Interview du Premier ministre Juncker avec l'Echo de l'Industrie

En général, l'année 2002 a été une année difficile pour l'économie luxembourgeoise et l'année 2003 ne s'annonce guère meilleure. Pouvez-vous, Monsieur le Premier Ministre, nous donner votre appréciation sur l'évolution de l'économie luxembourgeoise en 2002 et les perspectives économiques pour 2003 ?

La prévision conjoncturelle est un art difficile, surtout dans une période aussi incertaine.

A côté des facteurs classiques d'offre et de demande que nous pouvons estimer avec une certaine marge d'erreur, viennent s'ajouter des impondérables géopolitiques qui ne facilitent guère l'exercice hautement spéculatif et conjectural de la prévision. Le STATEC a procédé à la construction de différents scénarios chiffrés des principales variables de notre économie: sous certaines hypothèses, la croissance pourrait atteindre 2% cette année et accélérer progressivement au cours des années à venir de manière à rejoindre le potentiel de croissance. Mais on ne saurait insister suffisamment sur la nécessaire prudence avec laquelle il faut prendre ces chiffres.

Il faut signaler que l'industrie manufacturière a assez bien résisté au retournement de la conjoncture. Une récente étude du Centre universitaire suggère d'ailleurs que la bonne tenue de l'industrie s'appuie sur la compétitivité favorable des entreprises exportatrices. Ce faisant, l'industrie amortit quelque peu le ralentissement qui frappe durement le secteur bancaire et, par contagion, l'ensemble de l'économie.

Le Gouvernement, au courant des derniers mois, a souligné, à plusieurs reprises, la nécessité de poursuivre, voire d'accélérer la politique de diversification et de développement économique. La FEDIL, si elle peut souscrire pleinement à cet objectif, est toutefois d'avis qu'il est indispensable de s'attaquer, en parallèle, au problème que constitue aujourd'hui la longueur et la lourdeur des procédures d'autorisation. Monsieur le Premier Ministre, ne faut-il dès lors pas engager, dans les meilleurs délais, une réflexion sur un allégement nécessaire des contraintes en matière d'autorisation ?

Bien que ce ne soit pas réellement une surprise, je me réjouis du support apporté par la FEDIL à la politique de diversification et de développement économiques du Gouvernement. Par ailleurs, dans la déclaration sur la situation économique, sociale et financière du pays du 7 mai 2002, j'avais souligné que le souci d'assurer le développement de la diversification économique répond à une nécessité durable. Ceci reste d'autant plus vrai dans une période de troubles conjoncturels, caractérisée par un ralentissement synchronisé.

Par contre, je ne peux souscrire à votre vue quant aux délais procéduraux en matière d'autorisations administratives. La FEDIL a toujours dans le passé plaidé en faveur d'un environnement réglementaire qui soit souple et pragmatique et qui partant limite le phénomène de bureaucratisation des procédures d'autorisation. Le Gouvernement est parfaitement conscient de cette revendication. Personnellement, j'y suis très sensible. S'il est vrai qu'on peut toujours faire mieux, il est également vrai que le Gouvernement a fait des efforts considérables pour définir, préciser et souvent raccourcir les délais présidant notamment à l'obtention d'une autorisation d'exploitation. Cette initiative s'inscrit dans le contexte plus large d'une action de fond entamée par le Gouvernement pour alléger les contraintes et charges administratives auxquelles sont exposées et les entreprises et les citoyens. Dans ce contexte, le "eLetzebuerg" est un des axes prioritaires qui visent à faciliter le contact entre administrés et administration.

A titre d'exemple, j'aimerais également relever la loi du 10 juin 1999 relative aux établissements classés. Cette législation fait l'objet d'adaptations régulières ayant pour objectif une mise en œuvre accélérée des obligations en matière environnementale. La confection systématique et en concertation avec les parties intéressées de dossiers de demande type et de prescriptions type est de mise.

D'une manière générale, la réglementation qui affecte directement les milieux économiques reflète et reprend de plus en plus des contraintes normatives imposées au niveau international et européen. Le souci du Gouvernement est de disposer de normes ambitieuses et réalistes qui répondent tant aux critères du développement durable qu'à ce qu'il est convenu de qualifier "d'économiquement raisonnable".

Le monde industriel a certainement un rôle majeur à jouer en la matière; consultés de préférence en amont des processus décisionnels et co-responsabilisés dans le cadre de mécanismes voire d'institutions, les responsables économiques sont appelés à contribuer à dégager un arsenal juridique qui soit adapté aux besoins de la pratique. L'indispensable diversification économique et l'allégement approprié de l'environnement réglementaire ne peuvent d'ailleurs être conçus que dans un cadre plus large qui est celui de la promotion de politiques structurelles favorables à la croissance.

Or, les contraintes endogènes qui risquent de porter préjudice à notre politique de développement et de diversification industrielles se situent à un tout autre niveau. Je citerais notamment le manque de terrains industriels d'envergure pouvant accueillir des entreprises ayant un besoin de surface de 10, 15 voire 20 hectares. Dans le contexte de la reconversion des friches industrielles dans le Sud du pays, il faudra veiller à créer une réserve foncière suffisante pour couvrir nos besoins à moyen terme en terrains à vocation industrielle. Le Ministre de l'Economie a pris une initiative intéressante en relation avec la reconversion du crassier d'Ehlerange appelé à servir de terrain d'accueil pour des entreprises industrielles de facture plus classique mais également des jeunes entreprises issues des pépinières et bâtiments-relais Ecostart à Foetz, et, ultérieurement d'une structure similaire à implanter dans la Cité des Sciences à Esch-Belval.

La FEDIL a lancé plusieurs appels au Gouvernement pour accélérer la mise en œuvre du projet "eGovernment" et déléguer à un ministre la responsabilité entière et les pouvoirs décisionnels pour ce projet. Que pensez-vous. Monsieur le Premier Ministre, de cette proposition et comment le Gouvernement envisage-t-il de combler le retard qui sépare le Luxembourg des pays européens leaders dans ce domaine ?

Je voudrais tout d'abord rappeler que le Gouvernement à décidé en janvier de l'an 2001 de lancer un vaste programme d'action appelé "eLetzebuerg" qui vise a préparer notre pays aux défis de la société de la connaissance. Une commission ministérielle spécifique a été mise en place par la même occasion pour encadrer politiquement la mise en ouvre du programme. Cette commission, appelée "Commission Nationale pour la Société de l'lnformation" (C.N.S.I), est composée de manière à ce que les membres du Gouvernement qui sont plus particulièrement concernés par les projets du programme soient directement impliqués. Les compétences telles qu'arrêtées au moment de la mise en place du gouvernement sont respectées. C'est en ce sens que la responsabilité pour coordonner le volet "eGovernement" du programme incombe au Ministère de la Fonction publique et de la Réforme administrative qui cependant rapporte régulièrement à la CNSI, organe de coordination de l'ensemble du programme "eLetzebuerg", présidé par le Ministre François Biltgen.

Il est exact que d'après le bench-marking de la Commission européenne, notre pays ne figure pas parmi les pays ayant le plus activement intégré les nouvelles technologies dans l'administration publique; néanmoins, d'après ce même bench-marking, notre pays récolte d'excellentes notes dans d'autres domaines (pénétration d'lnternet dans tes foyers et dans les entreprises; nombre de serveurs sûrs; Internet à l'école; informatisation des bibliothèques etc.).

Le Gouvernement a cependant clairement affiché l'ambition de rattraper le retard en relation avec le volet "eGovernement". Les quelques chiffres ci-après vous convaincront que nous sommes sur la bonne voie. En effet, depuis l'adoption du programme, 72 projets ont été lancés dont 50 concernent plus particulièrement le volet "eGovernement". Je vous invite à examiner la liste des projets en consultant le site Internet www.eLetzebuerg.lu.

Le lancement de certains projets ambitieux est plus complexe que prévu. Ceci est notamment le cas des projets horizontaux qui présupposent la collaboration de plusieurs ministères. Leur lancement est préparé avec soin pour éviter des mal-fonctions telles que constatées auprès de certains de nos voisins qui s'étaient précipités pour être considérés comme élève-modèle du bench-marking européen. Le Gouvernement préfère construire les portails Internet de l'administration luxembourgeoise sur des base solides. Ceci est particulièrement vrai pour le portail pour entreprises qui est mis en place sous la responsabilité du Ministre de l'Economie en étroite concertation avec d'autres ministères et administrations dont notamment le Ministère des Classes moyennes. La mise en place de ce portail devrait contribuer à simplifier les formalités en particulier pour les PME.

Le "processus de Lisbonne", qui a été lancé il y a deux ans par l'Union européenne, vise à faire de l'économie européenne la plus compétitive au monde d'ici 2010. Il s'agit d'un énorme défi pour les 15 pays de I'UE, un défi jugé très ambitieux par d'aucuns. Comment voyez-vous, Monsieur le Premier Ministre, cet objectif et comment se situe le Luxembourg en ce qui concerne l'évaluation des critères fixés à Lisbonne ?

Le Conseil européen de Lisbonne fut considéré comme un tournant décisif dans la coordination des différentes activités européennes puisqu'il s'agissait avant tout de réconcilier les politiques sectorielles - politiques économiques et politiques sociales en tête - et de montrer qu'elles poursuivent un but commun.

Dès lors, l'idée - d'ailleurs largement répandue - que la stratégie de Lisbonne se concentre exclusivement sur les aspects économiques me semble assez réductrice puisque le Sommet se donnait trois objectifs intimement associés: renforcer l'emploi, réformer nos économies et assurer la cohésion sociale, le tout dans le cadre d'une économie fondée sur la connaissance.

Dans ce sens, Lisbonne ne se limite pas à ces quelques chiffres qui se retrouvent dans les conclusions approuvées par les Chefs d'Etat et de gouvernement et qui - pour des raisons de simplicité - ont fait la une de la presse. Bien au contraire, puisqu'à côté des défis largement commentés en matière de taux d'emploi figurent des orientations extrêmement précises en matière de création d'entreprises, d'investissement dans les ressources humaines, de développement des services financiers, de politique de recherche, de renforcement de la qualité de l'emploi ou bien encore de lutte contre la pauvreté.

Sur les taux d'emploi proprement dits, je constate avec une certaine satisfaction que l'activité des femmes au Luxembourg progresse de manière constante: le taux d'emploi des femmes a augmenté de près de 17% sur les 5 dernières années - signe que les mesures d'égalité des chances mises en place par Marie-Josée Jacobs, en tant que Ministre de la Promotion féminine, souvent avec le concours des entreprises du secteur privé - portent leurs fruits.

La loi sur l'incapacité de travail et la réinsertion professionnelle adoptée en juillet dernier constitue quant à elle une étape importante en matière d'emploi des travailleurs âgés. Nos efforts en la matière seront d'ailleurs poursuivis par l'intermédiaire des mesures qui seront prises à la suite de l'étude mise en chantier par l'Observatoire des relations professionnelles et de l'emploi qui analysera en détail les causes des sorties précoces de la vie active. Pour préserver cette force de travail la plus expérimentée, nul doute qu'il faudra aussi songer à un changement de paradigme auprès des entreprises puisque rien ne justifie aujourd'hui la "mise à l'écart" privilégiée de ceux qui - de par la force de leur longue expérience - disposent des compétences les plus utiles.

Il n'empêche, force est de reconnaître que nous sommes aujourd'hui quelque peu éloignés des chiffres de taux d'emploi qu'il s'agit d'atteindre dans les prochaines années - en particulier en ce qui concerne les travailleurs expérimentés. Nul n'a d'ailleurs besoin de me convaincre que ces objectifs ne constituent pas une fin en soi, mais qu'ils nous aideront à mieux encadrer les transformations économiques tout en préservant les fondements-même de notre modèle social. Je le répète: l'emploi, l'économie et la justice sociale sont intimement liés. Ils vont de pair et chacun devra "mettre son grain de sel" pour répondre aux défis auxquels sont exposés nos sociétés.

L'évaluation de la stratégie de Lisbonne se fera régulièrement au cours des Conseils européens appelés plus communément "de printemps". C'est d'ailleurs à mon initiative que la décision a été prise par les instances européennes de coordonner les cycles des politiques économiques et des politiques de l'emploi. Au niveau des Chefs d'Etat et de gouvernement, nous aurons donc l'occasion d'analyser chaque année les progrès engendrés dans chaque Etat membre dans les différents volets de la stratégie de Lisbonne et d'adapter - au besoin - nos politiques aussi bien dans le domaine de l'emploi et de la protection sociale que dans les différents domaines économiques.

Je reste donc intimement convaincu que le Conseil européen de Lisbonne a mis en lumière les défis les plus importants auxquels tous les pays de l'Union européenne seront confrontés. En même temps, la stratégie mise en place à cette occasion ainsi que les mesures proposées nous fournissent les orientations politiques et les instruments nécessaires qui nous permettront d'y faire face.

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