Jean-Claude Juncker: "Sans une Commission forte, l'Europe se grippe". Le Premier ministre au sujet du projet de Constitution européenne

Alors que les débats sur la Constitution européenne reprennent la semaine prochaine, les négociations semblent bloquées. Comment mettre de l'huile dans les rouages du moteur européen?

Jean-Claude Juncker: Aujourd'hui les gouvernements refusent de négocier. Nous sommes là à exposer nos positions nationales, nous n'entrons pas dans le débat d'idées. Si nous voulons avancer, respecter le calendrier, il faut entamer la discussion, sinon les positions vont se figer et je crains l'immobilisme prolongé. A Bruxelles, la semaine dernière, le premier ministre belge Guy Verhofstadt et moi-même avons en vain essayé de lancer le dialogue. Je pense que lorsque la présidence italienne produira un texte en novembre, les choses commenceront à bouger mais il faudra auparavant qu'elle ait pris soin d'élucider avec chaque pays les points de divergence et les plages de convergence.

L'un des points de divergence porte sur le rappel des références chrétiennes dans le préambule de la Constitution. La France par la voix de Jacques Chirac a répété que la laïcité n'était pas négociable. Quelle est votre position?

Jean-Claude Juncker: Le texte actuel, rédigé par la Convention, englobe toutes les sensibilités. Il est suffisamment œcuménique et laïque pour mettre à l'aise tous les Européens. Comme démocrate-chrétien, j'y suis favorable. Je comprends l'histoire compliquée de la France pour donner corps à la laïcité. Je respecte cette tradition et admets que, pour elle, il est difficile d'introduire des références dont le constituant français n'a pas voulu. Cependant, si le consensus européen pousse à une formule plus engageante ou plus engagée en matière religieuse, je ne dirai certainement pas non. Je ne suis pas contre l'enrichissement du préambule par un rappel au christianisme, mais je ne fais pas partie de ceux qui luttent avec acharnement pour cette inscription. Surtout, je ne voudrais pas qu'en matière de tolérance religieuse, l'Europe soit incapable de s'entendre.

Jouez-vous aussi les médiateurs à propos du nombre des commissaires au sein de la Commission européenne?

Jean-Claude Juncker: L'essentiel n'est pas dans le nombre plus ou moins grand des commissaires mais dans le fait que sans une commission forte avec une place centrale, l'Europe se grippe, dérape vers les négociations intergouvernementales et ne peut plus affronter les défis qui se posent à elle. La place de la Commission est plus importante que son organisation interne. J'ai le pressentiment que le principe d'un commissaire à plein pouvoir par pays sera rétabli, mais je dis à ceux qui y attachent une importance surfaite qu'il y a un grand risque de déséquilibre. Il y a fort à parier que les grands États membres, qui avaient accepté de rogner les pouvoirs du futur président du Conseil européen, ne reviennent à la charge, ce qui serait à mes yeux bien plus grave pour l'Europe. J'ai toujours été très opposé à un président du Conseil européen qui supplanterait le président de la Commission. Ce dernier doit rester le meneur de jeu et non devenir un juge de touche qui veillerait à la bonne application des règles du marché intérieur.

La défense européenne est aussi un sujet de discorde...

Jean-Claude Juncker: Il faut donner du temps au temps à chacun - à la Grande-Bretagne, aux pays qui veulent une organisation européenne, à ceux qui se sentent plus proches des Etats-Unis - pour réfléchir, exposer leurs solutions et essayer de se mettre d'accord sur une coopération européenne en ce domaine. J'ai trouvé dans les propos des uns et des autres une réelle volonté d'aboutir. Il faut notamment expliquer aux nouveaux Etats membres qui ont l'impression que ce sujet est né avec la crise irakienne que la coopération en matière de défense est une ambition européenne ancienne puisqu'elle date des années 1950. Nous ne faisons que la reprendre en la transposant dans un monde qui a changé.

Faut-il aussi donner du temps au temps à propos du respect du pacte de stabilité?

Jean-Claude Juncker: L'intérêt de l'Europe n'est pas de s'acharner avec de bons arguments théoriques sur la France, l'Allemagne et l'ltalie. Souvenons-nous que ces trois pays représentent 75% du PIB de la zone euro. Lorsqu'on veut avoir une bonne politique économique, il faut réfléchir à deux fois avant de tirer et d'exiger l'application mécanique du pacte de stabilité. Si, en fonction d une interprétation technique du pacte, nous obligeons ces Etats à baisser leurs déficits budgétaires en rognant sur les dépenses d'investissement, nous courons le risque de voir la reprise conjoncturelle s'éloigner. Il est plus sage de laisser du temps à ces pays pour assainir leurs finances à condition qu'ils opèrent en même temps des réformes structurelles, ce qui est le cas.

L'assainissement des finances publiques est essentiel, la stabilité de la monnaie aussi, mais également une stabilité économique durable et fertile en emplois.

Les dix nouveaux membres intégreront effectivement l'Union européenne l'année prochaine. Sont-ils prêts?

Jean-Claude Juncker: Je suis très admiratif de leurs performances. Ils ont réussi en quinze ans des transformations qui devraient laisser bouche bée ceux qui, dans nos régions, ont tant tardé à se réformer. Ils ont été soumis à un véritable stress et ont bien su s'ajuster, mais ils sont loin de pouvoir résister à tous les chocs que le grand marché intérieur apportera sur leur territoire. Il faudra voir au fur et à mesure si les mécanismes sont suffisants. Surtout il serait sage que les nouveaux États membres fassent preuve d'une certaine patience en ce qui concerne leur adhésion à l'euro. Il faut les encourager mais pas ouvrir trop vite leurs économies déjà fortement sollicitées par le déferlement des règles européennes par l'adjonction d'une coexistence au sein de la zone euro. Il faudra tempérer leur ardeur.

Dans un autre domaine, faut-il aussi tempérer l'ardeur de la Turquie qui cherche à entrer dans l'Union. Vous aviez eu en 1997 des mots très durs à son égard, votre position est-elle identique aujourd'hui?

Jean-Claude Juncker: Je m'étais alors inscrit en faux contre l'idée de certains de laisser entrer la Turquie sans exiger le respect de règles auxquelles nous nous sommes soumis. Je dois dire que sur les droits de l'homme, beaucoup de progrès ont été réalisés. La Turquie est aujourd'hui différente de celle sur laquelle je m'étais exprimé. A la fin de l'année prochaine, elle devrait se voir fixer une date de début des négociations. Quant à moi, je ne mettrai pas une date finale à leur durée. C'est cette négociation qui permettra de décider soit que les conditions étant remplies la Turquie peut devenir un Etat membre de l'Union européenne, soit qu'il serait plus sage, cette adhésion étant trop compliquée, de mettre alors en place une relation spéciale proche de l'adhésion. C'est un processus, à mes yeux, ouvert. Je ne dis pas non, mais je ne dis pas oui à n'importe quelle condition.

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