Jean-Claude Juncker: J'ai l'Europe dans la peau

Le Jeudi: "L'Europe vient-elle de franchir une étape importante avec le projet de Constitution adopté à Salonique?"

Jean-Claude Juncker: "Le but était de décider quel sort serait réservé au projet de Constitution que la Convention a élaboré. La décision fut de dire qu'une Conférence intergouvernementale (CIG) sera convoquée en octobre avec mandat de terminer les travaux à la fin de l'année pour se pencher sur le projet de la Convention et finaliser la partie III de ses travaux qui n'ont encore été vus ni par le praesidium, ni par l'assemblée plénière de la Convention.

Mais à propos des parties sur lesquelles le président de la Convention a constaté un consensus, j'ai des remarques à faire.

Il y a des avancées très substantielles: nous aurons une Constitution pour l'Europe alors qu'auparavant au moins le gouvernement britannique s'inscrivait toujours en faux contre cette ambition.

Nous aurons l'intégration dans cette Constitution de la Charte des droits fondamentaux.

Nous aurons une extension de la majorité qualifiée dans de très nombreux domaines chaque fois avec codécision du Parlement européen. Nous aurons l'institution d'un ministre des Affaires étrangères européen qui pourra formuler, à l'intention du Conseil, des éléments d'une politique étrangère commune. Tout cela va dans la bonne direction et est presque parfait.

Par contre, les arrangements institutionnels imaginés par Giscard d'Estaing et la Convention sont très insuffisants car ils manquent de clarté et de transparence puisque personne ne saura, à la seule lecture des dispositions institutionnelles, qui s'occupera de quoi, de quel domaine politique. C'est contraire aux intentions premières de la Convention, qui étaient d'ajouter de la transparence et de la clarté au fonctionnement de l'Europe."

Le Jeudi: "Le porte-parole de la Convention, Nikolaus Meyer-Landrut, a déclaré que toucher à la Convention reviendrait à détruire l'équilibre trouvé. Le but de la CIG est pourtant de remodeler ce texte. Que va-t-il advenir?"

Jean-Claude Juncker: "Nous étions bien d'accord, à Nice et à Laeken, que la Convention préparerait les travaux de la CIG. Pour moi, il est évident que la CIG et donc les gouvernements ne pourront pas rouvrir les grands chapitres qui renferment les tendances lourdes des politiques européennes.

Mais sur le chapitre institutionnel, il y a si peu de clarté que nous sommes bien obligés, pour faire fonctionner l'Europe, d'y apporter les éclaircissements qu'il faudra."

Le Jeudi: "La Convention est-elle une bonne chose pour le Luxembourg?"

Jean-Claude Juncker: "Tout progrès de l'Europe est une bonne chose pour le Luxembourg. Toujours est-il que le seul chapitre institutionnel ouvre des champs à risques et des terrains minés pour les Etats membres et surtout pour les petits. Si vous ne savez plus qui est compétent pour quoi, si vous n'arrivez pas à tenir responsables les décideurs politiques des grandes décisions, vous courez le risque évident que l'essentiel du travail législatif et politique ne se fasse plus en séance mais que la démocratie des grands ait lieu dans l'étroitesse des couloirs.

Je voudrais que lorsque des décisions se préparent, cela se passe dans la clarté. Le dispositif institutionnel, tel qu'il fut imaginé par Giscard et applaudi par les Conventionnels, ne correspond pas à cette exigence."

Le Jeudi: "Ce message a-t-il été entendu par vos pairs?"

Jean-Claude Juncker: "Nous étions douze (ndlr: sur 25) à exprimer nos réticences sur le chapitre institutionnel. Par exemple, le gouvernement allemand, comme nous, plaide très ouvertement pour une meilleure articulation de la politique extérieure de sécurité commune. Les Autrichiens ne sont pas d'accord avec le dispositif imaginé pour la composition de la Commission comme la Slovénie, la Slovaquie et d'autres... Il y a un consensus et un désaccord intégral sur cette partie. Il est facile de constater un consensus qui ne connaît pas de règles de vote mais seulement des règles atmosphériques de fin de cérémonie. Une CIG doit décider à l'unanimité."

Le Jeudi: "Vous êtes très critique envers la Convention."

Jean-Claude Juncker: "Je ne maudis pas la Convention. On donne à mes commentaires une lecture comme quoi je ne l'aurais pas aimée. Ce sont les Conventionnels euxmêmes, y compris M. Fayot, qui, pendant des mois, ont reproché au président de la Convention son manque de clarté, l'absence de faculté d'écoute, des résumés consensuels qui ne reflétaient que sa propre opinion.

Je lis que je serais mécontent que l'Europe ait un président du Conseil européen parce que je n'aurais plus aucune chance de le devenir dans la mesure où je voudrais rester Premier ministre. Tout ça, ce sont des fantasmes de province.

Je m'intéresse, lorsque nous parlons, de la Convention, à l'Europe, à sa façon d'être, de fonctionner, d'être l'instrument de grande ambition pour l'Europe et pour le monde. Je ne m'intéresse pas à l'épicerie des futurs mécontents."

Le Jeudi: "Le dernier sondage Eurobaromètre montre que les Européens souhaitent plus d'Europe et plus vite que ne le veulent les gouvernants. Cette coupure est-elle une réalité?"

Jean-Claude Juncker: "Il fut une époque, les années 60, 70 et le début des années 80, où les gouvernements donnaient l'impression de traîner les pieds, de manquer tous les rendez-vous. Puis les gouvernements ont accéléré le rythme. A ce moment-là, les résultats électoraux et les sondages d'opinion prouvaient à l'évidence que les peuples voulaient aller moins vite.

Croyez-vous vraiment que si nous avions organisé un référendum, nous aurions aujourd'hui la monnaie unique? Que non!"

Le Jeudi: "Salonique était le dernier des Sommets "itinérants". Ils auront dorénavant tous lieu à Bruxelles. Avez-vous des regrets?"

Jean-Claude Juncker: "J'ai l'Europe dans la peau et j'aime la voir, la ressentir, la toucher. Les peuples ont une tendance à devenir des données abstraites si on ne les voit plus. Donc, transporter l'Europe pour qu'ils la découvrent fut une merveilleuse et grande idée.

Nous avons décidé à Nice, assombris par des débats qui s'éternisaient, de réunir tous les Conseils à Bruxelles. C'est une mauvaise chose et je crois qu'on va revenir sur cette décision.

Ceci dit, il faudrait aussi que la tenue des sommets redevienne des réunions de travail. J'ai entendu que le coût de Salonique est de 300 millions d'euros, soit 12 milliards de francs. Je ne sais pas si c'est vrai, mais celui que nous avons organisé à Luxembourg est revenu à 250 millions de francs. Je ne peux pas engager 1,2% de notre PIB pour un Sommet. Il n'y a plus de relation qualité-prix. Il faudrait que nous nous ressaisissions et que nous fassions convenablement notre travail sans que cela donne lieu à des fêtes et cérémonies qui n'ont plus rien à voir avec le travail pour lequel nous sommes payés.

La majeure partie du coût est provoquée par les dispositifs de sécurité. Nous payons le prix de la non-démocratie. Que vingt-cinq chefs d'Etat et de gouvernements ne puissent pas se réunir pour travailler parce que des opposants vont à la casse est inacceptable. J'ai énormément de sympathie pour ceux qui, à l'égard de la globalisation, sont animés de sentiments divers. J'en partage un grand nombre. Mais je voudrais que nous apportions une réponse démocratique à ces problèmes autour d'une table de négociations."

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