"Mon noyau dur préféré est à 25 !" Interview avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker avant le Conseil européen de Bruxelles

Le Figaro: Qu'attendez-vous du sommet européen qui commencera demain soir à Bruxelles ?

Jean-Claude Juncker: L'agenda vient d'être bousculé - expression faible - par les attentats du 11 mars à Madrid. Il est donc évident qu'après les ministres de l'lntérieur et de la Justice, les chefs d'Etat et de gouvernement se pencheront sur les problèmes du terrorisme et en tireront un certain nombre d'enseignements. Il me paraît essentiel que nous nous mettions d'accord - sans subterfuge - sur la nécessité de renforcer les méthodes de coopération entre les services secrets. Il faut au niveau de l'Union européenne une instance capable de collecter en temps réel les renseignements des services nationaux, pour les analyser et les filtrer avant de les confier à Europol. Je ne crois pas qu'il soit sage de se lancer dans la création d'un service de renseignements européen. Il me semble plus utile de solidifier les réseaux actuels de coordination.

Est-ce possible à vingt-cinq?

Jean-Claude Juncker: Je voudrais que nous examinions d'abord à vingt-cinq les possibilités de mieux faire. Le débat est très difficile. Car il s'agit, en réalité, d'organiser l'intersection entre la sécurité collective et les libertés individuelles. Et là, les sensibilités peuvent diverger d'un pays à l'autre. Si nous ne sommes pas capables tous ensemble d'aménager cette intersection, il faudra que ceux qui le peuvent aillent de l'avant. Je pense aux trois pays du Bénélux, à la France, l'Allemagne, aux Italiens, aux Britanniques et, pourquoi pas, à d'autres... Ce n'est pas une menace, mais nous ne pourrons pas attendre les autres. Les Européens sont fatigués de nous entendre annoncer des mesures qui n'entrent jamais en application.

Dans le domaine du renseignement, un G-5 s'est déjà constitué...

Jean-Claude Juncker: C'est la traduction du fait qu'il n'existe pas en Europe cette gare centrale où serait organisée la lutte contre le terrorisme et où aboutiraient toutes les informations des services secrets. En l'absence de ce centre, la nature ayant horreur du vide, il y a dispatching comme on dit en franglais!

De manière générale, êtes-vous favorable aux "noyaux durs" ou "groupes pionniers" ?

Jean-Claude Juncker: Nous connaissons la géométrie variable depuis longtemps avec l'Union économique et monétaire et les accords de Schengen. Nous avons donc l'expérience des formations différentes. Mon noyau dur préféré est un noyau à vingt-cinq. Mais, comme toujours, ce sera faute d'accord unanime que des noyaux durs plus restreints apparaîtront éventuellement... Le problème sera alors de savoir s'ils se créeront à l'intérieur du traité ou en dehors, ce qui constituerait un risque.

Redoutez-vous que la coopération intergouvemementale prenne alors le pas sur le communautaire?

Jean-Claude Juncker: Je voudrais que nous acceptions deux pôles dans le texte constitutionnel : le communautaire définitif - ce qui existe aujourd'hui à quelques détails près - et l'intergouvememental provisoire. Je pense ici à la politique extérieure et de sécurité commune qui a vocation à se communautariser.

Qu'y a-t-il d'autres sur l'agenda du sommet ?

Jean-Claude Juncker: Nous discuterons de la "stratégie de Lisbonne" qui vise à rendre l'économie européenne la plus compétitive du monde en 2010. Mais la plupart de nos concitoyens ne savent pas de quoi il s'agit. Le grand public doit intérioriser cette échéance de 2010 de la même façon que Jacques Delors avait réussi a lui faire intérioriser l'objectif 1992 du marché unique. Il faut "érotiser" davantage cette échéance et établir un lien plus visible entre les réformes dites structurelles et les politiques de l'emploi. On ne peut pas dissocier les deux. On ne fait pas de réforme pour le plaisir de faire des réformes. Il faut prouver que flexibilité et sécurité sont compatibles, mieux expliquer le contenu de notre politique et préparer un bilan intermédiaire de ce qui a déjà été accompli. Je m'y attacherai lorsque mon pays prendra la présidence de l'Union le 1er janvier 2005.

Et le projet de Constitution qui était resté en cale sèche en décembre, à Bruxelles ?

Jean-Claude Juncker: Un accord est possible sous présidence irlandaise, donc avant le mois de juillet, à condition que les pays qui ont ou avaient des points de vue particuliers à défendre fassent un pas en direction des autres. Les Irlandais ont une grande faculté d'écoute et pas de hautparleur ! Ce sont des gens sages, efficaces. Ils travaillent dans la discrétion. Ils pourraient fort bien présenter une proposition globale dans deux ou trois mois, ce qui serait une bonne chose avant les élections européennes du 13 juin. Les électeurs sauraient ainsi que le projet de Constitution n'est pas une chimère mais une réalité. Sinon, il appartiendra à la présidence néerlandaise de trouver une solution d'ici à la fin de l'année. Nous devons absolument conclure en 2004.

Le changement de majorité en Espagne modifie la donne...

Jean-Claude Juncker: Sur le poids lourd du désaccord - autrement dit, le système de vote au Conseil des ministres -, l'horizon s'est un peu éclairai, en effet, avec l'arrivée d'un nouveau gouvernement espagnol qui ne dit pas systématiquement non. Cela dit, même si l'Espagne finit par approuver le mécanisme de la double majorité - celle des Etats et celle des populations -, il faudra trouver les bons pourcentages... Je crois qu'on y parviendra car les esprits évoluent et ont moins l'obsession des minorités de blocage ! Mais il restera encore à régler de vingt à trente points litigieux dont on ne parle pas...

Quelques pays se cachaient-ils jusqu'à présent derrière les "méchants" Espagnols et Polonais ?

Jean-Claude Juncker: Je ne l'excluerais pas. La méthode n'est pas nouvelle. J'ai pu la voir à l'œuvre sur la fiscalité européenne, quand certains Etats membres ont cru que le Luxembourg ne changerait jamais de position...

Dix nouveaux Etats membres vont officiellement entrer dans l'Union le 1er mai. L'élargissement a-t-il été suffisamment bien préparé?

Jean-Claude Juncker: Pas au millimètre près ! Nous ne vivons ni dans un monde idéal, ni dans un monde parfait. Je sais que l'élargissement n'est pas très populaire dans un bon nombre de pays. Mais où en serions-nous si nous n'avions pas offert cette perspective aux nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale ? Qu'aurions-nous fait avec les problèmes de minorités et les conflits de frontière ? Parmi les nouveaux venus, six Etats n'existaient pas en tant que tels en 1990 : la Slovénie, les trois pays baltes, la République tchèque et la Slovaquie...

Et cinq d'entre eux ont fait mieux que la France l'an passé en matière de déficit public

Jean-Claude Juncker: Je suis très impressionné par les réformes qu'ils ont engagées, leurs capacités de transformation et d'ajustement, bref par le travail fourni depuis dix ans. Chez eux, c'est devenu un réflexe, presque une habitude, de s'ajuster aux temps modernes. Alors que dans nos pays, bien fatigués dès qu'il s'agit de réformer en profondeur, on a moins bien compris la nécessité de s'adapter.

Le "modèle irlandais" est-il l'exemple à suivre pour les anciens et les nouveaux ?

Jean-Claude Juncker: J'ai rencontré le premier ministre irlandais tout récemment. Il m'a dit que son pays, bénéficiaire net du budget de l'Union européenne depuis son adhésion, deviendra contributeur net en 2007. Il en était très fier. C'est ce que j'appelle le vrai esprit européen !

Dernière mise à jour