Luc Frieden au sujet de la politique européenne de sécurité et de défense

Denis Berche: Qu'est-ce que la PESD, politique européenne de sécurité et de défense ?

Luc Frieden: L'Union européenne a réussi à se développer comme une puissance économique. Mais elle n'est pas encore une puissance comme le sont les États-Unis. La volonté de I'UE est de se doter d'une politique extérieure cohérente et commune pour devenir encore plus crédible.

Elle a besoin d'un "bras armé", non pas pour faire la guerre, mais pour prévenir ou gérer les situations de crise internationale. Avoir une politique de défense au niveau de l'Europe, c'est à la fois prendre ses responsabilités et assurer la stabilité et la paix.

Denis Berche: Pourquoi cette politique? Est-elle nécessaire?

Luc Frieden: En 1954, il faut se rappeler qu'il y avait eu une tentative échouée avec la Communauté européenne de défense. En paix depuis 60 ans, l'Europe réalise à la fois la chance qu'elle a et le fait qu'elle doit tout mettre en œuvre pour sauvegarder cette paix.

Mais il n'est pas seulement question que de la paix en Europe. Il faut aussi faire en sorte que le monde puisse vivre en paix. La mise en commun de nos moyens militaires à l'échelle européenne n'a pas d'autre but qu'une plus grande efficacité dans la gestion des crises internationales.

Denis Berche: C'est le cas en Bosnie où I'UE a repris le mandat de I'OTAN...

Luc Frieden: Effectivement, pour la première fois, l'Europe mène, seule, une grande opération militaire multinationale avec près de 8.000 soldats. C'est en Bosnie qu'elle a pris le relais de I'OTAN.

Denis Berche: La PESD ne se conçoit-elle qu'en termes d'intervention militaire ?

Luc Frieden: Certainement pas! Elle a aussi pour vocation de préparer le terrain pour un retour à l'État de droit. Elle peut avoir des missions de formation dans des domaines complexes pour aider certains pays à mettre en œuvre des réformes démocratiques. Pour l'instant, la PESD remplit ce genre de mission en Géorgie ou en Irak, dans des contextes différents.

Denis Berche: Les catastrophes naturelles, telles que le tsunami de décembre 2004 sont-elles de la compétence de la PESD?

Luc Frieden: Il paraît normal de pouvoir utiliser les énormes moyens logistiques des armées pour d'autres situations que des conflits militaires. L'armée luxembourgeoise a déjà apporté son concours lors de graves inondations dans le pays. Quand des populations souffrent et sont désemparées, il n'y a jamais assez de bras. L'objectif de la défense européenne n'est pas de remplacer l'action humanitaire, il est d'apporter une contribution qui peut être décisive à condition de pouvoir mobiliser efficacement et rapidement de gros moyens.

Denis Berche: Vous parlez là des futurs groupements tactiques...

Luc Frieden: L'UE s'est fixé un objectif ambitieux pour 2010 : avoir plus de capacités militaires, et de meilleures capacités, pour pouvoir mieux gérer des crises. Nous voulons être capables de déployer en peu de temps, une quinzaine de jours après la prise de décision au niveau politique, des petits groupes qui peuvent être efficaces n'importe où.

Dès janvier 2006, l'UE aura des groupements tactiques multinationaux (battle groups) de 1.500 hommes et femmes prêts à intervenir très rapidement. D'ici 2010, l'Europe sera dotée de 13 de ces groupements.

Denis Berche: Quelles sont les principales difficultés à régler?

Luc Frieden: Au plan européen, la nécessité de parler le même langage et de faire de notre politique de défense une vraie plus-value. Au plan luxembourgeois, la professionnalisation de l'armée.

Denis Berche: Va-t-on vers une véritable armée européenne?

Luc Frieden: Un jour, nous aurons tous les éléments pour une armée européenne, ce que je souhaite. Nous avons déjà un noyau militaire avec l'Eurocorps, institué en 1992 et dont l'état-major, mixte et permanent, est basé à Strasbourg. Cinq pays y participent : Allemagne, Belgique, Espagne, France, Luxembourg.

L'Eurocorps vient de mener avec succès une opération en Afghanistan. Mais le fait d'avoir un jour une armée européenne commune n'empêchera pas les États membres de garder leurs prérogatives et leur propre armée.

Denis Berche: Quelles conséquences a la mise en place de la politique de défense pour le Luxembourg?

Luc Frieden: Il faut d'abord expliquer que le Luxembourg ne peut pas être absent de la PESD. Il doit être à même d'assumer les responsabilités qui sont les siennes dans le maintien de la paix et de la stabilité. C'est la volonté du ministre de la Défense et c'est celle du gouvernement luxembourgeois.

Cela implique que l'armée luxembourgeoise ait les moyens, logistiques, technologiques et humains, pour faire face. Aujourd'hui, tout est basé sur le volontariat. Il faut réfléchir pour redéfinir les missions de l'armée luxembourgeoise. Il faut aussi identifier des spécialisations possibles pour qu'elle puisse jouer un rôle actif au sein des unités multinationales. Je mène un travail intensif sur ce dossier et j'en présenterai les résultats à l'automne 2005.

Denis Berche: Qui dit moyens, dit dépenses...

Luc Frieden: La déclaration gouvernementale prévoit que le budget de défense passe progressivement à 1,2 % du produit intérieur brut. C'est actuellement l'effort que fait la Belgique alors nous nous contentons de 0,4 %. L'augmentation du budget de la défense pourrait bénéficier à l'économie luxembourgeoise.

Denis Berche: Avez-vous compris les polémiques au sujet de l'achat d'un avion gros porteur A 400 M?

Luc Frieden: Certains pays européens nous ont dit clairement qu'ils n'accepteraient plus que nous profitions des résultats de la politique commune de défense sans y contribuer. L'UE a besoin de 170 avions militaires de ce genre. Il est normal que nous participions financièrement à cet effort collectif. Le Luxembourg devra dépenser plus que par le passé pour la sécurité extérieure. Prétendre le contraire est une position irresponsable et qui nuit aux intérêts du Luxembourg.

Denis Berche: Vous êtes ministre de la Défense depuis juillet 2004 sans avoir fait l'armée...

Luc Frieden: J'ai dû tout apprendre en accéléré. Mais le ministre de la Défense n'a pas vocation à être un chef militaire. Il doit veiller à ce que l'armée réalise les objectifs politiques qui lui sont fixés.

Denis Berche: Savez-vous marcher au pas?

Luc Frieden: J'ai appris. À Strasbourg, lors du retour de l'Eurocorps, nous avons passé en revue les troupes et nous étions trois ministres, Michèle Alliot-Marie (NDLR : France), André Flahaut (NDLR : Belgique) et moi, à devoir marcher au pas ensemble. C'était loin d'être évident.

Denis Berche: Jean-Claude Juncker et Jean Asselborn tiennent la vedette pendant la présidence. Vous êtes plus en retrait. Plus tranquille?

Luc Frieden: Je n'ai pas l'impression d'avoir vécu des mois tranquilles depuis le début de la présidence en janvier. Je préside le Conseil "Justice et affaires intérieures" qui se réunit tous les mois et le Conseil "Défense". Deux Conseils où toutes les décisions sont prises à l'unanimité. Parvenir à dégager des compromis réclame donc à la fois beaucoup d'énergie, de patience et de doigté.

Denis Berche: Vous êtes le dauphin désigne de Jean-Claude Juncker. Êtes-vous impatient de lui succéder?

Luc Frieden: La question ne se pose pas pour l'instant. Je me contente de faire du mieux possible tout le travail, et il n'en manque pas, que le Premier ministre m'a confié.

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