Jean-Claude Juncker au sujet du résultat du référendum français sur le traité constitutionnel

Michel Apathie: Bonjour, Jean-Claude Juncker.

Jean-Claude Juncker: Bonjour.

Michel Apathie: Avez-vous eu Jacques Chirac au téléphone depuis l’annonce de la défaite en France des partisans du référendum au traité constitutionnel ?

Jean-Claude Juncker: J’ai parlé hier soir au président.

Michel Apathie: Et vous avez dit ?

Jean-Claude Juncker: Enfin, écoutez, si le président de la République parle au président de l’Union européenne et s’il s’agit d’une conversation mi-officielle mi-privée, je ne crois pas que mon rôle soit de vous dire ce que le président m’a dit.

Michel Apathie: La part officielle, Monsieur Juncker?

Jean-Claude Juncker: La part officielle, il m’a dit qu’il était attristé par le peuple des Français et il a essayé de l’expliquer et je lui ai répondu que l’Europe, que les autres pays de l’Union européenne devront poursuivre le processus de ratification. Un peuple dit "non", il faut maintenant vérifier l’attitude des autres peuples d’Europe. Neuf ont déjà dit "oui", d’autres devront faire leur choix. Il faut attendre le verdict des autres.

Michel Apathie: On comprend bien que la France ne peut pas répondre à la place des autres pays. En même temps, on n’imagine pas qu’un traité européen entre en vigueur sans que la France soit partie prenante à ce traité.

Jean-Claude Juncker: Vous répétez une évidence.

Michel Apathie: Donc, vous êtes d’accord avec moi ?

Jean-Claude Juncker: Exact.

Michel Apathie: Donc, l’Europe connaît ce matin une très grave crise, Jean-Claude Juncker ?

Jean-Claude Juncker: L’Europe, ce matin, vacille. L’Europe est comme assommée. La France s’est prononcée avec un avantage pour le "non" qui m’a surpris et qui me laisse perplexe, puisque dans l’argumentaire du "non", il y a plusieurs sous-arguments qui se trouvent être en contradiction. Il y a ceux qui pensent que l’Europe, telle qu’elle est aujourd’hui, déjà va trop loin, qu’il faut plus de France et moins d’Europe et il y a dans le camp du "non" ceux qui estiment que l’intégration européenne doit être davantage poussée, que donc, il faut plus d’Europe. Comment réconcilier la France qui veut moins d’Europe et la France qui veut plus d’Europe et qui, pour cette raison, en soi contradictoire et antinomique, veut le traité, voilà le problème qui nous est posé. Par conséquent, il faudra que nous attendions les débats chez les autres. Nous avons en Europe écouté le débat français. Il faudra maintenant que la France, qui a toujours été ouverte aux idées des autres, écoute l’échange d’idées chez les autres.

Michel Apathie: Est-ce votre conviction, Jean-Claude Juncker, que le processus de ratification qui va se poursuivre, par exemple verra en Angleterre Tony Blair organiser aussi un référendum ? Vous le souhaitez ou vous souhaitez que ce soit différent en Angleterre ?

Jean-Claude Juncker: Je le souhaite, puisque lorsque nous avons signé le traité, nous avons retenu par écrit que si un pays ou plusieurs disaient "non", que le Conseil européen, en novembre 2006, devra se réunir pour se saisir de la question. Le cas présent donc a été prévu, mais il n’a pas été prévu comment il faudrait que nous apportions une réponse au problème qui nous est posé aujourd’hui par la France.

Michel Apathie: Il faut que vous compreniez quand même que ce traité était quasi-mort après le refus de la France, l’Europe aura perdu une année et demie en attendant la fin du processus de ratification.

Jean-Claude Juncker: Nous entrons dans une période d’incertitude et d’insécurité. L’impact sur le développement économique de l’Europe ne pourra pas être positif. Ceux qui nous observent de loin ne savent plus vers où nous voulons aller. Si nous devions, ce que nous ne pourrons pas, renégocier le traité, il faudra qu’un jour nous trouvions autre chose. Nous aurons perdu d’ici là de dix à quinze années.

Michel Apathie: Nous sommes sur antenne, Jean-Claude Juncker, avec Alain Duhamel et Laurent Joffrin, deux journalistes français que vous connaissez bien. Alain Duhamel.

Alain Duhamel: Oui, moi je voudrais que Monsieur Juncker, qui connaît très bien la politique française, mais qui connaît aussi très bien la politique européenne, nous dise exactement comment il évalue maintenant la position de la France en Europe.

Jean-Claude Juncker: Le président, hier soir, a dit que la France gardera toute sa place en Europe et qu’il s’apprête à défendre les intérêts français, qui ne sont pas nécessairement le contraire des intérêts européens. Lors du Conseil européen… [est interrompu]

Alain Duhamel: Qu’est-ce que vous en pensez ?

Jean-Claude Juncker: Enfin, je vais vous dire, la position de la France ne sort pas renforcée du verdict d’hier et la position de ceux qui, par tradition, par affinité, par sentiments profrançais, depuis toujours essaient de convaincre ceux qui ne partageaient pas la vision française des choses et la justesse du point de vue français, la position de ceux-là, c’est la nôtre, elle aussi est affaiblie. L’Europe, après ce verdict, sera tout, sauf plus sociale.

Michel Apathie: Laurent Joffrin, rédacteur du Nouvel Observateur.

Laurent Joffrin: Monsieur Juncker, je crois que vous reconnaissez à mots couverts que le traité est pratiquement moribond et qu’à ce moment-là, il faut continuer comme si de rien n’était ou bien est-ce qu’il ne faut pas essayer de réfléchir dès maintenant à [mettre en place] une solution alternative par exemple, une fois que quelques autres votes auront eu lieu, parce qu’on doit craindre maintenant une contagion ? Une fois que ces votes auront eu lieu, est-ce qu’il ne vaut pas mieux ramasser le projet, le reprendre, le raccourcir en sorte qu’il y ait moins d’opposition et qu’on se mette d’accord sur quelque chose qui désarme ceux qui trouvent qu’il y a trop d’Europe, ceux qui trouvent qu’il n’y en a pas assez et avec quelques principes simples, un texte beaucoup plus court, beaucoup plus clair ?

Jean-Claude Juncker: L’arrogance à l’égard de la France, l’arrogance des autres à l’égard de la France, voudrait que nous continuions comme si rien ne s’était passé, l’arrogance… [est interrompu]

Laurent Joffrin: Ah non, je ne parle pas d’arrogance.

Jean-Claude Juncker: L’arrogance à l’égard des autres voudrait surtout à l’égard de ceux qui, neuf, ont déjà ratifié, vous voulez que nous reprenions à zéro le processus constitutionnel. Il faut parfois savoir avouer qu’on ne sait pas trop bien quoi faire. Par conséquent, avant d’agir, il faut réfléchir. C’est ce que nous ferons lors du Conseil européen du 16  et 17 juin prochain.

Michel Apathie: Le 4 juillet, je crois, en tout cas début juillet au Luxembourg aura lieu un référendum, vous l’avez souhaité ainsi, Jean-Claude Juncker. Il n’y a pas eu de référendum, je crois, depuis les années 30 au Luxembourg. Pour le référendum sur le traité constitutionnel, pensez-vous que le "non" français puisse influencer vos compatriotes ?

Jean-Claude Juncker: Nous aurons notre référendum au Luxembourg le 10 juillet. Il est évident, vu la proximité immédiate entre la France et le Luxembourg, que le débat français va rejaillir sur la situation luxembourgeoise, il l’a déjà fait. Le camp du "oui" a beaucoup de difficultés à se faire comprendre, suite aux échanges qui ont eu lieu en France et suite au drôle verdict d’hier soir. Je voudrais dire ceci : je crois que la marche vers plus d’Europe est inscrite dans le parcours de l’histoire. Nous aurons perdu probablement beaucoup d’années avant de nous ressaisir et je ne voudrais pas que ma génération soit la dernière à avoir pu caresser le rêve européen. Je suis convaincu que ceux qui viendront après nous, d’ici 10, 15, 20 années, n’auront plus la force, parce que plus la mémoire, pour faire en sorte que l’Europe évolue vers plus d’intégration. C’est une difficulté majeure que celle que la France nous laisse depuis hier soir.

Michel Apathie: Merci d’avoir été avec nous ce matin Jean-Claude Juncker, président du Conseil européen, et vous étiez en duplex depuis Bruxelles.

Jean-Claude Juncker: Merci à vous.

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