François Biltgen: Recherche de l'excellence

Josée Hansen: Quel est pour vous, le principal argument qui parle en faveur de l'Université du Luxembourg, qui justifie son existence ?

François Biltgen: Dans le monde dans lequel nous vivons, l'université est un moteur de développement économique et social. Au Luxembourg, peu de gens ont un diplôme universitaire, le fait que nous ayons maintenant une université peut aussi motiver plus de jeunes à faire des études universitaires.

Parmi les arguments des adversaires de l'Université du Luxembourg, il y en a deux que j'ai toujours considérés comme étant vraiment à prendre au sérieux : d'une part celui qu'il est important pour un jeune de partir de chez lui, de vivre ailleurs durant quelque temps. Et de l'autre celui du danger de reproduire toujours le même savoir, en vase clos, pour une élite stérilement formée dans un même moule. C'est pour cela que nous avons inscrit dans la loi que la mobilité est obligatoire et que l'enseignement doit être multilingue à l'Université du Luxembourg. Ce multilinguisme m'importe vraiment, car il peut faciliter la transidon vers des universités internationales.

Le fait qu'il y ait une université devant leur porte peut faciliter l'accès aux études supérieures à beaucoup d'étudiants luxembourgeois. Mais attention : il ne faut pas pour autant que l'Université du Luxembourg devienne une "université dépotoir" ou un alibi, nous devons établir des critères d'entrée élevés pour les étudiants autochtones et étrangers, parce que nous voulons une université d'excellence.

Josée Hansen: Beaucoup d'observateurs internes et externes à l'Université avaient très peur l'année dernière, au moment du départ de votre prédécesseure Ema Hennicot-Schoepges (CSV), persuadés que cela signifiait aussi la fin du soutien politique au projet... L'Université a survécu et elle commence cet automne à vraiment fonctionner, entrant de plain-pied dans le processus de Bologne et le système de diplôme LMD, licence, master, doctorat ? Est-ce une aubaine que de pouvoir construire une université selon un nouveau système européen de formation universitaire ?

François Biltgen: Je tiens à souligner que seuls quelques journalistes donnaient l'Université du Luxembourg pour morte avec le changement de responsable politique... L'actuel gouvernement a inscrit son engagement pour une petite université d'excellence, centrée sur la recherche, dans son accord de coalition d'août 2004. Les critères de Bologne quant à eux sont inscrits dans la loi de 2003 portant création de l'Université et, bien sûr, c'est une aubaine de pouvoir prendre ce départ dans un tout nouveau système, sans devoir changer de vieilles structures. Cela facilite beaucoup de choses. Encore faudrat-il que l'État lui-même adapte toutes ses lois par rapport à ces nouveaux diplômes, que nous considérions par exemple maintenant un bachelor comme un diplôme universitaire autonome et final qui ouvre sur une carrière spécifique lors de recrutements auprès de l'État, et que nous arrêtions de parler en termes de bac plus X.

Josée Hansen: Le recteur de l'UdL Rolf Tarrach a demandé un budget de près de 50 millions d'euros, soit une augmentation de 17 millions par rapport à cette année, pour 2006, afin de pouvoir suivre le programme de développement de l'Université. Les recevra-t-il ?

François Biltgen: Il est trop tôt pour parler en chiffres concrets ; nous le saurons lors du dépôt du budget de l'Etat pour l'année prochaine, le 19 octobre prochain. Les procédures sont encore en cours. Ce qui est sûr, c'est que le budget de l'Université du Luxembourg doit être calculé notamment par rapport à son activité de recherche, qu'il faut développer, et que ce budget doit impérativement augmenter, c'est une des priorités du gouvernement.

Josée Hansen: A propos de la recherche : les Centres de recherche publics (CRP), qui sont les plus actifs dans le domaine, ne tombent pas sous les critères de la loi de 2003 et gardent jalousement leur autonomie. De l'autre côté, l'Université va maintenant créer son propre département de recherche. Comment est-ce que ces deux entités doivent travailler ensemble, selon vous ? Quel peut être le lien entre les CRP et l'UdL ?

François Biltgen: L'Université du Luxembourg va désormais avant tout recruter des enseignants-chercheurs, c'est-à-dire des personnes qui fassent de la recherche et enseignent en parallèle. Mais il est vrai que nous devons réorganiser le secteur de la recherche au Luxembourg, essayer de mieux structurer les différents projets, mieux coordonner les activités de chacun. Il faudra que nous établissions des axes prioritaires de recherche dans lesquels nous voulons atteindre l'excellence. Nous ne pouvons pas dépenser l'argent tous azimuts.

Tous les acteurs de la recherche devront mieux coordonner leurs activités, il n'y a aucun doute à cela. Le gouvernement a commandité une étude sur la recherche au Luxembourg à I'OCDE, dont nous recevrons les résultats en décembre ou en janvier, et le FNR est en train de faire sa propre étude. Ma collègue, la secrétaire d'État à la Recherche et à l'Enseignement supérieur, Octavie Modert (CSV), et moi, allons prendre les décisions qui s'imposent sur base de ces résultats, en début de l'année prochaine.

Toutefois, ce qui est déjà sûr, c'est que nous ne voulons absolument pas abolir les CRP, qui ont leur rôle à jouer notamment dans le transfert de compétences, mais plutôt chercher des rapprochements. Ainsi, à l'instar de la Luxembourg School of Finance, le Liasit (Luxembourg International Advanced Studies in Information Technologies, ndlr.), qui se consacre à la sécurité informatique, le laboratoire de droit économique seront intégrés dans l'UdL, mais pas absorbés et continueront de collaborer avec le secteur privé. Ou regardez les activités du CRP Henri Tudor : il fait beaucoup d'innovation appliquée qui est extrêmement importante pour notre économie et pour beaucoup de PME, qui n'ont pas les moyens d'investir ellesmêmes dans la recherche - il serait faux de vouloir intégrer ces activités de recherche-là à l'UdL. De même les CRP Santé et Gabriel Lippmann ont d'ores et déjà développé certains pôles de recherche d'excellence qui ne peuvent nullement être intégrés actuellement dans l'université.

Josée Hansen: Revenons à l'Université : ses premières difficultés sont bassement pratiques, elle manque de structures administratives, mais aussi de locaux... Où en sont les discussions sur le site unique à Luxembourg-ville et où en sont la Cité des sciences à Esch et le projet de bibliothèque universitaire - dont on n'entend plus parler ? Est-ce que vous vous êtes fixé un échéancier selon lequel vous voulez avancer ?

François Biltgen: En ce qui concerne le deuxième site unique, celui de la capitale, le gouvernement va prendre une décision dans les prochaines semaines sur base des conclusions d'un groupe de travail interministériel. Le choix est difficile, parce qu'il faut prendre en considération plusieurs paramètres, comme le prix estimé d'une telle construction, les délais dans lesquels le site serait disponible, à qui appartient le terrain, les connexions par les moyens de transport en commun. Nous voulons inscrire ce projet dans notre programmation budgétaire pluriannuelle. En ce qui concerne la Cité des sciences : le Fonds Belval est en train de la préparer.

Et pour la bibliothèque : nous voulons intégrer une partie "universitaire" dans la future nouvelle bibliothèque nationale prévue Place de l'Europe au Kirchberg. A partir de là, de cette bibliothèque centrale, nous voulons mettre en place des bibliothèques universitaires de proximité dans les facultés.

En tout cas, il est évident que nous devrons offrir, le plus vite possible, des perspectives à l'université sur le plan matériel et personnel. Cette urgence vaut aussi par exemple pour les recrutements. Nous constatons que ce ne sont pas les salaires - qui, au contraire, sont en général fort attractifs -, qui découragent les très bons professeurs de venir à l'Université du Luxembourg, mais plutôt les conditions de travail. Il faut y remédier au plus vite.

Josée Hansen: Qu'en est-il de vos relations avec le recteur de l'Université du Luxembourg, Rolf Tarrach ? Est-ce que vous êtes sur la même longueur d'onde ?

François Biltgen: Nos relations sont et ont toujours été excellentes. Il y avait eu, en revanche, au début, des tensions entre le recteur et le conseil de gouvemance, mais ces tensions sont désormais résolues. Je reste persuadé qu'il était important d'instaurer cet organe intermédiaire qu'est le conseil de gouvemance, entre le rectorat et le ministère. Car sans cela, il y aurait toujours une réelle menace de frictions politiques entre les deux instances. Grâce au conseil de gouvemance, qui est le gardien de l'autonomie de l'UdL, cette menace n'est pas donnée. Après mes récents entretiens avec le recteur, je suis d'ailleurs confiant que les relations internes à l'UdL sont désormais très bonnes, notamment grâce aux visées dynamiques et claires du recteur.

Josée Hansen: Et les étudiants ? Qu'en est-il de l'encadrement des étudiants ? Comment allezvous remédier au problème urgent de leur logement ?

François Biltgen: Nous voulons que l'Université, avec son nouveau service d'accueil des étudiants, gère ce problème : elle construira les logements avec l'aide de la SNCI. Notre objectif est d'en faire construire 600 de plus d'ici 2008 et encore une fois 600 d'ici 2010.

Josée Hansen: Alors que le slogan "s'inscrire dans la stratégie de Lisbonne" est de tous les débats politiques actuellement, une étude du Ceps vient de prouver que seuls 18 pour cent des Luxembourgeois et 21 pour cent des résidents ont un diplôme universitaire. Qu'allez-vous faire pour augmenter ce pourcentage, pour encourager plus de gens à continuer leurs études après le secondaire ?

François Biltgen: Je crois que l'Université du Luxembourg peut constituer une motivation pour les jeunes qui hésiteraient encore. Puis, en second lieu, nous devons repenser notre orientation professionnelle, motiver par exemple aussi plus déjeunes dans le secondaire classique à suivre des formations d'ingénieur - un métier qui manque vraiment de jeunes au Luxembourg. Nous devons développer des méthodes plus "pro-actives" pour sensibiliser les jeunes aux formations universitaires techniques - par exemple à la Foire de l'étudiant ou au Science Festival. Nous devons mieux orienter les étudiants vers les secteurs demandeurs de main d'oeuvre hautement qualifiée - par exemple toutes les industries productrices de pièces pour le secteur automobile, qui sont nombreuses au Luxembourg.

Josée Hansen: Selon la même stratégie de Lisbonne, les pays européens s'engagent à investir d'ici 2010 trois pour cent de leur produit intérieur brut dans la recherche, dont un en recherche publique et deux en recherche privée. Or, selon le rapport Fontagné, le Luxembourg en est à un investissement de 1,77 pour cent de son PIB, dont 93 pour cent proviendraient du secteur privé. Car la recherche luxembourgeoise a d'abord été privée avant que l'Etat s'y intéresse, le FNR n 'a été créé au 'en 1999 et va dépenser 51 millions d'euros d'ici 2009 à la disposition de projets de recherche, articulés en huit programmes thématiques. Cela ne suffira pas pour atteindre les objectifs fixés. Qu 'allez-vous faire ?

François Biltgen: Les critères que vous nommez sont en fait ceux que nous avons fixés à Barcelone. Il est vrai que la situation du Luxembourg est atypique parce que nous n'avions pas du tout de recherche publique il y a peu. C'est pour cela que la part de la recherche privée est si élevée au Grand-Duché. Les chiffres sur l'évolution des investissements publics dans la recherche prouvent cependant que la recherche publique est en progrès : en 2000, nous avons investi 28 millions d'euros, ce qui équivalait à 0,13 pour cent du PIB, pour cette annéeci, le budget de l'Etat prévoit un investissement de 82 millions d'euros dans la recherche, ce qui représente 0,3 pour cent du PIB - si nous ne devons pas revoir le PIB à la baisse (ce qui paradoxalement en ferait augmenter le pourcentage).

Toutefois, je refuse de simplement vouloir dépenser beaucoup d'argent pour remplir une norme européenne. Nous devons, encore une fois, miser sur l'excellence.

Josée Hansen: Quelles doivent alors être, à vos yeux, les relations entre l'économie privée et la recherche publique ? A quel degré est-ce que l'Université et les CRP doivent ou peuvent avoir recours à des financements - avec le risque d'un corollaire direct, celui d'un contrôle sur les résultats ? Est-ce que les projets de recherche doivent être dictés par les besoins de l'économie - avec, là encore, un risque, celui d'une dérive utilitariste ? A quel point est-ce que les résultats des recherches menées aux institutions publiques luxembourgeoises doivent par exemple aussi rester dans le domaine public et accessible au plus grand nombre ?

François Biltgen: Il revient à l'Université du Luxembourg de fixer le cadre de ses relations avec l'économie. Je sais que le recteur est en train d'élaborer une première convention, qui concerne la Luxembourg School of Finance, ce que je considère comme un bon exemple de public-private partnership. En règle générale, l'université doit voir plus loin que les seuls intérêts économiques à court terme, ses recherches doivent toujours s'inscrire dans le moyen et le long terme. Prenez encore une fois le secteur bancaire : l'Université du Luxembourg doit entamer un projet de compétence en vue de définir de nouvelles niches de souveraineté dont les banques luxembourgeoises pourraient profiter pour leur développement futur. Nous, en tant qu'Etat, devons financer un tel projet, mais ce sont les banques qui profiteront des résultats. Et en général, je pense surtout aux petites et moyennes entreprises du secteur privé : ce sont elles qui ont besoin de cette aide ; les grosses sociétés ont leurs propres départements de recherche.

Josée Hansen: Et la relation entre recherche appliquée, qui débouche sur des résultats plus immédiats et ponctuels, pratiques, et recherche fondamentale ? Avez-vous un idéal de dosage entre les deux sortes de recherche, souvent vécues comme étant antagonistes ?

François Biltgen: Je n'aime pas ces deux termes. Je préfère plutôt utiliser les termes anglais de "curiosity driven" et "user driven" - et je suis persuadé que nous avons besoin des deux formes de recherche. La recherche qui est "curiosity driven" ouvre des perspectives à plus long terme, elle est essentielle pour l'évolution d'une société et de son économie.

Josée Hansen: Certes. Mais si la recherche en sciences naturelles ou en sciences exactes se professionnalise et connaît de vrais succès, avec des chercheurs de haut niveau, si l'économie et le droit sont désormais reconnus d'utilité publique, on a l'impression que les sciences humaines, souvent des recherches fondamentales sans retombées directes, restent toujours à la traîne au Luxembourg. Quelle est l'importance que ce gouvernement accorde aux sciences humaines, à la sociologie, à la politologie ou à l'histoire par exemple ?

François Biltgen: Beaucoup d'importance. A tel point que nous avons même inscrit les sciences humaines dans notre déclaration de politique gouvernementale. Nous avons certes besoin qu'on fasse des recherches sur la société luxembourgeoise, sur son histoire, sur l'immigration. Mais je ne veux pas d'une recherche "de clocher": nous devons d'abord développer une stratégie dans laquelle seront définis les champs dans lesquels une telle recherche pourrait être innovatrice et faire figure de modèle en Europe. Il ne faut pas faire de l'art pour l'art etje refuse qu'on force les choses avant que les concepts soient mûrs.

Josée Hansen: Pour mener à bien toutes ces recherches, il faudra des chercheurs. Or, le métier n'est toujours pas très attractif pour les jeunes ; il demande de très longues études, au moins huit ans après le bac, pour finalement déboucher sur des conditions de travail précaires, pour enchaîner des contrats à durée déterminée qui ne suffisent même pas pour terminer un projet de recherche de sept ans, par exemple. Sans parler des salaires, assez, peu attrayants, surtout comparés à des bacheliers qui se sont lancés dans une carrière bancaire dix ans plus tôt... Est-ce que le ministre du Travail que vous êtes aussi entend y remédier et instaurer par exemple, de meilleures conditions de travail dans le secteur ?

François Biltgen: Cette précarité fait un peu partie du métier. En ce moment, notre priorité en matière de conditions de travail des chercheurs se situe du côté des bourses-recherche. Au début, quand nous les avons instaurées, leur niveau était correct, mais aujourd'hui, elles ne sont plus suffisantes. Nous allons mettre en place de nouveaux critères selon lesquels elles seront attribuées, c'est une de nos priorités dans la maison, actuellement. Ces bourses sont importantes, non seulement pour les jeunes chercheurs, mais aussi pour nous, parce qu'elles permettent en même temps de garder un contact avec les chercheurs luxembourgeois à l'étranger. D'ailleurs nous voulons conserver le critère de sélection qui demande que le projet de recherche pour lequel un jeune chercheur sollicite une bourse ait un lien direct avec la réalité luxembourgeoise. C'est un moyen de faire profiter le pays de ce nouveau savoir.

Il y a beaucoup de Luxembourgeois dans la recherche internationale, mais tous ne reviennent pas, loin de là. Peut-être que le décollage de l'Université du Luxembourg et l'augmentation de crédits publics pour la recherche pourront aussi contribuer à leur motivation de revenir et travailler ici, du moment que leur domaine se recouvre avec une de nos priorités. Mais il y aura toujours des chercheurs luxembourgeois à l'étranger, et cela sera une bonne chose aussi.

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