Jeannot Krecké au sujet de la place financière du Luxembourg et de l'Université du Luxembourg

Jean-Claude Quintart: Comment se porte aujourd'hui l'économie luxembourgeoise? Les chiffres sont bons, mais pas les indicateurs...

Jeannot Krecké: De fait, comparativement à nos voisins, notre économie va plutôt bien. Mais elle marque le pas... La mondialisation menace notre industrie. Nos coûts de main d'œuvre étant ce qu'ils sont, nous risquons de voir les délocalisations se multiplier. Les investissements industriels étrangers, notamment américains, sont attirés sous d'autre cieux. C'est inquiétant. Comme l'industrie ne vient plus au Luxembourg, il faut réagir...

Au niveau de la compétitivité, j'ai demandé un rapport afin de tracer des pistes, savoir comment l'améliorer. Je veux disposer de plus d'indicateurs pour suivre au plus près les évolutions, pouvoir fixer des objectifs précis et vérifier si les buts fixés sont atteints. Je reste persuadé qu'il faut diversifier davantage notre économie, aller vers de nouveaux secteurs, vers toujours plus de valeur ajoutée avec des niches comme les technologies de l'information, le commerce électronique, la biologie, etc. Une étude en cours devrait nous indiquer les meilleures opportunités. Enfin, nous devons développer les petites et moyennes entreprises, notamment pour mieux répartir les risques. Etendre le support automobile pour les pays voisins est un axe parmi d'autres. C'est dans ce contexte de renforcement du tissu des PME que se déploient nos actions de promotion.

Jean-Claude Quintart: On juge toujours le Luxembourg par le rayonnement international de sa place financière. Que pèse exactement le secteur financier dans l'économie? Et quels sont les autres secteurs forts?

Jeannot Krecké: Le financier est tellement important qu'il n'est pas en relation avec la taille du pays. Il pèse énormément dans l'emploi, le produit intérieur brut et les recettes fiscales d'où le Grand-Duché tire le maximum de ses ressources et ceci à tous les stades de la fiscalité ainsi que dans la recette au niveau des capitaux par l'impôt à la source. Le tourisme fait aussi vivre le pays en assurant pas mal d'emplois dans les PME, garantissant ainsi la pérennité du système social. Ne sous-estimons pas davantage l'industrie automobile, la chimie et d'autres grandes sociétés -même si certains éléments nous font réfléchir... Le e-commerce se développe très bien. Je rentre d'ailleurs d'un voyage aux Etats-Unis au cours duquel j'ai mis l'accent sur la promotion du secteur qui n'est peut-être pas créateur d'emplois mais qui, en revanche, est générateur de recettes... Nous sortons de trois années vraiment difficiles avec une croissance moindre. Et les décomptes fiscaux vont seulement se marquer maintenant. D'où le souci actuel..

Jean-Claude Quintart: Selon les études semestrielles de Capgemini, le Grand-Duché est en queue de peloton quant aux services publics en ligne. Comment, d'un côté, tenter de promouvoir le commerce en ligne quand, en même temps, peu de services publics sont proposés au citoyen?

Jeannot Krecké: Capgemini analyse les services de l'Administration centrale où l'efficacité est effectivement peu développée; elle ne reflète pas notre compétitivité et, surtout, elle menace l'implantation d'entreprises... L'analyse de Capgemini n'en reste pas moins pertinente. Il nous faut réagir. Et mettre en avant nos avantages, dont l'excellence de notre infrastructure. Quiconque peut accéder au large bande. Actuellement, 92% des ménages y ont accès. Dans ce domaine, important s'il en est, le Luxembourg est en avance sur nombre de pays. En considérant en premier lieu la qualité de l'infrastructure, les grands leaders du commerce électronique ne s'y trompent pas.

Jean-Claude Quintart: On sait que le projet de signature électronique est pour vous une priorité. Où en est exactement ce dossier? Les banques sont-elles toujours en retrait?

Jeannot Krecké: Le dossier de la signature électronique a été en souffrance quatre ans durant! Mais je note un sursaut d'intérêt. Et j'ai bon espoir de débloquer la situation dans les deux mois à venir en y associant l'Administration centrale, les banques et leurs clients. Les banquiers ont fait un pas. J'ai donc le sentiment que le vent a tourné dans le bon sens. Le Luxembourg est fin prêt. Il y aura plus de services financiers dans les services en ligne et les applications e-gov n'en seront que plus riches.

Jean-Claude Quintart: Avec sa loi sur l'oursourcing, le Luxembourg a fait oeuvre de pionnier. Quel est l'impact de cette loi sur les affaires?

Jeannot Krecké: La loi votée donne le secret professionnel à une série de personnes qui travaillent avec le secteur financier. Il était important de régulariser afin de donner à chacun droits et devoirs afin de préserver le secret bancaire. Aujourd'hui, la loi donne l'occasion de faire de l'outsourcing. Les grands groupes pratiquent celui-ci au niveau national et international. La CSSF doit donc veiller à ce que le secret bancaire soit scrupuleusement respecté. Le danger serait de voir certains services délocalisés, ce qui n'est pas l'objet de la loi.

Jean-Claude Quintart: L'Union européenne estime que l'avenir d'un pays passe par le développement et l'usage des nouvelles technologies de l'information. Quelle est votre lecture de ce point de vue?

Jeannot Krecké: J'y crois fermement. Il faut que les Etats membres développent beaucoup plus les technologies de la communication qu'ils ne le font actuellement... Mon voyage aux Etats-Unis avait pour but d'attirer des sociétés. Depuis six mois, toutes mes démarches vont dans ce sens. Je sais que certains secteurs ne peuvent survivre aujourd'hui sans cet environnement. Nous avons des aides au niveau de la R&D en accord avec ce que la Commission autorise. Mais il faut voir plus loin que le volet fiscal. Le Luxembourg a aussi des sociétés de réseau. Je vais d'ailleurs présenter d'ici peu un projet relatif à la certification et à la sécurisation des réseaux...

On peut regretter qu'il n'y a pas coordination européenne. Chaque Etat membre développe sa propre stratégie, avance ses propres arguments. La libéralisation des services n'a pas abouti, par exemple. L'opposition à cette directive repose sur le droit social, le droit du travail. A tort, à mon sens. Le dossier a été mal préparé; il laisse la porte ouverte a trop de doutes. Et, à vingt-cinq, je me demande si on ne va pas le vider de sa substance. Je compte faire l'inventaire du dossier secteur par secteur pour voir les dérogations.

Jean-Claude Quintart: L'Union européenne ne devrait-elle pas profiter de ses rouages pouer dynamiser la communication, le e-gov, etc?

Jeannot Krecké: Le processus de Lisbonne devrait être relancé les 22 et 23 mars prochain. On va donner les axes de R&D au niveau communautaire. La connaissance est fondamentale... Un e-gov européen? Je ne suis pas certain que la Commission va y adhérer. Aujourd'hui, il n'y a pas de vue unique. Les études d'impact alourdissent le dossier. Je n'en reste pas moins persuadé qu'aller vers un e-gov européen serait un excellent choix. Le problème est que le microéconomique national l'emporte souvent sur le macro-économique. L'enjeu des perspectives financières est essentiel dans ce débat. Sans budget, on ne va pas loin.

Jean-Claude Quintart: Et le e-gov luxembourgeois?

Jeannot Krecké: Il y a progrès. Le ministre en charge de ce dossier y porte une grande attention. Et, j'en suis persuadé, l'arrivée de la signature électronique permettra de combler notre retard... Il reste que les administrations sont toujours à la traîne. Il y a manifestement un conflit de générations. Résultat; ça freine et des barrières se lèvent, Si on n'est pas convaincu, on ne peut avoir de projets et de stratégies. C'est un réel souci.

Jean-Claude Quintart: Depuis des années, le Luxembourg manque de main d'oeuvre qualifiée. Comment pallier ce problème? Quid de l'Université de Luxembourg?

Jeannot Krecké: De toute évidence, il faut revoir notre système de formation. Un vaste projet! Cinq ans au moins seront nécessaire pour aboutir... Je crains donc que nous ayons à connaître des années difficiles. Nous manquerons d'emplois qualifiés. Il faudrait donc accélérer la modernisation des filières. J'espère que ceux qui ont peur et qui craignent notamment que l'éducation aille trop vers l'économique ne freinent le mouvement. On peut éduquer tout en répondant aux besoins de l'économie. En attendant, il y le réservoir de la main d'oeuvre étrangère. Et, aujourd'hui, notre machine économique tourne avec beaucoup de compétences étrangères. Je constate aussi que nous manquons de culture en formation continue, ce qui n'est pas le cas aux Etats-Unis. Nous pouvons observer ce phénomène dans les entreprises américaines installées chez nous, où cette formation est obligatoire. La vie des produits, voire des technologies, est de plus en plus courte, aussi faut-il des formations continues pour rester dans le mouvement. Aujourd'hui, l'école ne peut plus former pour la vie. Il faut s'y faire et, surtout, actualiser sa formation en cours de carrière.

Quant à l'Université du Luxembourg, elle a connu des problèmes de démarrage. Le malheur, aussi, a voulu qu'elle perde son recteur. Aujourd'hui, j'espère que l'on va pouvoir se tourner enfin vers le contenu. Je souhaite surtout que les professeurs auront le souci des politiques: avoir une université de haut niveau en ciblant les secteurs où nous avons des points forts. Par contre, si nous voulons toucher à tout, nous n'y arriverons pas. Ici, je crois qu'il faudrait penser en termes de "Grande région". Nous n'avons pas besoin de tout faire au Luxembourg. Mais la mentalité de coopération n'est pas encore entrée dans les moeurs. D'ailleurs, il n'y a pas de politique de "Grande région". Il n'y a pas d'organisation. Si je dois résoudre un problème, je téléphone à qui?

Jean-Claude Quintart: D'une manière générale et pour conclure, quelles sont vos ambitions pour le Grand-Duché?

Jeannot Krecké: Je souhaite rendre notre économie plus compétitive, plus diversifiée, plus technologique. Pour cela, il faudra développer au niveau administratif des processus simplifiés. Ce qui n'est pas rien; on touche ici à la dernière niche de souveraineté qui existe encore! Je compte développer I'ICT en assurant un cadre fiscal convenable, sans pour autant aller à la compétition à outrance avec nos voisins. Si nous comprenons qu'il vaut mieux faire les réformes à froid et non à chaud, alors nous avons une chance de réussir. Maintenant, si nous ne voulons pas bouger parce que les choses marchent encore, on peut craindre de sérieux problèmes. Il faut trouver des solutions tant que les problèmes sont gérables. C'est très clairement le message que j'entends faire passer au niveau de la tripartite.

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