Jean-Claude Juncker: L'échec vient de l'Europe des Quinze. Le Premier ministre au sujet des résultats du sommet de Bruxelles

Six pays contributeurs nets (Suède, Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Autriche et France) au budget européen viennent de demander de le plafonner à 1 pc du PNB de l'Union. Pourquoi pas vous?

Jean-Claude Juncker: L'idée existait avant le sommet de Bruxelles. On m'avait fait parvenir cette lettre pour signature, puisque le Luxembourg est contributeur net, mais je l'ai estimée peu opportune, pour quatre raisons. Un: il y a sur les perspectives financières tout sauf une proposition de la Commission. Comme elle dispose d'un monopole d'initiative en la matière, comme certains des signataires de la lettre se font fort de ne pas réduire le rôle de la Commission et comme je pense qu'il faut parfois être cohérent dans la vie, j'ai pensé qu'il était prématuré d'adresser cette lettre. Deux: je voudrais savoir quelles sont les raisons de fond qui plaident, alors que l'Union s'élargit, pour une réduction du plafond des dépenses. Trois: nous devrions trancher au 1er emestre 2005, lorsque le Luxembourg exercera la présidence européenne. Il n'aurait pas été sage de m'enfermer dans une logique qui, le jour venu, ne me permettrait plus de faire convenablement mon travail. Quatre: il faut cesser en Europe ce petit jeu qui consiste à dire, avant que les négociations aient commencé, quel doit en être le résultat.

Un impôt européen ne permettrait-il pas de sortir des luttes entre contributeurs et bénéficiaires nets?

Jean-Claude Juncker: J'ai toujours été partisan d'un véritable impôt européen, mais la plupart des ministres des Finances s'y refusent parce qu'ils considèrent que les opinions publiques supposeraient qu'il ne puisse s'agir que d'une hausse d'impôt. Or, il devrait être neutre du point de vue fiscal.

Londres bénéficie d'un rabais de sa contribution au budget européen. Ne peut-on pas envisager d'étendre ce système à d'autres?

Jean-Claude Juncker: Le rabais britannique ne devient pas vertueux en l'élargissant à d'autres. A priori, je ne suis pas en faveur d'une telle généralisation. Toujours est-il que certains estiment que le fardeau qu'ils portent est trop lourd et il faudra trouver une solution, mais je voudrais que le budget communautaire continue à être le grand instrument de la solidarité européenne. La prospérité allemande, néerlandaise, luxembourgeoise dépend largement des ressorts que l'Europe pourra fournir aux pays en retard de développement pour rattraper les autres.

Le rapprochement franco-allemand, qui s'opère depuis quelques mois, est-il bien réel?

Jean-Claude Juncker: Nous, Luxembourgeois, par la force des choses, notamment géographiques et culturelles, nous savons plus au sujet des Français que les Allemands ne peuvent savoir, et nous savons de l'Allemagne des choses que les Français ne soupçonnent pas. Connaissant les deux, leur intersection et les éléments qui ne se trouveront jamais dans cette intersection, nous nous réjouissons de leur entente, mais nous nous en faisons moins d'illusion que ceux qui l'organisent. Il ne faut pas la surestimer. Je voudrais que les petits Etats membres ne soient pas comme des souris devant un chat menaçant chaque fois que l'Allemagne et la France développent le même discours. Leur bonne entente, tout en pensant qu'elle reste vitale à l'Europe, ne saurait être sa seule force motrice.

Une coopération renforcée doit-elle se construire autour de ce couple, avec qui et comment?

Jean-Claude Juncker: Le noyau dur, l'Europe à deux vitesses ou l'Europe à géométrie variable ne sont pas des buts en soi. Je regrette qu'un peu prématurément nous ayons donné l'impression de vouloir avancer à tout prix. Il ne faut pas chercher ce genre de lignes de démarcation entre deux ambitions européennes. S'il devait s'avérer qu'un certain nombre de pays succombaient durablement à la tentation de privilégier la piste nationale à l'autoroute européenne, le noyau dur pourrait en être une conséquence. Nous sommes plusieurs à penser -les Belges, les Allemands, les Français, nous et d'autres- qu'il y a insuffisamment d'Europe sur un certain nombre d'axes, mais décrire aujourd'hui en quoi pourrait consister cette "coopération renforcée structurée" me paraît prématuré. Il faudra d'abord essayer de tirer le bénéfice maximal de ce que le traité de Nice nous permet, en matière de justice et d'affaires intérieures notamment. Je ne voudrais pas que ceux qui croient que nous corrigerions vers le bas nos ambitions, parce qu'ils n'en veulent pas, persistent à croire qu'ils pourraient dominer le destin des autres. Nous ferons plus d'Europe là où il faudra plus d'Europe.

Combien de temps attendre avant de faire plus d'Europe sans attendre les frileux?

Jean-Claude Juncker: Il ne faut pas ajouter du drame au drame, mais du temps au temps. Chacun dans son quartier, et tous ensemble, il faut que nous réfléchissions à la meilleure façon de nous sortir de la situation dans laquelle nous nous sommes mis, collectivement d'abord, individuellement ensuite. Comme il y a des élections espagnoles et européennes à l'horizon et comme nous pensons qu'en démocratie on ne peut pas décider avant des élections -théorie que je récuse- il faudra voir si nous pouvons conclure la conférence intergouvernementale sous présidence néerlandaise.

Les responsabilités de l'échec du sommet de Bruxelles reposent-elles sur l'Espagne et la Pologne?

Jean-Claude Juncker: L'impression qu'on donne que les seules Pologne et Espagne auraient fait échouer le sommet est vraie, parce qu'il a échoué sur le système de vote au Conseil. Mais si nous avions pénétré les autres sujets, comme le pouvoir budgétaire du Parlement européen, le maintien du principe de l'unanimité, les avancées ou immobilismes en matière de justice et affaires intérieures, nous aurions eu de très substantiels débats et de très nets désaccords entre les 15 et même les 6 fondateurs. Je m'inscris en faux contre l'idée qui voudrait que l'échec soit dû au fait que l'Europe se soit élargie. Il ne faut pas chercher midi à 14 heures, c'est-à-dire dans l'Europe des 25, mais bien à midi, dans l'Europe des 15, là où les désaccords étaient de substance.

Dernière mise à jour