Charles Goerens: La solidarité est indivisible

Vous vous apprêtez à accompagner le couple grand-ducal lors de son séjour au Nicaragua. Quelle est la position de ce pays dans la hiérarchie – si hiérarchie il y a – des pays cibles de la coopération luxembourgeoise?

Le Nicaragua fait partie des dix pays avec lesquels nous entretenons des relations privilégiées. Nous l'avons choisi parce qu'il figure en 118e position sur la liste du PNUD [ndir: Programme de I'ONU pour le Développement], une liste indicative de la situation des pays en termes de développement humain. C'est, au demeurant, un pays qui ajoute une nouvelle dimension à notre coopération dans la mesure où, avec le Salvador, il est notre seul pays cible en Amérique latine en général et en Amérique centrale en particulier.

Quel est l'état des projets luxembourgeois actuellement en cours au Nicaragua? Des projets nouveaux sont-ils en chantier?

Nous intervenons en principe dans ce pays, comme dans la plupart des autres, dans le domaine social, dans le domaine de l'accès à l'eau et de son assainissement ainsi que dans l'éducation, domaine où nous avons largement contribué à l'essor de la formation des instituteurs.

L'ouragan "Mitch", qui avait dévasté de vastes pans de la région, a-t-il notablement affecté des structures sous tutelle luxembourgeoise?

Indirectement certes, parce qu'un pays qui connaît une situation financière et économique désastreuse n'a pas les moyens d'intervenir dans les secteurs de base que sont la santé, l'éducation, l'hygiène. Le Luxembourg a été amené à accroître son aide et sa politique de coopération au développement a connu un nouvel essor au lendemain du phénomène "Mitch".

L'expérience acquise entretemps nous a permis d'entrevoir la coopération sous un angle plus stratégique. C'est la raison pour laquelle nous allons proposer sous peu – dans une semaine – un programme indicatif de coopération. Il s'agit d'un outil de pilotage avec l'avantage pour la partie nicaraguayenne de pouvoir disposer d'une plus grande prévisibilité budgétaire. Cet avantage est également partagé par la partie luxembourgeoise dans la mesure où nous planifions plus rigoureusement, ce qui nous permet d'entrevoir la coopération sous un angle plus professionnel, plus stratégique donc. On passe d'une approche projet à une approche programme.

Plus généralement, quels sont les principes directeurs de la coopération luxembourgeoise? Vous insistez beaucoup sur la notion de "partenariat"...

Ce sont la gouvernance, le respect des règles de l'Etat de droit, le respect des droits de l'Homme, le respect des minorités, et le partenariat bien entendu – tout est décidé d'un commun accord entre les deux partenaires. Au niveau de l'action proprement dite, un partage du travail s'opère entre les acteurs – nous identifions en commun les projets avec notre partenaire; la formulation des projets est retenue au niveau bilatéral, par notre agence de coopération, et exécutée par cette même société en cas d'accord sur la formulation.

Dans ce qu'il est convenu d'appeler la gestion cycle du projet, nous avons ajouté une dimension nouvelle et indispensable: l'évaluation systématique de notre politique de coopération afin de mieux répondre aux critères de pertinence, d'efficacité et de durabilité de nos projets.

Le cercle des pays bénéficiaires est-il appelé, par ailleurs, à s'élargir?

Non, nous n'avons pas l'intention d'aller au-delà des dix pays cibles. Avec les situations spécifiques que l'on peut rencontrer d'une année à l'autre, on est tout de même plus proche de la douzaine que de la dizaine. Il y a l'Afghanistan qui nous interpelle et il y a les Balkans occidentaux – il y aura toujours une situation très spécifique qui viendra s'ajouter à l'ensemble des engagements déjà pris.

Aller au-delà de dix, cela nous placerait dans une situation ingérable parce qu'on risquerait d'être moins efficace. L'impact de l'action est plus grand dès lors que l'on concentre l'effort sur un nombre réduit de pays: il faut donc procéder à un ciblage géographique et aussi à un ciblage sectoriel. Le pendant de cette décision est de rechercher une plus grande complémentarité entre les donateurs.

Qu'est-ce qui a changé, en matière de coopération luxembourgeoise, entre l'"ère" Lydie Err et l'"ère" Gœrens?

Je crois que c'est moins la politique qui a changé que le contexte international: on perçoit davantage aujourd'hui les inégalités créées par ce qu'il est convenu d'appeler la "mondialisation", qui ne cesse de creuser le fossé entre riches et pauvres, entre ceux qui ont accès au savoir et ceux qui en sont privés, entre ceux qui ont accès au Net et ceux qui en restent exclus, entre ceux qui ont accès aux médicaments et ceux qui continuent à en être privés.

Ce qui a encore changé, c'est la tentative des Nations unies de sensibiliser la conscience internationale en ce domaine, de se doter d'une stratégie à même d'en venir à bout, du moins partiellement. Depuis l'an 2000, le dialogue en matière de coopération tourne autour des Millenium Developpment Goals – c'est-à-dire la réduction de moitié de la pauvreté dans le monde d'ici 2015.

Au niveau de l'Union européenne, je persiste à croire que le fait d'intégrer le Conseil de développement dans le Conseil Affaires générales et relations extérieures a été une décision très discutable parce que le dialogue politique entre les responsables du département de la coopération n'a pas lieu de façon aussi régulière que cela fut le cas avant le Conseil européen de Séville.

Il y a toutefois une intervention d'envergure: les nouvelles actions dans le domaine du SIDA, qui permettent aux malades l'accès aux antirétroviraux. A travers le dialogue politique, on insiste davantage sur la nécessité de faire concourir tous les pays riches, industrialisés, à cet objectif.

La même remarque vaut pour la mise en œuvre de la Convention de Cotunu – qui régit les rapports entres les quelque 178 pays de l'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique avec les quinze pays de l'Union européenne. Les premières tentatives d'ouverture envisagées dans ce domaine – ouverture des pays africains à l'économie mondiale – sont une affaire fort délicate et requièrent beaucoup de doigté politique pour transformer l'essai en succès.

Il y a un dernier aspect, indépendant de la qualité du travail du gouvernement précédent, et actuel: c'est le fait d'avoir dépassé le capde 0,7%.du PIB en faveur de l'aide -.au développement. Comme nous sommes le seul pays à avoir franchi lé cap au cours de cette dernière décennie – nous sommes déjà à 0,84% et tendons vers 1% -, cette position nous permet de dire aux autres pays, même les moins bien lotis, que 0,7 %, c'est faisable. Il faut clamer haut et fort que si tout le monde prenait ses responsabilités et acceptait de dépasser les 0,6 %, on aurait les jÉnoyens de réduire de moitié la pauvreté dans le monde, voire de l'éradiquer complètement – du moins pour ce qui est de la mise à disposition des moyens financiers.

Je crois qu'on peut dire avec beaucoup de conviction et de crédibilité que la pauvreté n'est pas une fatalité.

Le Luxembourg semble donc relativement généreux. Pourtant des voix s'élèvent périodiquement pour ironiser à cet égard: le Luxembourg fournirait cet effort "parce qu'il peut se le permettre", et son aide viserait à compenser, en monnaie sonnante et trébuchante, les contributions qu'il n'est pas à même d'apporter sur le plan politique...

Je trouve que cette attitude révèle d'un malentendu que la campagne de sensibilisation lancée s'apprête à lever. Le malentendu est généré par une incompréhension de nos actions, que nous n'avons sans doute pas suffisamment expliquées. Il faut situer la politique de coopération au développement dans la logique des grandes ouvertures dont ce pays a été capable – sur le plan politique, économique, de la sécurité... Nous avons compris dès les premiers instants de notre indépendance que le Luxembourg était trop petit pour relever à lui seul tous les grands défis dans les domaines politique, économique et de sécurité, monétaire et j'en passe. Nous avons – et ce n'est pas un hasard – été aux premiers rangs de ceux qui jouaient la carte multilatérale. Or il y a toujours eu des Cassandre qui disaient: "attention: casse-coup" – "plus on s'ouvre et plus on se dilue et plus on devient insignifiant". Et c'est exactement le contraire qui s'est passé. J'inscris la politique de développement dans cette même logique.

Autre remarque: il serait temps de mettre fin à cette approche malthusienne qui consiste à dire: "lorsqu'on partage ses richesses avec un pays pauvre, on s'appauvrit". Le coût de la politique de coopération au développement sert l'investissement dans l'avenir des relations entre le Nord et le Sud. L'alternative est simple: ou bien on se range du côté des faibles, ou bien on les ignore. Or, se ranger du côté des faibles a un coût mais rester indifférent à leur sort a un coût qui est de loin supérieur à celui que je qualifierais de coût de la responsabilité.

Une question d'ordre polémique: prenez-vous en compte la situation politique des pays qui bénéficient de notre aide, notamment en matière de démocratie et de droits de l'Homme? En d'autres termes, peut-on dissocier la donne politique et la donne humanitaire?

Si l'on devait tourner le dos à la corruption, donc à des failles de la démocratie, on finirait par se retrouver plutôt seuls. Pour améliorer la donne humanitaire, il faut faire en sorte que la situation dans les domaines que touche la corruption – à savoir la fonction publique – s'améliorent. Autrement, le raisonnement tournerait un peu court car s'il y a corruption dans un pays, c'est parce que ses habitants n'ont plus rien à se mettre sous la dent et que pour arrondir leur fin de mois, certains se laissent corrompre. Si l'économie d'un pays tourne mal, c'est parce que l'encadrement fiscal fonctionne de' façon insatisfaisante.

Il faut donc essayer d'influer positivement et procéder de façon pragmatique afin de trouver une solution au cas par cas: passer, en somme, d'un cercle vicieux à un cercle vertueux. La visite grand-ducale a d'ailleurs une valeur très symbolique, qui doit être perçue comme une caution d'une nouvelle démarche débouchant sur plus d'égalité et de perspectives d'avenir.

Comment la coopération est-elle perçue par les Luxembourgeois? La collectivité se montre-t-elle plutôt rétive ou plutôt "coopérative"?

Il n'y a pas de véritable débat de fond au Grand-Duché. Tout citoyen aime être gouverné selon des principes clairs. Le troisième volet de notre campagne de sensibilisation – après un éclairage sur les secteurs d'intervention et le détail de nos projets d'intervention – a pour ambition d'entrer dans le vif du sujet et de mettre en exergue les nécessités et les exigences du développement ainsi que l'aspect éthique.

Ouvrons le débat de façon directe en lançant la question suivante: "Faut-il laisser mourir trente millions d'Africains du SIDA sous prétexte qu'ils sont noirs?" Les moyens techniques sont là: cela n'enlève en rien l'utilité de la prévention: l'un et l'autre sont nécessaires.

A ceux qui s'interrogent sur le bien-fondé de l'aide au développement, je réponds que la solidarité est indivisible. A y voir de plus près, les pays qui dépensent le plus en aide au développement ont le taux de précarité le plus bas chez eux – ce qui montre que la solidarité s'exerce tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Enfin, aux sceptiques les plus acharnés, je demanderai: plutôt que d'axer le débat autour de 0,8% du PIB pour la coopération, parlons de la gestion des 99,2% investis pour faire face aux préoccupations domestiques!

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