions qu'il faut, ni de vivre heureux, puisque le bonheur est d'essence individuelle et non pas collective.

Je voudrais que le spectre de la guerre s'éloigne puisque toute guerre, quelle qu'elle soit et où qu'elle ait lieu, est, indépendamment des instigateurs, une défaite. Il n'y a pas de victoire par la guerre, puisque toute victoire de guerre est entachée de sang.

Quant à la crise économique, elle nous apparaît aujourd'hui comme pouvant avoir une réponse au cours du deuxième semestre 2003, puisque tous ceux qui n'ont pas abandonné le métier de pronostiqueur ont pu réaliser entre eux cet accord sur le timing. L'emploi, envisagé d'un point de vue macro-économique, connaît au Luxembourg une situation que d'aucuns qualifieraient d'enviable. Toujours est-il que, ramené à un niveau individuel, c'est le drame personnel absolu."

Le Jeudi: "Si, dans ce qui se trame, vous deviez sortir quelques éléments pour dire aux gens: "Non, 2003 ne sera pas l'année de tous les dangers", qu'est-ce que vous diriez?"

J.-C.J.: "Pour commencer par l'essentiel, je dirais que l'Europe est assurée de rester un continent de paix en 2003. Ce n'est pas la moindre des choses. L'Europe est un continent où l'approvisionnement en eau est assuré. 2003 a été déclarée Année de l'eau par les Nations unies, et ce qui peut paraître évident pour nous est un luxe pour d'autres, vu sa cruelle absence. N'oublions pas que c'est une menace de mort quotidienne.

Sur un plan plus strictement national, notre situation économique ne sera jamais aussi mauvaise que celle des pays qui nous entourent. Notre situation de l'emploi ne connaîtra jamais les niveaux de désespoir qu'elle connaît dans les pays limitrophes. Si donc je devais comparer l'Europe, sur l'essentiel, aux autres continents, nous avons toutes les raisons de pouvoir nous estimer heureux. Et si je comparais la situation luxembourgeoise à celle des autres pays européens, la nôtre est de loin la meilleure et ne sera jamais plus mauvaise que celle des autres. Faible consolation peut-être, mais constat objectif tout de même."

Le Jeudi: "On trouve toujours plus malheureux que soi. N'empêche qu'il y a une certaine angoisse qui se répand."

J.-C. J.: "Il y a un malaise qui est en progression, et il y a une angoisse indéniablement plus forte qu'il y a quelques années. J'attribue ces phénomènes au fait que depuis le début de la dernière décennie du XXe siècle, le monde, y compris sa partie européenne, a beaucoup changé. L'histoire va vite. Les hommes, au fait, n'ont plus la possibilité de respirer au rythme de l'histoire. Le monde apparaît de plus en plus comme pouvant avoir des contours d'incertitude et d'imprévisibilité, alors qu'auparavant, à une époque où la situation générale était autrement dramatique, tout se présentait comme ayant un ordre préétabli qui ne réserverait plus aucune surprise.

"NOUS AVONS PERDU LES CERTITUDES"

Je crois que beaucoup d'hommes modernes ont peur parce que l'avenir leur semble être devenu beaucoup plus imprévisible, que les vieilles catégories n'ont plus de raisons d'être et que les réflexes auxquels nous étions habitués n'ont plus aucune raison de se déployer. Nous sommes en manque de réflexes étudiés et nous n'avons pas la faculté de nous doter des réflexes nouveaux qui correspondraient au monde nouveau. C'est un constat presque de Lapalisse que de dire que nous avons perdu toutes les certitudes dont nous avions hérité.

Le fait qu'aujourd'hui nous puissions imaginer l'avenir européen comme étant fait de paix et non pas de guerre, de solidarité et non d'égoïsme national, devrait en fait, après l'élargissement de l'Union, nous remplir d'optimisme. Or, je constate que cet optimisme n'a plus de quartier en Europe."

Le Jeudi: "Qui en est responsable?"

J.-C. J.: "Je crois qu'il y a, au niveau du monde politique, comme une gêne de redevenir fournisseur de repères. On n'aime plus, je n'aime plus, indiquer aux autres les directions à prendre."

Le Jeudi: "Pourquoi?"

J.-C. J.: "Je suis de plus en plus respectueux des choix individuels de ceux avec qui je vis sur une territoire donné. Nous ne sommes plus à l'époque des mots d'ordre. Parfois, des slogans, oui. Ce respect devant l'autonomie de conduite et de pensée de l'autre peut alimenter le sentiment qu'il n'y a plus de guidage ni d'indications officielles sur la raison d'être.

Nous sommes entrés dans une époque où toutes les autorités sont contestées, y compris par moi, et nous en ressentons les conséquences. Alors que je crois que profondément, dans notre société, il y a un désir énorme de recevoir de temps à autre des indications sur les directions à prendre. Dans un texte célèbre, Max Frisch parlait du besoin d'être guidé. Il y a le besoin, il y a la demande, mais il n'y a plus d'offre."

Le Jeudi: "Justement. Mais il y en a qui font semblant d'offrir des réponses. Je pense aux populistes de tous bords."

J.-C. J.: "Les concepts offerts par les populistes ne remplissent pas les conditions de satisfaire la demande, puisqu'il s'agit de publicité mensongère."

Le Jeudi: "Mais ça marche!"

J.-C. J.: "Plus les situations sont compliquées, plus les réponses simples sont prisées."

Le Jeudi: "Parlons un moment d'optimisme. Vous-même, sur un plan plus personnel, vous vous situez où sur ce pendule qui du pessimisme oscille vers l'optimisme?"

J.-C. J.: "Mon pessimisme est nuancé par l'optimisme des autres. Je n'ai jamais cru utile de déverser à flots quotidiens mes états d'âme surtout un pays. Devant toutes les évidences, j'adopte un profil sceptique."

Le Jeudi: "Mais est-ce que vous, personnellement, avez trois, quatre raisons d'être heureux en 2003?"

J.-C. J.: "Mon bonheur personnel se soustrait à l'observation publique."

Le Jeudi: "Mais il existe..."

J.-C. J.: "Oui, il existe. Je suis heureux, oui, heureux, de pouvoir vivre dans un pays et sur un continent en paix. Parce que ce qui peut nous apparaître comme étant une évidence, en fait est le fruit d'une longue construction. Et donc le contraire du résultat du hasard. Je suis heureux de pouvoir vivre dans un pays qui est libre de toute contrainte matérielle. Je ne le dis pas pour cacher le désespoir de ceux qui sont dans le besoin et qui se trouvent chez nous également. Mais sur un plan plus général, nous sommes un pays libre, parce que libéré de la contrainte de l'angoisse matérielle.

Je suis heureux, mais là il faut ajouter de plus en plus de guillemets, de pouvoir vivre dans un pays qui, lorsqu'il le faut, sait se mettre d'accord sur l'essentiel. Tant qu'il ne le faut pas, il cultive des divergences que très souvent il s'invente pour exister."

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