Jean-Claude Juncker: On réfléchira à trente-six fois.

La Libre Belgique: Les chefs d'Etat et de gouvernement européens ont rappelé le 17 décembre à Bruxelles que "la capacité de l'Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l'élan de l'intégration européenne constitue un élément important répondant à l'intérêt général aussi bien de l'Union que des pays candidats". On a pourtant l'impression depuis plusieurs années, et encore avec la Turquie, d'assister à une fuite en avant en faveur de l'élargissement de l'Union et beaucoup moins en faveur des réformes permettant l'intégration...

Jean-Claude Juncker: Vous citez l'article 5 des conclusions du Conseil européen - je vous le dis pour vous prouver qu'on lit quand même nos textes! On dit aussi, dans l'article 23, qu'on doit prendre en considération "l'ensemble des critères de Copenhague" dans le cadre de l'élargissement, parmi lesquels la capacité d'assimilation de l'Union européenne. Avec la Turquie, on rappelle que le problème de la capacité d'assimilation se pose. Les articles 5 et 23 introduisent donc une nuance dans la décision d'ouvrir des négociations avec la Turquie. Alors c'est une fuite en avant, oui, mais quelque peu freinée puisque, de la combinaison de ces deux articles, résulte non pas une remise en cause de tout ce qu'on a décidé pour la Turquie, mais une précision d'un critère qu'on oublie trop souvent.

La pression politique ne rend-elle pas ce critère caduc, comme cela s'est passé avec l'élargissement aux dix nouveaux membres?

Moi qui aimais dire qu'il ne faudrait pas procéder à des élargissements au galop, je dois tout de même dire que, lorsque l'histoire esquisse des mouvements rapides, les textes résistent mal... A partir du moment où les pays-candidats, se sont préparés avec l'élan et la détermination qui furent les leurs, on ne peut pas freiner comme cela une volonté historique qui s'est affirmée très fortement. Je crois qu'à part le cas de la Turquie, spécifique, et celui de la Croatie qui était dans le pipeline, on réfléchira à 36 fois avant d'ouvrir un nouveau chantier d'élargissement, bien que je n'exclue pas que les pays des Balkans occidentaux auxquels nous avons promis une perspective européenne, après les très nombreux efforts qu'ils devront faire, avancent à notre porte.

Comment arrivez-vous à convaincre votre population de ce que vous affirmez, alors que les négociations avec la Roumanie par exemple viennent d'être conclues par-dessous la jambe?

Mais, Madame, je n'arrive pas à convaincre ! Je rends seulement attentif aux nécessités de l'histoire qu'il est toujours un peu extravagant de vouloir interpréter dans l'immédiat.

Les Luxembourgeois, qui habitent un petit pays, ne redoutent-ils pas d'être marginalisés au fur et à mesure des élargissements?

Il y a toujours dans les petits ensembles géographiques et démographiques cette peur d'être laminé par les autres dans un groupe plus large. Or, l'expérience historique est là pour prouver que, lors des élargissements antérieurs, le Luxembourg n'a pas perdu en influence. Au contraire, après l'élargissement du 1er mai, je constate que tous les nouveaux pays, officiellement et plus encore informellement, s'adressent à nous pour savoir comment faire, pour prendre la température lorsque des initiatives sont prises. Pour un pays de la taille du mien, le fait d'être assis autour d'une table avec 25 Etats, où se décide le sort de l'Europe, est largement préférable à la situation qui fut la nôtre au cours de l'histoire où nous étions en fait les victimes des désaccords des autres.

Dans cette Europe élargie, le seul endroit où l'on pourra décider efficacement n'est-il pas l'Eurogroupe?

L'Eurogroupe, probablement, va se révéler comme étant, avec la Commission, un des éléments moteurs de la construction européenne. Il préfigure des coopérations plus renforcées que nous mettrons en place. Nous aurons probablement dans les 10 ou 12 prochaines années des groupes spécialisés fortement structurés qui prendront en charge un certain nombre d'ambitions européennes que tous les Etats ne seront pas encore d'accord d'assumer. Je pense à la politique de défense par exemple.

Pour assimiler la Turquie, faudra-t-il prévoir une réforme de la nouvelle constitution?

Je ne crois pas qu'il faille un nouveau traité constitutionnel. Nous devons d'abord nous concentrer sur la ratification de celui que nous avons signé. Si nous n'arrivions pas à le faire entrer en vigueur, alors oui, il faudra se remettre à la tâche pour en adopter un nouveau, parce qu'avec la seule architecture du traité de Nice, nous n'arriverons pas à maintenir l'Union en état de vie.

Comment gère-t-on une présidence ponctuée de référendums sur la constitution et d'élections parlementaires?

Je suis très inquiet devant ces perspectives - bien que ces rendez-vous multiples avec le suffrage universel ne doivent pas nous effrayer - parce que j'y vois le germe d'un immobilisme d'initiative. A chaque fois que la Commission ou la présidence avance une initiative, on trouve au moins un Premier ministre peur vous appeler et vous dire que l'idée étant excellente, elle mûrira mieux dans un tiroir qui restera fermé jusqu'après le référendum dans le pays donné. Les ratifications référendaires, les élections parlementaires qui s'annoncent au Royaume-Uni, au Portugal ou en Pologne, risquent de conduire à un enlisement. Les hommes politiques, par une tournure d'esprit que je ne comprendrai jamais, pensent que quelques mois avant les élections, vous devez cesser de gouverner. J'ai toujours considéré que, le grand public étant plus intéressé à la chose politique avant les élections qu'après, vous devez vous saisir de ce moment pour prouver que vous êtes à même de gouverner.

Le débat est ouvert en Belgique sur la tenue d'une consultation populaire. Vous avez décidé d'organiser un référendum le 10 juillet sur la constitution. Pourquoi?

Nous n'avons dans notre pays aucune tradition référendaire, nous en avons eu deux dans notre histoire. Nous avons pensé qu'arrivée au point où l'Union est arrivée, avec un traité constitutionnel qui détermine l'avenir de l'Europe et de ses pays membres, il serait sage avant cet envol de vérifier si le peuple et les hommes politiques sont d'accord sur l'essentiel. Nous ne le vérifions que très rarement. Il faut que les peuples s'approprient le traité constitutionnel, cela ne peut rester l'affaire des seuls gouvernements et parlements.

"Nous n'avons pas été ultra-généreux avec les nouveaux Etats membres"

Vous êtes aussi contributeur net, mais vous ne plaidez pas pour cette limitation des dépenses...

Nous n'aimons pas cette géométrie malsaine qui veut que les Etats membres soient divisés en deux groupes : les contributeurs nets et les bénéficiaires nets. C'est une distinction de "race" que je n'admets pas parce qu'elle est la conséquence comptable du principe de solidarité qui, à mes yeux, est essentiel pour permettre à l'Union de vivre et survivre.

N'êtes-vous pas plus ouvert dans le débat parce que des institutions européennes sont présentes à Luxembourg et vous rapportent, comme à Bruxelles?

On a tendance à dire que leur présence serait de nature à pouvoir nous enlever partiellement le statut de contributeur net. C'est, je crois, une vue de l'esprit. On considère que tous les salaires versés aux fonctionnaires européens constituent des versements directs à l'Etat luxembourgeois, mais je ne les ai encore jamais vus arriver dans mon budget. A voir le coût des investissements que nous devons opérer au Kirchberg, il est plus évident qu'on soit contributeur quand on abrite des institutions en expansion permanente. Ceci dit, j'admets qu'être une ville siège apporte des avantages. Indépendamment de cela, notre pays a la contribution par habitant la plus élevée au budget de l'Union.

Vous n'êtes pas seul à revendiquer le statut de plus gros payeur!

Et je ne cesse d'être surpris ! De toute façon, je préfère être contributeur net et situé entre la France, la Belgique et l'Allemagne qu'être bénéficiaire net et représenter le nord du Péloponnèse au Parlement.

Cela vous apporte plus de poids?

Non, mais si vous avez une force économique qui vous permet d'être contributeur net dans l'Union, vous êtes plus un acteur qu'un consommateur de solidarite; c'est une position de loin préférable à celle de ceux qui sont bénéficiaires sans vouloir l'être. Et je considérerais comme tout à fait normal qu'un pays de la richesse et du confort socio-économique du nôtre perde des contributions du budget européen. Si je compare le Luxembourg à la Slovaquie, pourquoi mènerais-je une lutte acharnée pour voir appliquer chez nous une solidarité européenne qui s'appliquerait mieux ailleurs?

A-t-on donné assez aux pays d'Europe centrale et orientale? Proportionnellement, beaucoup plus de fonds sont partis vers l'Espagne et le Portugal, ce qui leur a permis d'atteindre un certain bien-être et d'éviter des flux migratoires...

Il est difficile de savoir pourquoi les flux migratoires d'Espagnols et de Portugais n'ont pas pris corps. C'est probablement dû au fait qu'ils ont considéré que l'Europe apportait des réponses locales à leurs problèmes et qu'ils n'avaient plus besoin de chercher la réponse à leur situation matérielle ailleurs. Personnellement, je considère que nous n'avons pas été ultra-généreux avec les nouveaux Etats membres, et que ceux-ci n'ont pas à l'égard de l'Union des Quinze pris la position revendicatrice qu'ils auraient pu prendre.

Ils ne se sont pas assez battus?

Ils n'ont pas vsulu mettre en danger leur adhésion rapide...

"Il faut ajouter une dose de flexibilité réfléchie au pacte"

Vous qui étiez parmi les grands défenseurs de la rigueur budgétaire semblez maintenant ouvert à un assouplissement du pacte de stabilité. Qu'est-ce qui a changé?

Rien. Le moment est venu de vérifier si le pacte a réponse à tous les problèmes qui se posent. Nous devons faire essentiellement deux choses. Un: faire en sorte qu'en période de croissance soutenue, les Etats membres affectent leurs plus-values de recettes à la réduction du déficit et de la dette publique, et doter la Commission d'un rôle plus fort dans des mécanismes préventifs. Deux: ajouter une dose dé flexibilité réfléchie au pacte lorsqu'il s'agit de l'appliquer à des situations économiques qui se caractérisent par une croissance faible, voire des éléments de stagnation ou de récession. Quand un pays se trouve en situation de déficit excessif, il faut pouvoir vérifier s'il a perdu la maîtrise de ses dépenses de consommation ou s'il a fait un effort d investissement élevé. Il faut aussi voir s'il a une dette peu ou très élevée.

Très élevée comme la Belgique...

Sa dette n'a cessé de diminuer, alors que d'autres ne donnent pas l'impression de descendre vertueusement vers le seuil des 60 pc du PIB. Il ne faut pas confondre la Belgique avec l'ltalie...

Dans la vérification du déficit, ne peut-on pas, comme la France et l'ltalie le demandent, évacuer certaines dépenses?

Je m'oppose tout à fait aux velléités de ceux qui voudraient retirer de l'application du pacte des pans entiers de dépenses publiques, comme les transferts nets au budget européen, les dépenses militaires ou celles de recherche. Ces mécanismes auraient in fine pour conséquence que le pacte ne s'appliquerait plus qu'au budget de la fonction publique ! Mais que ces éléments figurent parmi les éléments d'appréciation d'une situation excessivement déficitaire, cela va de soi.

Il sera donc toujours possible de s'arranger entre amis...

L'application de ces critères ne doit pas avoir pour conséquence que nous versions dans l'arbitraire absolu. Je voudrais que les pays qui se sont comportés de manière exemplaire soient, au moment où l'économie tournerait mal, récompensés pour leurs efforts.

Le seul tort de Paris et Berlin n'est-il pas de ne pas avoir triché sur leurs chiffres?

La réforme du pacte ne sera complète que si nous l'enrichissons d'une disposition prévoyant des sanctions lourdes à l'endroit des Etats qui auraient triché.

Vous pensez boucler la réforme en mars...

Je n'en serais pas malheureux. Léon Blum disait en 1936 : il faut savoir arrêter une grève. Je dis : en 2005, il faut savoir arrêter un débat.

C'est valable pour le pacte et les perspectives financières...

Sur le pacte, ce que nous devons faire est faisable et sera fait. Sur les perspectives financières, nous devons faire ce qui n'est pas faisable !

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