"Aux Etats d'assumer leurs responsabilités", Interview avec Jean-Claude Juncker

Le Figaro: Quels commentaires vous inspirent les mésaventures de José Manuel Barroso ? A-t-il bien fait de battre en retraite?

Jean-Claude Juncker: La voie choisie par M. Barroso était, compte tenu des circonstances, la meilleure. Bien que je ne puisse pas nier que nous ayons actuellement une crise politique, les événements de Strasbourg n'en démontrent pas moins que le processus démocratique européen fonctionne. Aux gouvernements des Etats membres dont les commissaires désignés ont été mis en cause par le Parlement européen d'assumer leurs responsabilités pour permettre à José Manuel Barroso de trouver une réponse adéquate le plus rapidement possible. L'Union européenne a devant elle de grands défis qui ne pourront pas être relevés sans une Commission européenne en pleine possession de ses moyens. Nous serions d'ailleurs les premiers à en faire les frais puisque le Luxembourg assumera la présidence du Conseil de I'UE à partir du 1er janvier 2005.

Vous allez participer aujourd'hui à la signature solennelle du traité constitutionnel européen. Quels en sont, selon vous, les qualités et les défauts ?

Jean-Claude Juncker: Il y a des avancées spectaculaires qui sautent aux yeux : la mise en place d'un ministre des Affaires étrangères qui, selon moi, est plus novatrice que la nomination d'un président de l'Union car elle touche véritablement à la souveraineté des Etats ; la réarticulation de l'échafaudage institutionnel pour le rendre plus efficace ; l'accroissement des pouvoirs du Parlement européen en matière de codécision ; le passage à la majorité qualifiée dans certains domaines liés à la justice et aux affaires intérieures et, enfin, la reprise d'une bonne partie des traités antérieurs... D'autres avancées sont moins spectaculaires parce qu'elles demanderont du temps pour se concrétiser. Je pense à ces "clauses passerelles" qui permettront, un jour, de passer de l'unanimité à la majorité qualifiée dans des secteurs aujourd'hui verrouillés, comme le social. Cette Constitution renferme donc des potentialités réelles, sans que nous ayons à passer par d'autres traités et leur avalanche de ratifications nationales pour les mettre en œuvre. Seule la volonté politique des acteurs sera nécessaire. Bien sûr, si je compare le texte du traité avec mon idéal européen, je pourrais être déçu. Mais je me refuse à établir ce genre de comparaison. Il s'agit d'un compromis honorable, sinon parfait, entre les exigences de 25 pays. Il faut l'approuver pour les avancées, les potentialités et les chances qu'il représente.

En 1997, alors que vous présidiez I'UE, vous étiez contre la candidature turque. Aujourd'hui, vous êtes pour. Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis?

Jean-Claude Juncker: Ce n'est pas moi qui ai changé, c'est la Turquie ! En 1997, j'avais abordé avec les dirigeants d'Ankara les difficiles dossiers des droits de l'homme, des relations entre le pouvoir militaire et le pouvoir politique, des problèmes de voisinage avec la Grèce. Pour moi, à l'époque, la Turquie n'était pas prête et j'avais eu cette formule qui avait fait du bruit : "Un pays qui pratique la torture n'a pas sa place à la table de l'Europe." Aujourd'hui, je dois constater que la Turquie a beaucoup évolue, que le gouvernement Erdogan a mis en place une politique de réformes courageuses. Du coup, mes réticences sont tombées et je me suis rangé à l'avis de la Commission du 6 octobre. Je crois que les conditions sont remplies pour lancer les négociations d'adhésion.

En dehors de la Turquie et des pays des Balkans, quels sont les autres Etats qui ont vocation à entrer dans l'Union ?

Jean-Claude Juncker: Ma conviction est que les prochains élargissements seront tous plus difficiles que ceux que nous avons connus dans le passé. Et j'en reviens à la Turquie. Le processus de négociation doit rester ouvert, nul ne peut présager de son aboutissement. Ce n'est pas un tapis roulant impossible à arrêter. Peut-être qu'un jour soit la Turquie, soit I'UE se rendront compte que l'adhésion n'est pas souhaitable. Non seulement à cause des réticences de l'opinion publique, mais aussi de la complexité des volumineux dossiers à traiter. Donc, le 17 décembre prochain, le Conseil européen qui lancera les négociations avec la Turquie devra assortir sa décision d'explications précises. De la même façon, avec les pays candidats qui suivront, il faudra des négociations renforcées, car les obligations morales et historiques seront moindres qu'avec les pays de l'Europe de l'Est.

L'Eurogroupe que vous allez présider peut-il être l'amorce d'une petite Europe intégrée dans la grande?

Jean-Claude Juncker: Idéalement, il faudrait que l'Union à 25, 28 ou 30 marche d'un même pas. Mais je doute qu'elle y parvienne. C'est pourquoi j'attache une grande importance au mécanisme des coopérations renforcées contenu dans le traité constitutionnel. Et je crois que celles-ci se mettront en place sans drame. Il y aura le groupe de ceux qui veulent aller plus vite sans exclure personne – même en matière de défense, ce que le traité de Nice ne permettait pas – et le groupe des autres qui ne veulent pas ou ne peuvent pas. L'approfondissement est à ce prix. Il existe – vous avez raison – une forme de coopération renforcée qui ne porte pas ce nom, mais qui montre le chemin, c'est l'Eurogroupe. Douze pays qui ont en commun la monnaie unique. S'il échoue, l'utilité des coopérations renforcées sera difficile à démontrer. Je voudrais donc que la coopération entre les douze pays de la zone euro devienne un point d'attraction. Cela demandera quelques années, mais c'est possible. Je crois à la preuve par l'exemple.

Vous allez prendre des initiatives ?

Jean-Claude Juncker: Vous savez, chaque ministre des Finances constitue à lui seul une école de pensée en matière économique et monétaire ! Mais je ne renonce pas à la mise en œuvre progressive d'une gestion collective et solidaire. Nous sommes ligotés les uns aux autres, chaque décision prise dans un pays a des répercussions chez les voisins. L'apprentissage de cette réalité est lent. Mais ce sont des menottes que nous nous sommes imposées ! J'adopterai un profil modeste. Je me méfie des effets d'annonce et leur préfère des entretiens privés, presque intimes. Cela dit, je ne détesterais pas qu'on dise plus tard en parlant de mon arrivée à la tête de l'Eurogroupe : "C'est ce jour-là que tout a commencé à changer !"

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