Jean-Claude Juncker au sujet du référendum sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe

Danièle Fonck: Comment se sent-on après six mois de Présidence?

Jean-Claude Juncker: La Présidence est toujours une contrainte très lourde, psychique aussi bien que physique d'ailleurs. Mais c'est également une période de grande excitation. A la fin de cette Présidence - qui fut fatigante - et à la lumière de la somme des décisions que nous avons prises, je suis globalement satisfait. Cela n'exclut pas cependant la déception que j'éprouve quant à l'échec sur les perspectives financières.

Danièle Fonck: Nous sommes le samedi matin et je vois ici plein de caméras qui vous attendent. Quand avez-vous passé votre dernier week-end à vous reposer?

Jean-Claude Juncker: Je peux vous le dire avec précision: en octobre 2002.

Danièle Fonck: Quels aspects positifs retenez-vous de cette Présidence?

Jean-Claude Juncker: Nous avons réussi à réformer le pacte de stabilité et de croissance. Sujet, je vous le rappelle, lourd de controverses pendant plusieurs années. C'était une véritable gageure, mais nous y sommes parvenus.

L'Union européenne a réussi à remettre sur orbite l'aide publique au développement dans une situation conjoncturelle très délicate. Nous sommes également parvenus à réformer la stratégie de Lisbonne en y apportant les modernisations économiques nécessaires. Nous avons réussi à imposer la cohésion sociale comme la véritable finalité de la réforme économique et cela contre l'avis de la commission, contre l'avis de la Grande-Bretagne et contre l'avis de l'Allemagne.

Il faut ajouter à cela que nous sommes parvenus à faire adopter à I'UE une position commune sur le changement climatique. Que par ailleurs des progrès ont été faits en matière de lutte contre la criminalité et dans le domaine du développement durable.

Danièle Fonck: Bilan pourtant terni par l'échec du sommet de Bruxelles?

Jean-Claude Juncker: Les bilans se jugent dans la durée. On verra dans les prochaines années que les décisions prises sous Présidence luxembourgeoises resteront la référence sur laquelle on se basera pour les prochaines discussions.

Danièle Fonck: Pourtant le nouveau président du conseil Tony Blair essaie de se présenter comme le réformateur de I'UE. Il invoque une vieille et nouvelle Europe. N'appartenons-nous pas à cette vieille Europe?

Jean-Claude Juncker: Je regarde cela avec amusement. Il est assez curieux de voir quelqu'un se présenter comme le champion des modernisateurs sans pourtant préciser sur quoi il veut moderniser. Mais bien sûr, celui qui se présente comme le réformateur recueille toujours les applaudissements de la foule. Mais gare! Les gens applaudissent l'artiste, pas la performance. Blair a créé un problème: qu'il le résolve.

Danièle Fonck: Comment jugez-vous la proposition de Blair d'organiser un sommet informel à l'automne?

Jean-Claude Juncker: Il n'invente rien. Cela avait été suggéré à Bruxelles. L'ironie, c'est que lui qui ne voulait pas avoir deux conseils lors de sa Présidence, il en aura trois à présent.

Danièle Fonck: Revenons à vous. Ne risque-t-on pas de devenir un "autiste", à force de ne fréquenter que des politiques et des technocrates? Ne perd-on pas le sens des réalités? Ne s'éloigne t-on pas des préoccupations des gens?

Jean-Claude Juncker: Pensez-vous! Je ne fais pas 100 mètres dans la rue sans que quelqu'un ne m'aborde et ne m'expose son point de vue sur tel ou tel sujet. Au Luxembourg, les gouvernants sont plus proches des gouvernés que dans n'importe quel autre pays du monde.

Prenez Chirac ou Schröder par exemple: jamais personne ne les arrête dans la rue. Je me sens donc parfaitement bien informé des préoccupations de l'homme de la rue. L'erreur, c'est de croire qu'en tant qu'homme politique on est en déphasage seulement parce qu'on n'est pas toujours de l'avis du grand nombre. Etre un homme politique, c'est aussi être parfois contre l'opinion commune.

Danièle Fonck: Est-ce que le fait d'être omniprésent dans les médias - notamment dans les médias audiovisuels - n'est pas finalement contre-productif?

Jean-Claude Juncker: Je n'aime pas les médias audiovisuels. Ils sont incontournables, certes, mais ce qu'ils produisent, c'est plutôt une vérité "atmosphérique" que factuelle. Il est impossible de rendre compte de la complexité d'un phénomène dans un entretien télévisé par exemple.

Laissez-moi vous donner cet exemple. Lors de la Présidence, CNN m'avait demandé de résumer la politique européenne... en 48 secondes. Bien évidemment, je leur ai dit que dans ces conditions je renonçais à l'interview.

Danièle Fonck: Venons-en au référendum du 10 juillet. Pourquoi avoir soumis la ratification du Traité constitutionnel à un référendum? Pourquoi au vu des circonstances l'avoir maintenu?

Jean-Claude Juncker: Souvenez-vous qu'à la fin du travail de la Convention, ici au Luxembourg, tout le monde - y compris les journalistes - se sont prononcés pour le référendum. La même chose vaut pour les socialistes. Il y avait une sorte de consensus autour de l'idée de référendum.

Danièle Fonck: Mais en tant que pouvoir politique vous auriez pu refuser. Les Luxembourgeois l'auraient accepté.

Jean-Claude Juncker: Vous imaginez la réaction! Mais toute la presse se serait déchaînée contre moi. D'ailleurs le référendum avait été décidé avant les élections législatives. Tout le monde savait à quoi s'en tenir.

Danièle Fonck: Pourquoi ne pas avoir annulé ou reporté le référendum après le sommet de Bruxelles comme l'ont fait les autres pays. Initiative qui aurait été d'autant plus heureuse qu'elle aurait laissé le temps au gouvernement de modifier le cadre législatif pour permettre aux résidents européens étrangers de participer également au vote.

Jean-Claude Juncker: C'est une naïveté du premier degré. A un moment où le camp du non gagnait en influence, le fait d'intégrer le corps électoral communautaire aurait entraîné des commentaires dans l'opinion publique luxembourgeoise que je n'ose même pas imaginer.

Et puis, je vous ferais remarquer que c'est le Parlement qui, à la lumière des événements du sommet de Bruxelles, a décidé de maintenir le référendum. Je n'ai pas voulu m'immiscer dans cette décision.

Danièle Fonck: Pourquoi ?

Jean-Claude Juncker: Lorsqu'on a l'impression - comme je l'ai eue - qu'un débat se focalise plus sur une personne que sur un enjeu réel, il est bon que cette personne se tienne à l'écart. Aussi est-ce pour des raisons de "salubrité politique" que je n'ai pas voulu intervenir. C'est donc le Parlement qui, ayant jugé que le débat avait atteint un certain degré de maturité, a décidé de maintenir le référendum. J'en prends acte.

Danièle Fonck: Mais l'erreur initiale n'était-elle pas de lier le résultat du référendum à votre propre sort.

Jean-Claude Juncker: Ecoutez: lorsqu'on m'a posé la question au mois de décembre de savoir ce que je ferais si le non l'emportait, j'ai dit que je démissionnerais. Je considère qu'un "non" ne me permettrait pas de défendre les intérêts des Luxembourgeois en Europe. J'ai négocié le traité avec Madame Polfer; je l'ai signé avec Monsieur Asselborn. J'ai engagé la responsabilité du pays. Si le peuple venait à désavouer ce traité, j'en tirerai la conséquence logique. Ceci dit, avec le recul, je me dis que c'était une erreur politique de le dire. C'était une réaction spontanée; j'ai l'habitude de dire ce que je pense.

Danièle Fonck: Deux hypothèses: la première, le non l'emporte. N'est-ce pas alors le gouvernement et le Parlement qui devraient démissionner.

Jean-Claude Juncker: Je vous ai dit ce que je ferai en cas de non. Quant aux autres, c'est à eux de voir. Je ne peux pas m'exprimer en leur nom.

Danièle Fonck: Deuxième hypothèse; le oui l'emporte avec une petite majorité. Qu'en est-il alors de la représentativité de la Chambre?

Jean-Claude Juncker: D'abord, je pense que la composition du Parlement ne représente jamais tout à fait fidèlement l'état du débat sociétal. Il n'y a rien d'extraordinaire à cela. Mais je crois également que la frontière qui sépare le débat européen et le débat politique intérieur est fictif; les deux sont toujours intimement liés.

Danièle Fonck: N'est-il pas frappant que l'UE a du mal à atteindre les jeunes gens?

Jean-Claude Juncker: Par expérience, je sais que lors des dix dernières années, il y a un manque d'enthousiasme flagrant pour la cause européenne.

Danièle Fonck: C'est grave pour le futur de l'Europe ?

Jean-Claude Juncker: Depuis trois ans, je répète la chose suivante: notre génération est la dernière qui puisse rendre irréversible le processus européen. Et cela tout simplement parce que notre génération est le légataire de la mémoire collective de la dernière Guerre mondiale. Pour ceux qui gouverneront en 2030, cela n'aura plus aucune réalité. De nos jours déjà, 80% des jeunes Autrichiens ne savent plus qui était Himmler ou Goebbels. Et à ceux qui prétendraient que cela ne pourra plus jamais arriver, je rappellerais qu'il y .a dix ans à peine, les Balkans ont connu la réalité de la guerre; les camps, les meurtres, les viols. Seule l'idée d'une Europe pacificatrice peut garantir que cela ne se reproduira plus.

Danièle Fonck: Mais ce ne sont pas seulement les jeunes qui disent vouloir voter non. De plus en plus de personnes âgées font de même.

Jean-Claude Juncker: Mais il y a toujours eu deux camps. Le camp de ceux qui pensent que l'Europe telle qu'elle est aujourd'hui est allée trop loin et celui des gens qui pensent que le processus d'intégration doit aller plus loin encore.

Beaucoup de personnes âgées sont d'avis qu'il ne faut pas aller plus loin. Mais l'élargissement actuel répond toujours à la même nécessité: garantir la paix. Les gens sont mal informés sur les choses européennes.

Danièle Fonck: La faute aux médias luxembourgeois ?

Jean-Claude Juncker: Non, les gens ne lisent pas leurs journaux. Il n'y a pas d'autre pays européen qui publie autant d'articles sur I'UE, sur l'élargissement, sur l'euro, etc. Mais le travail d'information doit être constant. Je me dis parfois que j'aurais dû plus encore insister sur les bienfaits de l'euro pour l'économie luxembourgeoise. Les gens ont tendance a l'oublier, mais sans euro nous aurions eu un ballet incessant de dévaluations et sans doute plus de chômeurs. Nous sommes aujourd'hui copropriétaires d'une des monnaies les plus fortes de la planète. C'est tout de même quelque chose.

Danièle Fonck: L'euro d'accord, mais l'élargissement ?

Jean-Claude Juncker: Il y a eu une véritable explosion d'États en Europe ces dix dernières années. Nous ne pouvions faire autrement que d'offrir à ces pays des perspectives d'adhésion.

Objectivement, l'élargissement s'est fait trop vite. Mais si nous ne l'avions pas fait, nous aurions couru le risque de voir des conflits frontaliers exploser avec tous les risques que cela comporte. Il y a 30 ans, l'Espagne et le Portugal étaient encore des dictatures. Aujourd'hui ce sont des démocraties européennes.

L'UE est un facteur de stabilité. Et puis, faut-il rappeler qu'une grande partie de notre commerce extérieur se fait avec les dix nouveaux pays de I'UE?

Danièle Fonck: Mais les gens ont peur que ces nouveaux pays nous tirent vers le bas sur le plan social.

Jean-Claude Juncker: Je peux comprendre ces peurs. Mais c'est le contraire qui est vrai. Socialement, nous tirons ces pays vers le haut.

Danièle Fonck: Et les délocalisations?

Jean-Claude Juncker: Bien sûr. Encore une fois, je comprends ces peurs. Les délocalisations sont un phénomène important, mais marginal.

Et puis, il faut être honnête: une grande partie de notre richesse au Luxembourg est le fruit de délocalisations; Goodyear, les banques allemandes ... ce sont en quelque sorte des délocalisations. Mais tout le monde semble trouver cela normal.

Danièle Fonck: Venons-en à la politique agricole commune. Le Royaume-Uni veut une réforme de fond. Qu'en pensez-vous ?

Jean-Claude Juncker: Dans les années 50, l'Europe était dépendante d'importations agricoles.

Depuis, la PAC nous a donné l'abondance et la sécurité alimentaire. Remettre en cause la PAC comme veulent le faire les Britanniques, ce serait la plus grande "délocalisation" qu'ait connue l'Europe. A qui bénéficierait une telle réforme? Aux consortiums nordaméricains. Les conséquences en seraient dramatiques. Je ferai tout pour faire échouer une réforme qui détruirait la PAC.

Danièle Fonck: Quand le traité constitutionnel entrera-t-il en vigueur?

Jean-Claude Juncker: J'ai dit après le sommet de Bruxelles qu'à mon avis ce traité n'entrera en vigueur qu'en 2009.

Danièle Fonck: Donc le Premier ministre luxembourgeois ne pourra pas devenir le tout premier président de I'UE?

Jean-Claude Juncker: Faut-il que je dise déjà ici ce que j'entends faire en 2010! Je suis un homme libre. Et puis, entre nous, j'ai été un des rares à m'opposer à ce poste de président.

De toute façon ce n'est pas un poste intéressant, contrairement à celui de président de la Commission.

Danièle Fonck: A présent que la Présidence est terminée, à quels sujets de politique intérieure allez vous donner votre priorité?

Jean-Claude Juncker: J'ai convoqué le gouvernement à Senningen les 13 et 14 juillet prochains pour évoquer en toute tranquillité la situation du pays et pour définir l'agenda des réformes que nous devrons entreprendre. Nous aurons deux autres réunions, l'une en septembre, l'autre au mois d'octobre au cours desquelles nous discuterons de l'avenir du pays. Le 13 octobre je ferai une déclaration de politique générale.

Sans préjuger des résultats de ces discussions, je pense que l'un des grands thèmes sera l'implantation de la nouvelle stratégie de Lisbonne. Je convoquerai d'ailleurs à ce sujet, séparément, les syndicats et le patronat.

Danièle Fonck: Prendrez-vous des vacances?

Jean-Claude Juncker: Pour la première fois depuis dix ans, je vais prendre deux semaines de vacances au mois d'août.

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