Jean-Claude Juncker au sujet du référendum français sur le traité constitutionnel

Hervé Béroud: Bonsoir, Monsieur.

Jean-Claude Juncker: Bonsoir.

Hervé Béroud: Les sondages se suivent, Monsieur Juncker. Ils se ressemblent, ils donnent tous le "non" vainqueur dans maintenant moins d’une semaine, 53 sur 47 encore ce soir, pour IPSOS/Figaro, le "non" gagne deux points. Est-ce que vous êtes inquiet ou est-ce que vous pensez encore que la tendance peut s’inverser ?

Jean-Claude Juncker: Je suis inquiet, j’espère que la tendance peut s’inverser, je l’espère pour la France, qui, pour les luxembourgeois, est un pays que nous aimons suivre, mais que nous voudrions suivre dans la tradition harmonieuse qui a été la nôtre depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est-à-dire, nous voudrions que la France soit à l’avant du peloton européen, et nous n’aimerions pas voir une France prendre distance par rapport à l’Europe. J’espère donc de tout cœur, vraiment de tout cœur, que la France dira "oui" à ce traité constitutionnel qui, certes, n’est pas parfait, mais l’idéal n’existe pas.

Hervé Béroud: Vu de l’extérieur, Monsieur Juncker, quelle est votre interprétation de ce qui se passe en France ?

Jean-Claude Juncker: Je constate que dans le camp qu’il est convenu d’appeler le camp du "non", les argumentaires sont hétéroclites, voire contradictoires, il y a ceux qui estiment que déjà aujourd’hui, nous avons trop d’Europe et qui donc voudraient démanteler l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui, et puis il y a ceux que j’aime plutôt, qui voudraient que l’Europe aille plus loin. Je leur réponds, puisque je prends leurs arguments au sérieux et à cœur, qu’on ne peut pas comparer le traité constitutionnel à l’idéal, que ceux qui, parmi nous, sont plus européens, voudraient avoir. Il s’agit là d’un traité constitutionnel qui est la somme des accords qui ont été possibles entre les 25 gouvernements, qui reflètent une bonne centaine de sensibilités politiques nationales. Si c’est la volonté de ceux qui auront pour charge d’appliquer le contenant de ce traité en le transformant en contenu parfait, les résultats de cette somme d’accords entre les gouvernements des États membres conduiront à des résultats parfaits.

Hervé Béroud: Mais Monsieur Juncker, pourquoi la France, qui a toujours, vous le disiez, été au rendez-vous de l’Europe, semble là partie pour ne pas l’être ?

Jean-Claude Juncker: Mais je crois qu’une bonne partie de l’opinion publique française vit l’Europe telle qu’elle est. Je dois dire qu’il est difficile de tomber amoureux de l’Europe telle qu’elle est, parce qu’elle montre un visage qui n’est pas fait de solidarité envers ceux qui sont les plus modestes d’entre nous. Or l’Europe a été faite pour ceux qui ont moins de chance. L’Europe n’a pas été faite pour les élites, l’Europe apparaît à tort comme étant un projet de l’élite de l’Europe. C’est la grande affaire des gens ordinaires.

Hervé Béroud: C’est un déficit d’explication alors.

Jean-Claude Juncker: Enfin, il est toujours facile de dire que c’est un déficit d’explication, mais je crois que la rhétorique de ceux qui dirigent l’Europe, très souvent, ne correspond pas à ce que les gens veulent entendre. L’Europe signifie la paix, l’Europe a été capable de rendre la paix permanente en Europe, c’est une énorme performance. L’Europe veut dire plus de progrès social et plus de progrès social partout. Le nouveau traité constitutionnel, parce qu’il soumet à une clause horizontale sociale toutes les autres politiques de l’Europe, soumet donc aux exigences sociales toutes les autres politiques de l’Europe, ce qui n’a jamais été le cas jusqu’à présent, nous permettra de bâtir en Europe un socle des droits sociaux minimaux, c’est à quoi Delors, moi-même, d’autres, avons toujours rêvé. L’Europe, telle qu’elle se dessine dans le nouveau traité constitutionnel, arrivera à décider plus rationnellement, plus démocratiquement et plus efficacement. Je ne vois pas quels seraient les éléments dans ce traité constitutionnel qui, par rapport aux traités que nous avons à l’heure actuelle, obligeraient l’Europe à reculer devant les ambitions qui ont toujours été les siennes. Je crois que le nouveau traité constitutionnel nous permet plus d’Europe et plus de bonne Europe.

Hervé Béroud: Vous êtes président en exercice de l’Union européenne. Lundi prochain, si le "non" gagne en France, que faites-vous ?

Jean-Claude Juncker : Enfin, je suis résolu, et tous les entretiens téléphoniques que j’ai eus avec les autres collègues sur l’Europe, des chefs d’État et de gouvernement, puisqu’elle existe, me confortent dans cette opinion, je dirai dimanche soir, si jamais le "non" devait passer, ce que je n’espère pas, que nous allons continuer le processus de ratification dans les autres États membres. Déjà certains États membres ont ratifié le traité constitutionnel, d’autres, les Néerlandais, nous-mêmes les Luxembourgeois, nous aurons un rendez-vous avec le suffrage universel au cours des semaines à venir. Nous continuerons à essayer de ratifier et de faire adopter par nos démocraties locales, si vous me permettez cette expression, ce traité constitutionnel.

Hervé Béroud: Laurent Fabius dit ce matin dans Le Parisien, si le "non" gagne dimanche, la France sera toujours au cœur de l’Europe.

Jean-Claude Juncker: Très sincèrement et en dépit de tout le respect, de l’amitié que j’ai pour Laurent Fabius, je ne le crois pas. La France est faite pour diriger, pour mener, pour conduire, pour être le guide. Si la France, dimanche, suivant plus un contexte qu’un texte constitutionnel en l’occurrence devait dire "non", je crois que nous perdrions plusieurs années avant de trouver la force dans tous les pays membres de l’Union européenne, qui d’ici quelques années sera une Union européenne à Vingt-sept. Je doute fort que nous trouvions la force pour nous remettre autour des tables pour renégocier un autre traité, que de temps perdu, que de chances perdues, que d’opportunités manquées.

Si la France dit "oui" dimanche, la France réaffirmera son rôle de meneur de toujours, la France sera forte en Europe et elle permettra de faire des choix européens de foi française. Comme les choix français ne sont guère différents des choix que nous-mêmes, ceux qui aiment la France, voudraient voir l’Europe adopter, nous espérons de tout cœur que la France dira « oui », parce qu’il n’y a aucune chance de renégocier, parce qu’on ne sait pas avec qui renégocier, on ne sait pas sur quoi renégocier.

Hervé Béroud: Aucune chance de renégocier, dites-vous, mais il faudra bien faire quelque chose avant d’avancer, on ne restera pas au statu quo.

Jean-Claude Juncker: Nous retomberions sur le traité de Nice et sur, en dépit des mérites que ce traité peut avoir, sur ses faiblesses, sur ses lacunes. Le traité de Nice n’est pas fait pour une Europe élargie à Vingt-cinq, n’est pas fait pour permettre à l’Europe de répondre présent à ses ambitions qui datent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Je crois que le traité de Nice, si vous me permettez l’expression, est trop faible pour permettre à l’Europe d’intervenir en tant que partenaire fort sur la scène politique internationale.

Et donc, je crois que la seule possibilité que nous ayons en Europe pour avancer vraiment, et d’un point de vue social, et d’un point de vue des coordinations des politiques économiques, et d’un point de vue de la réaffirmation plus forte que jusqu’à présent, est que le rôle international de l’Europe passe par un « oui » français. Si la France devait dire "non", nous allons continuer le processus de ratification, puisque plan B, il ne pourrait y en avoir, mais nous perdrions, si jamais nous n’arrivions pas à la fin, à Vingt-cinq, du processus de ratification, nous perdrions des années utiles à la construction d’une Europe plus forte, plus influente, plus solidaire, plus démocratique et plus sociale.

Hervé Béroud: Monsieur Juncker, Premier ministre du Luxembourg et président en exercice de l’Union européenne, merci beaucoup d’avoir été notre invité ce soir.

Jean-Claude Juncker: Je vous en prie.

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