Nicolas Schmit au sujet de l'actualité européenne

Noëlle Lenoir: Bonjour, Nicolas Schmit, ravie d’avoir l’occasion de converser de nouveau avec vous.

Nicolas Schmit: Bonjour.

Noëlle Lenoir: Merci d’être aujourd’hui en France et aussi, comme vous le savez, BFM est entendu à Bruxelles et dans d’autres villes de Belgique. Je trouve que ce qu’a dit Maud renvoie très exactement à ce qu’est devenue l’Europe, c'est-à-dire que nous travaillons de plus en plus ensemble. Vous avez suivi de près, vous avez été impliqué dans à peu près toutes les grandes négociations européennes de ces dernières années. On a cité Maastricht, on a cité Nice, mais il y avait aussi avant Amsterdam, puis vous étiez représentant suppléant du Luxembourg à la Convention sur l’avenir de l’Europe, alors comment est-ce qu’au jour d’aujourd’hui, vous êtes passé de ces fonctions prestigieuses de haut fonctionnaire du Luxembourg auprès de l’Europe à des fonctions politiques, c’est-à-dire que vous êtes au charbon. Comment se fait ce passage d’un poste de la haute fonction publique au mandat de ministre au sein de l’Europe ?

Nicolas Schmit: Ça se fait un peu sans qu’on s’en rende tout à fait compte. Ça s’est fait à la demande entre autres du Premier ministre Jean-Claude Juncker, à l’occasion d’un nouveau gouvernement qui s’est formé et on n’a pas trop le temps de réfléchir. Donc, il faut accepter et puis il faut aller au charbon et aller au charbon, c’est surtout  préparer une Présidence. Nous sommes maintenant déjà presque à la fin de cette Présidence luxembourgeoise, mais nous avons encore quelques gros dossiers à l’ordre du jour.

Noëlle Lenoir: Alors nous allons en parler. Je voudrais simplement, puisque nous sommes ici sur BFM en partenariat avec HEC, donc il y a une écoute des chefs d’entreprise, mais aussi des élèves de l’école, des étudiants. Le Luxembourg, petit pays de par sa taille, grand pays de par son niveau de vie et aussi grand pays de par son caractère de pays fondateur, qui a conduit toutes les étapes qu’a franchi l’Europe, comment est-ce que vous voyez l’étape aujourd’hui, puisque la première Présidence luxembourgeoise remonte à 1960, c’est-à-dire il y a 45 ans et puis on doit à un Premier ministre du Luxembourg, Pierre Werner, le premier rapport sur l’Union économique et monétaire qui a conduit à l’euro, alors maintenant, est-ce que c’est la crise ou bien c’est la continuité ?

Nicolas Schmit: Je ne pense pas que ce soit la crise. C’est à la fois la continuité et c’est un nouveau point de départ. Un nouveau point de départ pour deux ou trois raisons : la première, c’est effectivement la question de la Constitution. Cette Constitution a pour objectif en quelque sorte de répondre aux défis du moment et un des grands défis du moment, c’est effectivement l’élargissement. Donc, l’Europe qui s’est élargie par nécessité, parce que l’histoire a sonné un grand coup, l’Europe a dû répondre à cet appel et nous y avons répondu, je pense, c’est une bonne réponse, c’était une réponse nécessaire.

Noëlle Lenoir: Et on a mis du temps, puisque ça a duré quand même 15 ans ? Depuis la chute du mur de Berlin.

Nicolas Schmit: Oui, 15 ans depuis la chute du mur, nous avons ramené progressivement ces pays plus près de nous. Maintenant 10, voire 12 pays, sont membre ou virtuellement membre de l’Union européenne, ce qui ne veut pas dire que le travail a cessé. Nous devons bien sûr intégrer maintenant ces pays. Pour mieux pouvoir répondre à ce défi de l’élargissement, qui donne à l’Europe une dimension nouvelle, nous avons besoin d’un cadre plus solide. En quelque sorte, nous devons renouveler notre contrat de base, nous devons le renforcer. Voilà le sens de la Constitution.

Noëlle Lenoir: La famille s’élargit, donc la maison doit se consolider ?

Nicolas Schmit: Elle doit se consolider. Renforcer ce contrat, c’est aussi retourner chez le citoyen, auprès du citoyen, parce que le deuxième problème de l’Europe, c’est effectivement un problème de communication, un problème peut-être de légitimation de ce projet européen et c’est pour ça que la Constitution donne au citoyen d’abord davantage de pouvoir, s’adresse au citoyen pour lui demander en quelque sorte l’approbation de ce nouveau contrat. Voilà le sens des référendums. D’ailleurs, dans mon pays, vous l’avez cité, c’est la première fois depuis 1937 qu’on organise un référendum. Et je pense que l’occasion est bonne, parce qu’il faut de nouveau aller chercher auprès du citoyen une reconfirmation du projet européen qui est arrivé à un stade important, vers une étape nouvelle.

Noëlle Lenoir: C'est-à-dire un meilleur fonctionnement de l’Europe à 25 et demain à 27, compte tenu de l’élargissement, de l’élargissement à la dimension du continent et puis aussi un rapprochement entre l’Europe et les citoyens, mais tout à l’heure, vous avez évoqué, Nicolas Schmit, vous êtes ministre délégué aux Affaires étrangères du Luxembourg, donc, vous connaissez parfaitement le sujet, l’élargissement aux nouveaux peuples de l’Est, qui était d’ailleurs dans l’idée d’origine des pères fondateurs de l’Europe, Robert Schuman, mais aussi je dois dire, les Luxembourgeois et on a l’impression, la France avait déjà très peur, vous vous souvenez de l’adhésion de l’Espagne et du Portugal, mi-années 80, 86 et maintenant, on a l’impression que les Français, plus que d’autres, ont peur de cet élargissement. Alors, qu’est-ce que vous leur dites ?

Nicolas Schmit: D’abord qu’ils regardent en arrière, peut-être ils avaient peur ou on a semé quelque part, à un certain moment donné, cette peur. L’intégration de l’Espagne et du Portugal, c’est un grand succès, d’abord pour ces deux pays, mais aussi pour l’Europe dans son ensemble. On a ramené progressivement ces pays à des niveaux non seulement de développement économique comparables au cœur même de l’Europe, c'est-à-dire les six pays fondateurs, mais on a aussi réussi à relever les niveaux de protection sociale, les niveaux de sécurité au travail que connaissent aujourd’hui ces pays.

Noëlle Lenoir: Donc, l’harmonisation par le haut.

Nicolas Schmit: Oui. Tout à fait, tout à fait.

Noëlle Lenoir: Vous savez qu’il y a un grand débat et qu’on dit, oh la la, mais l’Europe, c’est l’harmonisation sociale par le bas. Donc, dans ce cas-là, votre analyse est, me semble-t-il, légèrement différente de l’analyse habituelle et si vous le voulez bien, puisque hélas le premier volet de notre émission s’achève, nous continuerons sur l’Europe sociale après la pause, cher Nicolas Schmit, dans quelques instants. À bientôt.

Noëlle Lenoir: Nicolas Schmit, merci d’être avec nous. Vous êtes ministre délégué aux Affaires étrangères et à l’Immigration du Luxembourg, et en tant que tel, vous présidez un très grand nombre de Conseils des ministres importants, celui des Affaires étrangères avec votre ministre des Affaires étrangères, peut-être celui de l’Intérieur pour ce qui est de l’immigration, du commerce extérieur.

Nicolas Schmit: Peut-être.

Noëlle Lenoir: Donc, vous êtes au cœur des négociations actuelles. On parlait tout à l’heure de l’Europe sociale, de l’élargissement. Vous savez qu’au cœur du débat constitutionnel, il y a beaucoup de questions qui sont posées, qui sont parfois, il faut dire, assez lointaines du texte même de la Constitution. Mais délocalisation, est-ce que c’est une des préoccupations de la Présidence luxembourgeoise et est-ce que ça a un sens de parler de délocalisation dans un marché domestique comme l’est le marché intérieur européen ?

Nicolas Schmit: Bien sûr, ça a un sens, puisque c’est d’abord une des grandes préoccupations dans tous les pays. Maintenant, je suis en train de faire moi-même campagne pour la Constitution et une des questions qui surgit le plus souvent, c’est la question des délocalisations. Donc, je crois qu’il faut y répondre, il faut effectivement essayer de trouver des solutions. Il n’y a pas de solution miracle et ce n’est pas la Constitution qui provoque ou qui incite à ces délocalisations. Nous sommes dans un phénomène économique mondialisé. D’ailleurs, les délocalisations ne se feront pas seulement vers les nouveaux États membres de l’Union, elles se font souvent d’ailleurs vers l’extérieur, vers des pays qui ne sont pas membres de l’Union, où les standards sociaux sont encore infiniment moins favorables que dans les nouveaux États membres.

Noëlle Lenoir: Oui, la Chine, l’Inde.

Nicolas Schmit: Tout à fait, parce que dans les nouveaux États membres, l’objectif est clair. Nous voulons les ramener au plus vite vers un acquis le plus élevé, donc les intégrer dans le modèle social européen et c’est pour ça que l’élargissement a été important, puisque ces États sont là, les laisser au bord de l’Europe, c’est finalement les séparer du modèle social européen. En revanche, les intégrer dans l’Union européenne, c’est leur faire rattraper le retard et les intégrer dans ce modèle social.

Noëlle Lenoir: Et d’ailleurs, ils apprennent vite, parce que quand on observe ce qui se passe actuellement en Pologne, où tout d’un coup la croissance surgit et le niveau de vie, d’ailleurs aussi les prix, il faut le dire, et les salaires connaissent une croissance qui était presque imprévue, on voit que le système d’intégration économique et sociale de l’Europe est plutôt finalement positif. Enfin, il n’y a pas eu de bavure ou de ratées ?

Nicolas Schmit: Il n’y a pas eu de bavure, le seul problème que nous avons, c’est dans notre partie des 15, il y a un problème de croissance économique. Je crois que l’Europe des 15 souffre d’une croissance trop molle et d’un dynamisme, notamment en matière de création d’emplois, qui est insuffisant. Je crois que c’est là où il faut essayer de chercher des solutions. La Présidence luxembourgeoise a notamment assoupli le fameux pacte de croissance, j’insiste beaucoup sur la croissance, et de stabilité. Nous avons relancé la stratégie de Lisbonne pour plus de compétitivité, mais une compétitivité compatible aussi avec le respect de nos normes sociales, avec l’idée même de protection sociale. D’ailleurs, la protection sociale ne va pas contre la croissance. Souvent, elle la soutient. Donc je crois que… [est interrompu]

Noëlle Lenoir: Le pouvoir d’achat, c’est vrai, est important pour la consommation.

Nicolas Schmit: Tout à fait. Et donc je crois qu’il faut réajuster un peu nos politiques économiques dans notre partie de l’Europe. Donc retrouver plus de croissance, retrouver plus de dynamisme.

Noëlle Lenoir: Alors, Jean-Claude Juncker est un homme à la fois européen, luxembourgeois, enfin et assez, il faut le dire, extraordinaire, enfin j’ai eu la chance de le rencontrer plusieurs fois. Il est président du Conseil aujourd’hui, il est aussi Premier ministre luxembourgeois, ministre, enfin, il tenait les Finances, peut-être plus maintenant.

Nicolas Schmit: Oui, toujours.

Noëlle Lenoir: Et puis, il est aussi le président de l’Eurogroupe. Ça fait pour un seul homme quatre fonctions extrêmement importantes, alors l’euro est au cœur du débat actuel. Pourquoi la croissance de la zone euro est-elle plus faible, je ne parle pas du Luxembourg qui a un taux de croissance élevé et un chômage inexistant, mais les autres pays, enfin, certains autres pays [est interrompu]

Nicolas Schmit: Presque, presque.

Noëlle Lenoir: Que les pays, oui 4,2 %, c’est donc le chômage structurel de base, les autres pays ont un dynamisme accéléré. Alors, parfois on fait la relation avec l’euro. Vous pensez que ça a à voir avec la création de la monnaie unique ?

Nicolas Schmit: Non, je ne pense pas que ce soit en relation avec la création de la monnaie unique. En revanche, la monnaie unique nous a protégé contre beaucoup d’aléas, notamment au niveau de l’économie mondiale. Donc, je crois que sur ce plan-là, l’euro a été un bouclier, comme on dit, très utile. En revanche, nous n’avons peut-être pas su profiter suffisamment de l’autre capacité que nous donne l’euro, c’est de mener une politique économique plus dynamique. Je crois que là, on s’est en quelque sorte créé un corset un peu trop étroit et je pense que cela est en train d’être vu.

Noëlle Lenoir: On voit déjà que l’Allemagne a un rebond de croissance, qui a été annoncé récemment, et puis est-ce que l’Europe existe sur la scène internationale comme un grand pôle non seulement économique, mais qui défend au niveau des institutions financières internationales ses points de vue ?

Nicolas Schmit: Oui, d’abord sur la croissance, je crois qu’il y a aussi une idée de confiance, parce qu’il faut que la confiance retourne en Europe et là, permettez-moi de faire juste une remarque sur la Constitution. Si on croit qu’en votant non, même pour de bonnes raisons soi-disant européennes, on donne la confiance aux Européens, on donne la confiance dans l’Europe et dans sa capacité de relancer son économie, on se trompe. Le non, c’est un non de crise, c’est un non, je ne veux pas exagérer, mais de catastrophe, de repli et ce n’est pas avec un non qu’on rétablit la confiance et ce dont l’Europe a besoin, c’est de plus de confiance. Confiance pour les investisseurs, mais aussi confiance pour les travailleurs. Donc, je crois que le oui, dans ce sens-là, répond mieux au besoin du moment.

Noëlle Lenoir: Vous croyez que le non pourrait avoir une influence sur les marchés, par exemple sur les valeurs mobilières, sur les investissements en Europe ?

Nicolas Schmit: Vous savez, le non c’est l’incertitude, puisque personne n’a encore su nous dire avec exactitude ce que le non représente, quelle politique alternative, quels ajustements précis, j’ai entendu ce matin [est interrompu]

Noëlle Lenoir: C’est vrai qu’en France entre Monsieur Le Pen et Monsieur Fabius, il n’y a peut-être pas un programme commun à l’horizon.

Nicolas Schmit: Oui, je ne parle même pas de Monsieur Le Pen, mais j’ai entendu ce matin Monsieur Fabius nous expliquer les trois réformes qu’il fallait absolument faire une fois que la Constitution était rejetée, c’était notamment les coopérations renforcées, je crois que les coopérations renforcées existent suffisamment bien dans le texte actuel. C’était parler de l’unanimité pour abandonner l’unanimité pour réformer la Constitution, mais on ne peut la réformer qu’à l’unanimité. Comment est-ce qu’on va abandonner l’unanimité à l’unanimité ? Donc, on se crée soi-même une sorte de barrière infranchissable. Donc, je crois que le oui, c’est un oui de combat, c’est un oui qui a reçu la leçon, qui a retenu la leçon, qu’on éprouve très clairement dans l’opinion publique européenne, c'est-à-dire qu’il y a un malaise avec certains aspects de l’Europe, et d’ailleurs je voudrais dire en revenant à la… [est interrompu]

Noëlle Lenoir: On va terminer dans deux secondes. Si vous le voulez bien, je crois que le reste du débat va essentiellement porter effectivement sur la Constitution, à 10 jours du référendum en France, donc Nicolas Schmit, restez avec nous. Vous êtes aux commandes, puisque vous êtes ministre délégué aux Affaires étrangères du Luxembourg, vous êtes aux commandes de l’Europe actuellement et nous tenons à continuer ce dialogue constructif avec vous. À tout à l’heure.

(...)

Noëlle Lenoir: Nous reprenons donc le cours de notre débat sur l’Europe du jour. Aujourd’hui c’est un dialogue avec Nicolas Schmit qui est ministre délégué aux Affaires étrangères du Luxembourg et qui est, sans doute, il faut le dire, un des plus fins connaisseurs de l’Europe, de ses modes de fonctionnement et aussi de ses grands enjeux. Ça tombe bien, puisque c’est ce dont nous parlons en cette période de campagne référendaire. Nicolas Schmit, tout à l’heure, vous évoquiez, semble-t-il, ce que vous aviez l’air de considérer comme le mythe de la renégociation qui est invoquée par certains ici en France.

Nicolas Schmit: Tout à fait. Oui, puisqu’on ne nous a pas encore clairement dit ce qu’on voudrait renégocier. Mais les indications qu’on obtient, très floues d’ailleurs, nous montrent que la meilleure manière pour améliorer un jour la Constitution, c’est d’abord l’approuver, pour après utiliser ses facultés pour lancer un mouvement de modification. Puisque la Constitution nous permet à travers une méthode de révision simplifiée de l’améliorer. Notamment sur la troisième partie, qui est la plus compliquée.

Noëlle Lenoir: Alors dites-nous ça, parce que ça, il faut vraiment le clarifier, le débat en France, je dois vous dire qu’il règne une certaine confusion dans les esprits quand on entend les arguments des uns et des autres. Alors comment est-ce qu’on pourra, puisque bon, ça peut sembler étrange de vouloir modifier une Constitution quand on l’adopte, mais comment est-ce qu’on pourra faire évoluer ce texte et l’adapter à l’évolution du temps ?

Nicolas Schmit: Il est sûr que chaque constitution doit évoluer et chaque constitution, comme celle-ci, est le produit d’un compromis. Remettre en cause ce compromis, c’est en quelque sorte se retrouver nulle part et nous savons pertinemment bien, il faut écouter un peu ce qui se dit dans un pays ou dans l’autre, qu’il y a beaucoup de forces politiques en Europe qui pourraient très bien accepter l’absence de constitution, notamment pour des raisons d’harmonisation sociale. Donc, j’ai entendu ce qu’a dit Monsieur Brown par exemple, le ministre des Finances de Grande-Bretagne, qui était choqué par un vote qui a eu lieu au Parlement européen la semaine dernière, concernant le temps de travail, où on a refusé, où le Parlement européen a refusé une flexibilisation du temps de travail. Monsieur Brown a, en quelque sorte, déjà menacé avec le refus de cette Constitution au cas où, finalement, l’Europe n’allait pas évoluer en direction de plus de flexibilité.

Noëlle Lenoir: Donc, en réalité, la Constitution de part et d’autre de la Manche, elle est interprétée pratiquement à l’opposé ? C’est blanc d’un côté et noir de l’autre ?

Nicolas Schmit: Je pense que oui et, d’ailleurs, ce qui est un peu étonnant, c’est le reproche qu’on adresse à ce texte, qu’il serait d’une inspiration totalement néolibérale. Je constate que les vrais néolibéraux, entre autres les conservateurs britanniques, mais aussi quelqu’un comme le président de la Tchéquie par exemple,  qui se vante d’être le dernier héritier de Margaret Thatcher, ils sont farouchement contre cette Constitution. Donc, cela me convainc, si besoin il en était, que cette Constitution est un bon équilibre politique et c’est un instrument politique qui peut être utilisé davantage dans une direction comme dans une autre, d’ailleurs toute constitution. Il n’y a pas de constitution idéologique a priori. Donc, chaque constitution doit pouvoir, dans le cadre d’une démocratie, servir des politiques différentes et je crois que cette Constitution, avec l’idée d’une économie sociale de marché, pourrait très bien être utilisée pour faire davantage de social, pour donner plus de parole aux partenaires sociaux, d’ailleurs ça en est un, un de ses grands objectifs.

Noëlle Lenoir: Alors, précisément, vous évoquez le social. Vous savez qu’en France, il y a une notion, celle du service public, qui est traduite en Europe sous la forme du service d’intérêt économique général. Alors, on était très contents, en tous les cas les Français, la délégation française était enthousiaste à l’idée d’avoir fait intégrer l’idée d’une législation qui définirait les conditions dans lesquelles ces services publics fonctionnent, ces services d’intérêt économique général. Comment est-ce que ça va se passer, s’il y a tant de différences entre les États ? Vous croyez que la notion de service public va pouvoir se pérenniser ?

Nicolas Schmit: Oui, je pense que d’ailleurs on constate un retour de l’idée de service public en Europe. Je crois que de moins en moins de personnes remettent en cause la nécessité d’avoir un service public fort, qui fonctionne, qui soit économiquement rationnel et raisonnable, c’est clair, mais il y a plus que les extrémistes qui contestent le besoin et le besoin, je dirais absolu, d’un service public fort. Donc, de ce point de vue là, la Constitution introduit la notion de service public. Qu’on l’appelle maintenant service d’intérêt économique général ou service public, peu importe, c’est la même chose qui est visée. Eh bien, il faut que l’Europe se donne une législation en la matière. Il faut que cette législation soit une législation qui précisément préserve le fond même du service public et je crois que cette Constitution, de par le renforcement du fonctionnement démocratique de l’Union européenne, peut y aboutir.

Noëlle Lenoir: Donc, c’est une vraie victoire de la France et pas un faux-semblant comme parfois on l’entend.

Nicolas Schmit: Non, c’est une victoire de tous ceux, y compris de la France, mais de tous ceux qui respectent, qui veulent renforcer le service public. En tant que Luxembourgeois, en tant que d’ailleurs social-démocrate, je suis très attaché à la notion de service public. Donc, il faut que l’Europe, et d’ailleurs ça fait partie de notre modèle social, c’est le service public, c’est le marché, mais corrigé, soutenu par un service public qui fonctionne et qui soit suffisamment fort.

Noëlle Lenoir: Vous avez raison, Nicolas Schmit, de rappeler s’il en était besoin, que cette Constitution, c’est l’expression de 25 peuples, de 25 Éats, et pas seulement de la France, même si nos vues ont été largement partagées, dans le cadre de ce texte, par nos partenaires. Alors, dernière question avant d’évoquer ce qui est au centre de la Constitution, c'est-à-dire le citoyen, il y a quand même un problème très actuel, c’est celui des importations de textile de Chine. Est-ce qu’il n’est pas un peu bizarre qu’au bout de 10 ans, alors que la levée des quotas d’importation a été décidée en 1995, l’Europe soit aussi démunie ?

Nicolas Schmit: Je crois que ce qui se passe dans le secteur textile, en relation avec la Chine, est un peu une surprise, parce que personne ne s’attendait à une telle offensive massive de la part des Chinois, de la part de l’industrie textile chinoise et je pense que cela dépasse un peu un comportement économique raisonnable, puisque là on a une sorte de déferlement des exportations chinoises qu’il faut un peu maîtriser. Je crois que ça fait aussi partie d’une sorte de discipline dans un cadre de libres échanges. Le libre échange ne doit pas permettre tout. Il faut que quelque part il y ait des règles et c’est d’ailleurs pour cela que l’Europe doit jouer un rôle fort au sein de l’OMC. Je me réjouis tout à fait que… [est interrompu]

Noëlle Lenoir: De la nomination de Pascal Lamy ?

Nicolas Schmit: Voilà, [la nomination] de Pascal Lamy, puisqu’un de ses credos, c’était précisément de mieux maîtriser la mondialisation en y introduisant des règles.

Noëlle Lenoir: Donc, c’est un signe, sa nomination qui a été extrêmement consensuelle, est à cet égard un signe. Est-ce que la Constitution, la future Constitution qui range la politique commerciale commune parmi les compétences exclusives, c'est-à-dire que les États… [est interrompue]

Nicolas Schmit: Ce n’est pas une innovation.

Noëlle Lenoir: Alors ce n’est pas une innovation, vous savez que c’est très très mis en avant par les partisans du non qui disent que c’est une dépossession et que ça va nous fragiliser. Quel est votre point de vue à cet égard ?

Nicolas Schmit: Vous savez, d’abord, ce n’est pas une innovation, c’était une compétence exclusive jusqu’à présent. Donc, on ne fait que confirmer ce qui a existé. D’ailleurs, ce qui m’étonne toujours, c’est que les points d’attaque les plus relevés par les protagonistes du non s’adressent au traité de Rome, comme si, en quelque sorte, presque 50 ans après ce traité, on commençait à le lire. Ce qui est quand même un peu surprenant.

Noëlle Lenoir: Est-ce qu’il y a une vertu en soi finalement, si on le lit ?

Nicolas Schmit: Mais 50 ans après, c’est un peu tard. Mais je crois que l’Europe ne peut peser dans une économie mondialisée que solidairement. Ce n’est pas en menant une politique commerciale diverse, en nous séparant sur la politique commerciale qu’on peut obtenir des résultats. Je crois que si l’Europe existe sur le plan de la politique commerciale, c’est parce qu’elle parle d’une seule voix et parce qu’elle pèse, parce que c’est la première puissance commerciale dans le monde. Et je crois que cette voix-là, il faut la faire écouter, il faut la faire entendre à l’égard des Chinois, non pas en ouvrant une guerre commerciale avec les Chinois, mais en les amenant, puisqu’ils sont membre de l’OMC… [est interrompu]

Noëlle Lenoir: Depuis 2001.

Nicolas Schmit: Voilà, à respecter un certain nombre de règles, de comportements, qui permettent précisément des transitions plus douces, puisque ce n’est pas uniquement l’Europe qui est victime de cet afflux de produits textiles… [est interrompu]

Noëlle Lenoir: Les États-Unis aussi.

Nicolas Schmit: Ce sont d’abord les États-Unis, aussi, mais ce sont surtout un certain nombre de pays en voie de développement. Ce sont nos partenaires méditerranéens qui sont peut-être autant, voire plus, victimes de cette offensive chinoise et je crois que c’est là où il y a un problème économique social pour ces pays, mais aussi pour l’Europe, beaucoup plus important. Donc, je crois que l’approche qui a été retenue maintenant par la Commission, de jouer à la fois sur un dialogue avec les Chinois, mais le cas échéant aussi de réintroduire pour les produits les plus menacés des quotas, me paraît être la bonne.

Noëlle Lenoir: Donc, en réalité, l’Europe existe déjà comme puissance commerciale par les exportations qu’elle réalise ou les importations, mais aussi, c’est un acteur politique au sein de l’OMC et je pense que peut-être, on pourrait dire qu’en matière agricole, l’OMC a plutôt protégé l’agriculture européenne ou pas ?

Nicolas Schmi : Il est certain que nous avons longtemps bénéficié d’une acceptation, même parfois difficile, de notre système agricole et d’ailleurs, il n’est pas question de l’abandonner. Je crois que l’Europe a besoin d’une agriculture et là aussi, il ne faut pas exposer l’agriculture au seul, je dis bien au seul marché, aux seules lois du marché. Je crois que les discussions qui sont en train d’être menées veulent certes rectifier un peu le tir, puisque là, il faut admettre… [est interrompu]

Noëlle Lenoir: Il y a les pays en développement.

Nicolas Schmit: Voilà, notamment en direction des pays en développement. Est-ce qu’il est normal de subventionner en Europe du coton, de la production du coton et en même temps de plonger des pays comme le Mali ou le Burkina Faso dans une crise ou de faire diminuer les prix. Donc, je crois que là, il faut avoir une approche équilibrée, une approche cohérente aussi avec notre approche en matière d’aide au développement.

Noëlle Lenoir: Alors, Nicolas Schmit, c’est l’Europe face à la mondialisation. Si vous voulez bien, nous nous retrouverons dans l’Europe de la citoyenneté, tout à l’heure après la pause et merci de rester avec nous.

(...)

Noëlle Lenoir: Rebonjour Nicolas Schmit, vous êtes ministre délégué aux Affaires européennes du Luxembourg et donc, comme le Luxembourg préside le Conseil européen, donc préside l’Europe, vous êtes aux commandes. Alors on évoquait tout à l’heure la campagne référendaire, il y en a une au Luxembourg, il y en a une aussi, vous le savez, on en entend parler, en France. Or comment vous vous organisez chez vous ? Vous avez pris votre bâton de pèlerin ? Comment se passe cette campagne luxembourgeoise, bien que le référendum soit fixé au 10 juillet ?

Nicolas Schmit: La campagne vient de démarrer et elle est menée d’abord par le Parlement, puisque le Parlement a organisé un certain nombre de hearings, de consultations où tout citoyen est invité à venir s’exprimer. Le gouvernement se limite surtout à une campagne d’information, à travers notamment des brochures, mais aussi à travers la mise à disposition des textes du traité constitutionnel et à côté, bien sûr, nous sommes tous appelés à prendre, comme vous dites, notre bâton de pèlerin, aller dans les villes et villages et expliquer, rendre compte et dialoguer et c’est ce que je fais une, deux fois par semaine quand je suis au Luxembourg, ce soir par exemple. J’accepte des invitations pour aller parler, discuter, dialoguer avec les citoyens sur ce projet.

Noëlle Lenoir: Et qu’est-ce que vous dites aux citoyens luxembourgeois qui sont aussi des citoyens européens, quant à ce que prévoit la Constitution pour renforcer leurs droits ? Quels sont à votre avis les traits les plus marquants de cette Constitution ?

Nicolas Schmit: Bien, je pense que c’est un des acquis, si cette Constitution est adoptée, majeurs de ce texte, ce sont d’abord les droits. Les droits fondamentaux, la Charte des droits fondamentaux qui est intégrée dans le texte même de la Constitution, qui obtient par là un degré de juridictionnalité qui auparavant n’existait pas dans les traités ou qui n’existe pas dans le cas des traités actuels. Mais c’est aussi de nouveaux instruments d’expression démocratique. Bien sûr, il y a l’aspect du renforcement du Parlement européen et j’ai dit tout… [est interrompu]

Noëlle Lenoir: Qui est bien notable.

Nicolas Schmit: Voilà, qui est notable, je vous ai cité que le Parlement européen devient un vrai parlement où il y a un débat, notamment à travers le vote que je vous ai signalé qui a eu lieu la semaine dernière.

Noëlle Lenoir: Sur le temps de travail.

Nicolas Schmit: Voilà. Il y a une meilleure intégration des parlements nationaux, ce qui est absolument important.

Noëlle Lenoir: C’est une innovation.

Nicolas Schmit: Voilà. Il faut rétablir le lien entre la légitimité nationale et la légitimité européenne. Il faut donner une voix forte aux parlements nationaux. Ils obtiennent un contrôle notamment sur l’aspect subsidiarité.

Noëlle Lenoir: Alors, les tenants du non disent, si je puis me permettre cette expression familière, c’est bidon.

Nicolas Schmit: Oui, parce que tout ce qui est innovateur est bidon, parce que ça gêne. Je crois que s’ils jugent que la parole de l’Assemblée nationale française est bidon, moi, ça m’étonne. Je crois que s’il y a un certain nombre de parlements nationaux qui s’expriment clairement sur une proposition de directive, je ne pense pas qu’on peut passer comme ça à l’ordre du jour en les ignorant, d’abord parce que ces parlements, ils ont un contrôle sur leur propre gouvernement, donc il y a quand même un lien là aussi de contrôle parlementaire, mais on ne met pas comme ça de côté, d’une main légère, le poids des parlements nationaux.

Noëlle Lenoir: La vivacité de votre répartie montre que vous croyez quand même dans la démocratie, dans la démocratie au niveau des pays, au niveau de l’Europe et donc, si vous le voulez bien, Nicolas Schmit, nous allons continuer sur un thème qui est aussi au cœur de notre débat constitutionnel, c’est le nouvel équilibre institutionnel. Alors on constate, je dois dire que certains le regrettent, un certain affaiblissement de la Commission européenne au profit des États. Ça va peut-être un peu cette fois-ci à l’encontre de ce qui est dit d’habitude, où on dit, mais il y a des transferts de souveraineté, les États n’existent plus. Or là, pour ceux qui connaissent bien le fond du texte, ils peuvent considérer que finalement, ça risque d’être moins cohérent précisément, parce que les États reprennent la main et que tout ce qui est plus consensuel au sein de la Commission sera moins important. Est-ce que cette analyse est vraie ou fausse ? Qui a raison ?

Nicolas Schmit: Je ne partage pas entièrement votre analyse. Je pense qu’il y a certainement un meilleur équilibre entre les différentes institutions. Nous avons parlé du Parlement européen, c’est l’institution démocratique, directement élue, par excellence. Il y a la Commission. La Commission a connu un changement important depuis le début de la construction européenne, en quelque sorte, elle a évolué d’une instance plus technique vers une instance beaucoup plus politique. Donc, il y a un meilleur contrôle, notamment de la part du Parlement européen sur la Commission.

Noëlle Lenoir: Oui, on l’a vu.

Nicolas Schmit: Oui, voilà qu’il faut tenir compte par exemple des élections européennes au moment où on propose la nomination d’un président à la Commission. Il y a, à côté, bien sûr la création d’un président du Conseil européen. On peut interpréter cela comme une sorte de retour en forces des États membres. Moi, je ne le pense pas. Je crois que ce sera un élément d’intégration très fort. Parce que d’abord, ça donne une continuité au sein même du Conseil européen, ça donne aussi une visibilité vers l’extérieur et ça donne une visibilité vers l’intérieur. Donc, je crois que les éléments à la fin de ce poste de président du Conseil européen vont être des éléments d’intégration plus que de diffusion ou de retour vers le rôle des États membres. De toute façon, l’Union européenne, c’est un équilibre entre ce qui est communautaire et ce qui est national. Nous ne sommes pas dans une optique fédérale. Probablement nous n’y arriverons jamais et peut-être ce n’est même pas un besoin. Nous avons un équilibre entre le rôle des États et le besoin d’avoir davantage d’intégration.

Noëlle Lenoir: Nicolas Schmit, la réputation que vous avez d’être un des plus fervents, enfin les plus grands connaisseurs je veux dire des institutions, de leurs enjeux, n’est certainement pas une réputation usurpée et comme vous avez été si convaincant, bien, maintenant vous avez droit à une petite récompense, c'est-à-dire un portrait, pas chinois, mais européen, qui permet de personnaliser encore davantage notre dialogue. Alors je vous pose une question: si vous étiez un pays européen ?

Nicolas Schmit: Si j’étais un pays européen, là, vous me posez un dilemme. Bien sûr, je serais le Luxembourg, comment est-ce que je pourrais être autre chose ?

Noëlle Lenoir: Bien sûr.

Nicolas Schmit: Mais vous savez, vous connaissez la belle expression que tout le monde a deux patries. D’abord la sienne et puis la France. Donc, pour moi, la France, c’est ma deuxième patrie. C’est pour ça d’ailleurs que j’observe avec un intérêt particulier ce qui est en train de s’y passer.

Noëlle Lenoir: Et il faut dire que Robert Schuman est né luxembourgeois.

Nicolas Schmit: Voilà, donc lui est un allié en quelque sorte. Il est né au Luxembourg, il était de père français et de mère luxembourgeoise. Donc, il a fait en quelque sorte la synthèse.

Noëlle Lenoir: On va passer aux monuments européens. Si vous étiez un monument européen ?

Nicolas Schmit: Si j’étais un monument européen… [est interrompu]

Noëlle Lenoir: Il y en a beaucoup.

Nicolas Schmit: C’est une colle, je crois que celui qui me marque le plus c’est l’Arc de triomphe.

Noëlle Lenoir: Ah, eh bien, écoutez, c’est là aussi quelque chose qui marque votre personnalité, votre dynamisme. Alors, on a une dernière question, si vous étiez un personnage historique européen, vous l’êtes déjà, mais si vous étiez un autre ?

Nicolas Schmit: Je ne pense pas. Vous me mettez dans un drôle d’état. Si j’étais un personnage historique, en fait, d’abord, je ne voudrais pas être un personnage historique. Je crois que j’aimerais simplement apporter une toute petite pierre à un projet historique et ceux que j’admire le plus, c’est précisément ceux qui ont su, à un moment donné, lancer ce projet hardi, courageux, peut-être un peu fou à l’origine, qui est le projet européen. Donc, je m’identifierais à un de ces pères de l’Europe, mais tout modestement. Donc, ce sont ceux-là que j’admire le plus.

Noëlle Lenoir: Formidable, alors on peut dire qu’il y a beaucoup de Luxembourgeois, il y a Pierre Werner, il y a Gaston Thorn, il y a quand même des gens formidables. En tout cas, un grand, grand, grand merci, Nicolas Schmit, d’avoir été avec nous pendant cette heure de dialogue.

Nicolas Schmit: C’est moi qui vous remercie.

Noëlle Lenoir: Et à très bientôt. Nous nous retrouverons sans doute, l’Europe est grande, mais on se connaît de mieux en mieux.

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