Le ministre de la Culture, François Biltgen, au sujet de ses priorités dans le domaine des musées

Josée Hansen: En l'espace de dix ans, depuis 1995, le paysage des musées a radicalement changé au Luxembourg : du seul Musée national au Marché-aux-poissons avec ses airs des Wunderkammer qui a marqué l'imaginaire de générations de visiteurs, les musées et structures d'exposition se sont démultipliées pour en arriver à sept maisons professionnelles sur le seul territoire de la capitale, qui a chacune sa spécialisation , que ce soit l'histoire, l'histoire de l'art, l'histoire de la forteresse, l'histoire naturelle ou encore l'art contemporain. Votre prédécesseure au ministère de la Culture, Ema Hennicot-Schoepges, estimait que l'heure était maintenant à la conciliation de l'existant plutôt qu'à la création de musées supplémentaires. Qu 'est-ce qui manque encore dans le paysage des musées à vos yeux ? Quelles sont vos priorités ?

François Biltgen: Si nous sommes très fiers des "grandes maisons" dont vous parlez, je tiens à insister qu'il n'y a pas qu'elles, mais que la richesse du paysage des musées est due en grande partie aux petits musées thématiques à travers le pays, qui sont très actifs, grâce notamment au bénévolat de leurs animateurs. Cette diversité est vitale.

Pour les musées "professionnels", j'aimerais qu'on continue avec le questionnement du concept de musée, qui doit encore plus s'éloigner de la structure poussiéreuse que nous avons connue jadis. Je suis très content du travail effectué par l'association d'stater muséeën, qui a monté un véritable réseau. Réseau que j'aimerais d'ailleurs aussi instituer dans le domaine de la culture industrielle. Une de mes priorités avouées pour les musées est l'archéologie, que je veux réorganiser avec une réforme de la loi sur la protection des sites et monuments nationaux. Sans oublier la restauration urgente du Musée national de la Résistance à Esch. Mais d'autres musées plus sectoriels pourraient également être envisagés.

Josée Hansen: A propos de la culture industrielle: le gouvernement vient d'opter pour une sauvegarde partielle seulement des hauts-fourneaux sur la friche de Belval-Ouest ; une seule des deux bâtisses sera entièrement restaurée, de la deuxième ne restera que la silhouette... Comment imaginez-vous le Centre national de la culture industrielle prévu dans le cadre de cette sauvegarde ?

François Biltgen: Il m'importe que ce Centre national de la culture industrielle ne reflète pas seulement l'histoire industrielle, dans le sens de l'évolution des techniques de production, mais prenne aussi en compte les aspects sociaux et sociétaux, l'histoire des immigrations d'ouvriers et des syndicats qui sont liés à cette évolution. Lors d'une table ronde organisée par le Fonds Belval à la Kulturfabrik l'année dernière, j'avais lancé l'idée d'un véritable réseau des sites industriels, que je voudrais développer. Le futur CNCI, qui sera créé dans les installations eschoises, pourrait ainsi devenir le centre d'un réseau regroupant d'autres sites que nous voulons promouvoir, comme par exemple les ardoisières de Martelange – pour lesquelles nous avons commandité une étude de faisabilité -, ou le musée des mines à Rumelange. Ce réseau, il faudra le relier aux sites qui existent déjà dans la grande région, comme Völklingen. Je crois qu'il y a là un vrai axe de développement du tourisme culturel.

Josée Hansen: On vient d'apprendre que l'ouverture du Mudam, Musée d'art moderne Grand-Duc Jean, qui avait été annoncée pour mai 2006, est encore repoussée de quelques mois, à l'automne 2006, parce que le chantier ne sera pas terminé. Qu 'en est-il de son voisin direct, le Musée de la forteresse, dont on n'entend plus rien depuis des mois, voire des années. Quand est-ce qu'il va ouvrir ? Et avec quel concept, sous quelle forme, avec quelle équipe ?

François Biltgen: Nous venons de nommer Patrick Dondelinger, conservateur au Service des sites et monuments nationaux, curateur de ce projet. Il va créer un groupe de travail qui élabore le concept, avec toutefois comme précepte que ce ne sera pas un "musée de la fortification", mais "de la forteresse", donc prenant également en compte des aspects qui vont au-delà de l'architecture, c'est-à-dire aussi la vie de tous les jours des gens vivant aux différentes époques. Jusqu'à nouvel ordre, le musée restera attaché au SSMN, à ce stade, il n est pas prévu de créer une institution autonome. En attendant que les choses se concrétisent, le Musée de la forteresse peut régulièrement être visité, par exemple dans le cadre d'initiatives comme L'invitation aux musées, et ce surtout grâce à l'engagement des très actifs Amis de la forteresse.

Josée Hansen: Paul Reiles ayant atteint l'âge de la retraite, le Musée national d'histoire et d'art aura besoin d'un nouveau directeur. Depuis le déménagement du Natumusée au Grund et la rénovation spectaculaire des anciens bâtiments au Marché-aux-poissons, le MNHA a beaucoup évolué. Est-ce que vous savez déjà quel profil vous allez chercher pour le nouveau directeur ? Est-ce que vous avez une idée sur son orientation future, le musée devra-t-il mettre plus de poids sur les arts plastiques ou plutôt l'archéologie? Dans les coulisses en tout cas, les spéculations sur la succession de Paul Reiles vont bon train...

François Biltgen: Je ne vous cacherai pas que jusqu'en juillet, la présidence du Conseil des ministres européen demande notre engagement prioritaire et que cette question-là n'est pas encore urgente. Je viens seulement de recevoir la lettre de Monsieur Reiles me faisant part de son désir d'invoquer son droit à la retraite en décembre et je lui en sais gré, car cela nous permet de chercher assez vite un successeur et de faire une vraie passation des pouvoirs, l'ancien directeur pouvant encore introduire le nouveau. Nous avons ce nouveau bâtiment, qui est essentiellement le mérite de Paul Reiles, à nous de définir maintenant comment le musée va évoluer dans ce merveilleux instrument qui a déjà été le cadre de quelques expositions très intéressantes. Nous allons établir le profil du nouveau directeur et publier l'offre d'emploi pour ce poste cet été, je dirai.

Josée Hansen: Une des spécificités du MNHA est que ses conservateurs sont aussi des chercheurs très actifs en archéologie, ce qui a comme conséquence qu'ils n'ont plus que très peu de temps pour organiser des expositions dans leurs sections. Régulièrement, certains d'entre eux revendiquent une séparation des deux missions. Pensez-vous qu'il faille aller dans cette direction ou trouvez-vous la situation actuelle tout à fait justifiée, vu son histoire ?

François Biltgen: Je n'ai jamais caché que l'archéologie est mon dada, mais je ne crois pas que cette question théorique soit vraiment prioritaire. Ce qui importe avant tout, c'est que nous réformions la législation sur les sites et monuments nationaux ; un projet de loi a été déposé durant la dernière législature et je compte encore introduire des amendements ce mois-ci. Car le plus gros handicap des archéologues au Luxembourg est qu'ils travaillent tout le temps dans l'urgence: dès que, sur un chantier, on trouve des traces historiques, ils doivent intervenir sur place, souvent dans des conditions peu favorables. Nous aimerions en arriver à une approche plus systématique.

Ainsi, le projet de loi prévoit que le ministère de l'lntérieur nous envoie toujours une copie des projets de lotissements pour que nos services puissent collaborer plus étroitement avec les constructeurs et prévoir d'éventuelles fouilles en amont. Nous voulons également établir un "plan sectoriel archéologie" pour définir les priorités des fouilles à entreprendre dans le futur et aboutir ainsi à une meilleure planification des travaux de construction et des fouilles.

Ce dont je suis assez satisfait, c'est que nous sommes en train d'engager définitivement, grâce à l'appui du ministre du Budget, les archéologues qui avaient saisi le tribunal administratif à l'encontre de l'Etat. Dans les années à venir, il faudra aussi définir comment les archéologues amateurs, qui font un travail de terrain très important, peuvent collaborer avec les musées. J'imagine tout à fait qu'ils pourraient être associés aux professionnels au même titre que les amateurs passionnés qui font office de "collaborateurs scientifiques" au Naturmusée.

La question d'une éventuelle séparation des missions de la recherche de l'organisation d'expositions n'est pas prioritaire pour moi. Au contraire, j'y vois même certains avantages: c'est la recherche qui permet de faire des découvertes et développer de nouvelles idées pour les expositions. Je peux à nouveau invoquer le Naturmusée ici, dont la recherche nourrit idéalement les expositions, qui sont à la fois scientifiques et ludiques. Leur exposition actuelle sur les ères glaciaires m'a enthousiasmé, c'est une illustration parfaite de leur manière de travailler.

Josée Hansen: Une revendication qui revient régulièrement dans le contexte du débat sur la mission des musées luxembourgeois concerne la place du patrimoine luxembourgeois. Par exemple celle des artistes plasticiens locaux dans les musées d'art. Est-ce une reflexion que vous suivez ?

François Biltgen: Je suis d'avis que les institutions existantes doivent consacrer une certaine place aux artistes luxembourgeois. Ce qu'elles font d'ailleurs déjà maintenant, regardez le Casino qui vient de consacrer une exposition monographique à Simone Decker, qu'il a ensuite pu exporter au Crédac à Ivry-sur-Seine. Je ne suis pas forcément pour une exposition permanente d'artistes luxembourgeois, car je trouve qu'il doit y avoir du mouvement sur les cimaises pour que les musées gardent une certaine attractivité. Des rétrospectives des artistes majeurs est aussi une bonne manière de consacrer un artiste.

Etant en parallèle ministre du Travail, j'ai en outre l'intime conviction que nous devons par tous les moyens aider les artistes d'aujourd'hui à vivre de leur art. Nous disposons déjà d'un certain nombre d'instruments pour cela, par exemple la loi amendée sur le statut de l'artiste, qui nous permet de lancer des commandes publiques à hauteur de 1,5 pour cent du budget de nouvelles constructions. L'Etat a aussi un budget pour de telles commandes ; dans ce contexte-là, nous venons par exemple de demander à Tina Gillen de réaliser une peinture murale sur le thème de l'industrie culturelle pour mon bureau ici au ministère. Montrer dans nos bâtiments officiels des œuvres d'artistes luxembourgeois permet en effet de satisfaire à deux missions essentielles de l'Etat dans le domaine des arts plastiques : aider les artistes à vivre de leur travail et les soutenir dans leurs efforts de se faire connaître.

Josée Hansen: Lors de la dernière législature, la loi sur les instituts culturels fut modifiée sans que ces instituts ne deviennent des établissements publics – leur propre désir était de rester sous la tutelle directe du ministre, avec toutes les lourdeurs administratives que cela implique, plutôt que d'être soumis à un conseil d'administration dont ils semblent craindre les lubies. Pourtant, une des lourdeurs du fonctionnement en tant qu 'instituts de l'Etat est le volet financier : il n 'encourage pas vraiment à plus d'initiative dans la recherche de moyens financiers parallèlement aux dotations de l'Etat. Qu'allez-vous faire pour définir les limites entre service de l'Etat et autonomie ?

François Biltgen: Nous allons systématiquement continuer à introduire la gestion séparée, c'est-à-dire le statut de "service de l'Etat à gestion séparée", comme nous l'avons déjà au Naturmusée et au Musée national d'histoire et d'art par exemple. Ce système est déjà un premier pas vers plus d'autonomie.

Josée Hansen: Le Casino vient de fêter les dix ans de l'installation des white cubes par Urs Rausmüller dans l'ancien Casino bourgeois et fêtera l'année prochaine ses dix ans d'existence en tant que structure indépendante. Pourtant, contrairement à sa demande, l'asbl n'a pas été officiellement reconnue comme institut culturel lors de la réforme. Que va devenir le Casino ? Sa survie est-elle assurée, même au-delà de l'ouverture du Mudam ?

François Biltgen: Il n'y a que le provisoire qui dure. Le Casino fonctionne très bien, il rayonne internationalement et son directeur artistique Enrico Lunghi est reconnu à l'étranger. Où que je sois, comme dernièrement à New York, on le connaît. Ne réveillons donc pas les vieux démons...

Josée Hansen: Une des grandes discussions autour des musées en France actuellement est celle de l'accessibilité – alors que le Louvre vient d'abolir la gratuité pour les enseignants par exemple. Ce débat sur la gratuité est aussi un sujet au sein de l'entente des musées luxembourgeois, où certains sont enthousiastes à l'idée de rendre l'entrée entièrement gratuite, alors que d'autres musées, comme le Naturmusée, pour lesquels le prix des entrées constitue une source de revenu non-négligeable, sont beaucoup plus réticents. Quelle est votre approche ?

François Biltgen: Pour nous, et là je cite le programme électoral de mon parti, il est essentiel que l'accessibilité de la culture en général augmente, que plus de gens consomment de l'art et de la culture. Les statistiques sur la fréquentation des musées dont nous disposons ne sont pas bonnes, il faut encore faire des efforts là-dessus. Mais je crois que c'est moins le prix qu'une certaine peur d'entrer qui fait que les gens hésitent encore souvent à aller voir une exposition. C'est vrai que le prix du ticket d'entrée joue un rôle certain, je me souviens d'ailleurs avec nostalgie des fins de dimanche après-midi passés au Louvre lorsque j'étais étudiant à Paris, parce que l'entrée était alors gratuite pour les étudiants et qu'à cette heure-là, il y avait moins de touristes.

On pourrait tout à fait rendre l'entrée gratuite à certaines heures par exemple, et encore promouvoir davantage des initiatives comme la Muséeskaart. Mais en même temps, je ne crois pas que le prix du ticket retienne un visiteur d'aller voir une exposition. Les raisons pour cela peuvent être multiples, outre la timidité, il y a le problème des horaires d'ouverture que j'aimerais voir changer, il n'est pas normal qu'un musée ferme ses portes à 17 heures ! En outre, il faut encore redoubler d'efforts de sensibilisation et d'éducation en direction des enfants. Mais je suis aussi un défenseur des droits des visiteurs âgés : il faudra que les musées pensent davantage à eux, par exemple en choisissant des polices plus lisibles sur les cartels à côté des œuvres exposées ou en développant le concept des audioguides pour visiter une exposition. Pour attirer plus de visiteurs, il faudra davantage encore développer le côté événementiel des expositions, qui doivent être de véritables happenings.

Josée Hansen: Nous parlions tout à l'heure de la place du patrimoine luxembourgeois dans les musées... Or, pour que quelque chose puisse devenir un patrimoine, il faut le préserver à temps. L'architecture du XXe siècle a peu de chances de jamais acquérir ce statut-là, comme chaque année; plusieurs bâtiments historiques représentatifs des avant-gardes du XXe siècle sont démolis, le dernier en date étant le cinéma Cité en ville. Les architectes revendiquent depuis plusieurs années une prise de conscience de la valeur de cette architecture et demandent entre autres la création d'une sorte de Maison de l'architecture, qui aurait des fonctions proprement muséales : conservation, discouurs, archivage etc. Ema Hennicot leur avait promis de s'engager pour qu 'une telle maison soit créée, quelle est votre politique en la matière ?

François Biltgen: En un premier temps, nous aimerions créer un véritable service de l'architecture au sein du ministère de la Culture – pourvu que nous en ayons les moyens... Par ailleurs, nous venons de collaborer avec l'Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils (OAI) pour la publication de la brochure Pour une politique architecturale, et avec la Fondation de l'architecture pour la participation luxembourgeoise à la biennale d'architecture à Venise l'année dernière. Nous avons d'ailleurs décidé qu'il y aurait une suite à cela, lors de la prochaine biennale en 2006.

Les architectes sont très actifs et discutent avec le public sur le rôle de l'architecture dans la société. Pour moi, l'architecture doit avant tout être vécue, c'est pourquoi nous allons par exemple valoriser les "sentiers de l'architecture", comme au Kirchberg. En outre, nous organisons, dans le cadre de la Présidence luxembourgeoise, les 27 et 28 juin, un séminaire sur la qualité architecturale. Les ministres de la Culture que nous réunissons en conseil informel à ce moment-là, participeront à une partie de ce séminaire.

Josée Hansen: En 2007, année culturelle dans la Grande-Région, le Centre Pompidou ouvrira son annexe messine. Est-ce une concurrence que vous appréhendez, pour les musées luxembourgeois ?

François Biltgen: Pas du tout, bien au contraire même : il ne faut jamais avoir peur des nouvelles choses. L'annexe du Centre Pompidou à Metz ne peut avoir que des bienfaits pour nous, comme elle va forcément encourager le trafic touristique dans la région. Une des choses qui m'a toujours frappé est quelle distance les gens sont prêts à parcourir pour rejoindre les temples de la consommation. Et bien, j'espère qu'ils feront pareil pour les "temples de la culture"...

Josée Hansen: Vous les avez brièvement évoqués tout à l'heure : presque chaque village a son propre musée, des musées thématiques, que ce soit de la bière, de la poupée, de l'armée ou de la vie rurale... Il y en a tellement qu 'on a du mal à tous les connaître. Est-ce que cette "jungle" vous convient ou allez-vous donner plus de moyens à ces petits musées en leur imposant un fonctionnement plus professionnel ?

François Biltgen: Ces petits musées constituent une véritable richesse et je ne suis pas d'avis qu'il faille les réglementer jusque dans le moindre détail, parce que cela les tuerait. Nous avons retenu dans notre programme de coalition que nous allons introduire une législation sur l'animation culturelle régionale, dans une "logique IVL", c'est-à-dire qui force des différents acteurs à collaborer en vue d'offrir partout une panoplie d'offre culturelle cohérente. L'enthousiasme des bénévoles est essentielle, il faut le respecter.

Josée Hansen: Une des revendications récurrentes des "petits" musées rejoint celle des maisons professionnelles : tous manquent de personnel. La première loi sur les instituts culturels prévoyait des recrutements en nombre pour en arriver à combler tous ces postes inoccupés depuis des années, mais ils ont été supprimés par le ministère de la Fonction publique en cours de discussions sur le projet, faute de moyens budgétaires. La situation n 'est pas résolue pour autant...

François Biltgen: Nous avons conscience de cette urgence, le personnel est toujours en sous-nombre. Mais les procédures de recrutement auprès de l'État sont très lourdes et ne permettent guère de flexibilité. Nous voulons établir un plan quinquennal de recrutements en culture avant de nous lancer sur les embauches ponctuelles.

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