Jean-Claude Juncker au sujet de la fin de la Présidence luxembourgeoise

Laurent Haulotte: Jean-Claude Juncker, qui achève aujourd'hui son mandat à la Présidence du Conseil européen, est notre invité pour une interview enregistrée un peu plus tôt dans la journée. Monsieur Juncker, merci, d'avoir accepté notre invitation. Six mois de Présidence, une fin agitée avec les rejets en France et aux Pays-Bas de la Constitution européenne, le blocage sur le prochain budget de l'Union européenne. Alors, que ressentez-vous aujourd'hui en quittant ce mandat de président du Conseil de l'Union européenne ? Est-ce-ce que c'est de l'amertume, de la fatigue ou, au contraire, du soulagement de l'avoir terminé?

Jean-Claude Juncker: C'est du soulagement d'abord et une certaine satisfaction ensuite, parce que nous avons été à même de conduire, à bon port, un certain nombre de dossiers: la reforme du pacte de stabilité et de croissance, une décision en perspective importante sur la croissance de l'aide publique au développement en Europe, la reformulation, la modernisation de la stratégie de Lisbonne. Donc tout cela me paraît constituer un bilan dont il ne faut pas rougir. Il est vrai [interrompu]

Laurent Haulotte: Vous ne craignez pas qu'on ne retienne que les deux évènements que j'ai cités au début de cette interview?

Jean-Claude Juncker: Très probablement. Mais cela, nous, on lèvera rien à la satisfaction qui est la mienne d'avoir pu faire avancer l'Europe sur d'autres points. Il est vrai que j'aurai voulu la faire avancer sur le plan financier budgétaire également.

Laurent Haulotte: En ce qui concerne les "Non" français et néerlandais au projet de constitution européenne, quelle leçon en retenez vous?

Jean-Claude Juncker: Plusieurs. Je crois que nous avons commis tous l'énorme faute de parler insuffisamment de l'Europe et surtout de ne pas expliquer l'Europe lorsqu'elle fonctionnait convenablement bien. Ensuite, certains de nos gouvernements ont ajouté à cette première faute une deuxième, en rendant responsable toutes les décisions difficiles, sur le plan intérieur, l'Union européenne, en donnant l'impression qu'on s’est obligé, parce que l'Europe le voudrait, de faire ceci et d'entamer des reformes. En plus, je crois que nous n'avons pas suffisamment expliqué, ni aux Français, ni aux Néerlandais, que ce traité constitutionnel était le fruit d'un long travail, que son principal mérite est d'avoir vu le jour parce que mettre d'accord 25 gouvernements qui reflètent au moins une centaine de sensibilités politiques sur un même texte n'est pas chose facile.

Laurent Haulotte: Est-ce que vous n'avez pas le sentiment que les dirigeants européens sont plus en face avec les Européens, en tout cas ce qui concerne la communication. Est-ce qu'on parle encore le même langage?

Jean-Claude Juncker: Je crois qu'on ne peut pas réduire au seul phénomène de communication ratée les référenda négatifs aux Pays-Bas et en France. Je crois qu'il y a en Europe, d'une façon générale et dans tous nos pays, deux sensibilités de l'opinion publique, lorsqu'il s'agit de la communication : Il y a le camp de ceux qui estiment que déjà aujourd'hui l'intégration européenne va trop loin, que Bruxelles dicte trop, sinon tout. Et puis il y a ceux, j'en fais partie, qui estiment que l'intégration européenne a encore des progrès à faire. Et ces deux camps, ces deux quartiers de l'opinion publique sont devenus incapables de se parler vertueusement. Et donc l'action politique doit être celle qui consiste à jeter le pont entre ces deux quartiers de l'opinion.

Laurent Haulotte: Est-ce que malgré tout vous êtes confiant pour le referendum qui va se tenir très bientôt, dans moins de deux semaines, chez vous, au Luxembourg?

Jean-Claude Juncker: Nous aurons notre referendum le 10 juillet, ce sera le premier referendum depuis 1936. Et le résultat sera, comme on dit dans les émissions sportives, très étroit, parce que le "Oui" et le "Non" ont, à peu près, acquis la même importance dans l'opinion publique.

Laurent Haulotte: Vous envisagez toujours de démissionner si vos compatriotes disent "Non"?

Jean-Claude Juncker: J'ai signé, après l'avoir négocié au nom de mon pays, un traité constitutionnel. Si les citoyens luxembourgeois me font savoir que je n'aurai pas dû signer ce traité, je crois que je dois au respect du suffrage universel et des citoyens d'en tirer les conséquences.

Laurent Haulotte: Un mot aussi sur le blocage du budget européen. Vous avez décoché quelques flèches vers Tony Blair, le Premier ministre britannique, qui va vous succéder d'ailleurs, demain à la Présidence du Conseil européen. Il s'est expliqué ensuite. Est-ce que vous êtes toujours fâché sur lui après ses explications?

Jean-Claude Juncker: Enfin, le problème ne se pose pas en ces termes. Nous avions proposé en temps de Présidence luxembourgeoise des perspectives financières, donc un volume budgétaire pour la période 2007-2013 qui aurait vu diminuer la dépense agricole, comme souhaité par les Britanniques, de 17 pourcent de l'Union européenne des 15 et de 5 pourcent pour l'Union européenne des 27. Nous avons voulu augmenter le crédit pour la lutte contre la criminalité de 15 pourcent pour la recherche d'un pourcentage important. Nous n'avons pas voulu casser les instruments de solidarité et donc voulu maintenir en place les grandes politiques de cohésion. On n'a pas voulu cela [interrompu]

Laurent Haulotte: Tony Blair n'a pas voulu?

Jean-Claude Juncker: Il n'a pas compris le charme de nos propositions.

Laurent Haulotte: Un tout dernier mot, Monsieur Juncker, vous êtes un Européen convaincu, on l'a bien compris. Vous êtes jeune, 50 ans, si je suis bien renseigné, et vous quittez la Présidence sur un échec, même si vous dressez un bilan positif. La dernière partie c'est un échec. Est-ce qu'on vous reverra de haute fonction européenne? Ou est-ce que vraiment vous en êtes, si j'ose dire, dégoûté?

Jean-Claude Juncker: Non, je ne suis pas dégoûté de la chose européenne. J'étais triste, parce que nous n'avons pas été à même de nous montrer à la hauteur, tous, moi aussi, et que nous avons vu les nouveaux pays membres nous dire, nous pays membres, nouveaux, pauvres, nous allons renoncer à toutes les offertes financières que la Présidence vient de nous faire si vous, qui êtes plus riches, vous avez besoin de plus d'argent pour vous mettre d'accord entre vous, vous en avez honte. Mais je reste déterminé, on ne va pas m'empêcher de nourrir de grandes ambitions européennes, non pas pour ma personne, mais pour ce continent. Si nous n'arrivons pas, notre génération, à faire en sorte que l'intégration européenne devienne irréversible, ceux qui d'ici 20 ou 30 années après nous et qui ne sauront plus qui était Hitler et qui était Staline, ne trouveront plus la force, parce que n’ayant plus la mémoire collective suffisante pour relancer l'Europe. Alors mieux vaut le faire aujourd'hui que jamais.

Laurent Haulotte: Merci à Jean-Claude Juncker, pour cette interview.

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