L'Europe de Jean-Claude Juncker, entre le coeur et la raison. Jean-Claude Juncker au sujet de l'actualité politique européenne

Les Echos: Le sommet de Hampton Court, jeudi, est-il une opportunité pour sortir l'Europe de la crise, ou s'agit-il d'une simple opération de marketing du Premier ministre britannique, Tony Blair?

Jean-Claude Juncker: Si l'Europe est en crise, c'est parce que nous n'avons pas su mener à bien la ratification de la Constitution européenne et que nous avons été incapables d'adopter des perspectives financières à la mesure de notre ambition pour l'Europe dans les années à venir. Le sommet de Hampton Court ne nous sortira pas de cette ornière : la Présidence britannique n'a pas souhaité que les perspectives financières figurent à l'ordre du jour, et il n'y aura pas de débat sur la Constitution. Mais à vrai dire, même si nous nous étions mis d'accord sur un examen plus approfondi des grands enjeux de l'Europe, celle-ci resterait engluée dans un magma boueux. Car au-delà de la panne constitutionnelle et financière, l'Europe traverse une crise existentielle profonde, rampante, depuis plusieurs années.

Ce sommet abordera malgré tout le défi de la mondialisation pour le modèle social européen...

J'ignore tout des questions et de la nature exacte du débat. Je vais à ce sommet comme quelqu'un qui a dû préparer un examen sans trop savoir sur quoi il porte.

Quelles sont les intentions réelles de la Présidence britannique?

S'il s'agit de discuter des grands problèmes économiques du moment, de l'impact de la mondialisation et de la nécessité de lutter plus efficacement contre la criminalité transfrontalière, il nous faut essayer de dégager une valeur ajoutée, car nous avons déjà débattu de ces sujets. Prenez la politique économique et l'impact de la mondialisation. Tout se trouve dans les conclusions du Conseil européen du 23 mars dernier sur le bilan intérimaire de l'agenda de Lisbonne. Nous avions fixé dans un document cohérent un certain nombre d'axes de travail et une centaine d'actions concrètes pour que le modèle social européen reste accessible au plus grand nombre. Si Hampton Court vise à confirmer la justesse de ce qu'on a dit en mars, ou à lui trouver un autre habillage, très bien. Cela peut intéresser ceux qu'attire le décorum. Moi, cela ne m'intéresse pas.

On assiste à l'affrontement entre "modèles" plus ou moins libéraux, anglo-saxons, rhénans. Comment définiriez-vous le modèle social européen, si tant est qu'il existe?

Il faut abandonner l'idée simpliste selon laquelle il existerait un modèle commun à toute l'Europe. Mais s'il n'y a pas identité entre le modèle rhénan, le modèle nordique et de nombreux intermédiaires, il y a une base commune autour de ce que je définirais comme "une certaine idée de l'homme qui travaille et qui vit en société". Nous ne voulons pas laisser les seules forces du marché régir l'essentiel. Le seul débat qu'il y ait entre nos gouvernements tient au dosage entre les forces du marché et le volontarisme politique. Peut-il être fixé une fois pour toutes? Non! Car il évolue au gré des circonstances et des majorités d'idées.

Il existe malgré tout un socle sodal minimum...

Je fais partie de cette vieille école – certains disent archaïque ! – qui estime que le marché n'organise pas les ambitions collectives. Demandez au marché d'offrir de la solidarité, il ne le fera pas. Mais demandez au gouvernement d'offrir de la solidarité sans tenir compte des forces du marché, il en sera incapable. Il faut trouver un point d'équilibre entre le marché et le politique. Il n'y a pas de générosité sans efficacité, mais à quoi sert l'efficacité sans générosité ? Je m'inscris en faux contre cette mode qui veut que le marché soit a priori plus important que la volonté politique démocratiquement désignée.

Peut-il y avoir générosité sans croissance ? La crise de confiance, en Europe, ne vient-elle pas d'une économie au point mort?

Je ne crois pas à cette explication. Lorsque Jacques Delors a lancé le grand marché, au milieu des années 80, nous étions en panne de croissance. C'était aussi le cas lorsqu'on a lancé l'Union économique et monétaire. Et je ne vois pas en quoi la faiblesse de la croissance peut expliquer le refus du projet constitutionnel: il aurait certainement été plus facile pour certains de dire "oui" si le chômage n'était pas ce qu'il est en France; mais aux Pays-Bas, le chômage est inférieur à 5 % et le "non" y a été plus fort qu'en France. L'économique ajoute à la crise de l'Union. Il ne l'explique pas.

De quand date cette crise rampante de l'Europe?

Depuis le tournant du siècle.

Vous pensez à l'élargissement?

Je ne rendrai jamais l'élargissement responsable de tous nos maux. Ce projet, je l'ai voulu, ardemment. Mais dans presque tous les pays, l'élargissement vers les pays de l'Europe centrale et orientale n'a pas été ressenti par les peuples comme la conséquence naturelle de la chute du mur de Berlin. Leur adhésion à l'Union a été vécue comme un projet politique imposé d'en haut. Alors que c'était tout le contraire.

N'est-ce pas la responsabilité des hommes politiques qui n'ont pas su l'expliquer?

Les hommes politiques n'ont pas été à la hauteur. C'est vrai. Mais les intellectuels ne l'ont pas été non plus. Où étaient les artistes, les grands animateurs de courants sociétaux, où étaient les philosophes? Tout le monde a failli à son devoir. Certains ont même fait de la noble idée de l'élargissement une arme contre l'approfondissement. Je n'ai jamais cru qu'il serait possible d'approfondir l'Union en même temps qu'on l'élargissait. Nous sommes trop faibles pour cela. Mais je pensais que l'élargissement nous apporterait de nouvelles énergies, déclencherait un mouvement de solidarité qui se concrétiserait par une bonne articulation des perspectives financières. Or, je constate que le groupe vertueux sur lequel je comptais pour empêcher des dérapages peine à se mettre en place. Je reste convaincu que nous allons nous ressaisir. Mais cela tarde, ce qui m'inquiète. Car si on ne trouve pas le moyen de remettre sur les rails le processus constitutionnel, les futures générations ne trouveront plus dans leur histoire récente suffisamment d'arguments pour reprendre un projet que les précédentes auront délaissé. Tant que mon père est en vie, qui a dû faire la guerre, je sais pourquoi je me démène. En 2030, ce que furent Hitler et Staline deviendra flou.

Le couple franco-allemand figure parmi les groupes vertueux dont vous parlez pour relancer l'Europe?

Il reste essentiel. Il est de bon ton de critiquer le couple franco-allemand parce qu'on le croit en crise ou qu'on le pense impuissant à faire bouger les autres. C'est vrai que le temps où la force motrice franco-allemande était suffisante pour faire démarrer le cortège est révolu. Mais sans elle, le cortège fait du sur-place. Le nouveau gouvernement allemand ne doit pas oublier les mérites de l'amitié entre les deux pays.

La virulence de la France vis-à-vis de la Commission n'a-t-elle pas encore affaibli sa position dans l'Union?

Je respecte la Commission et je sais son importance en tant que centre de gravité du système. Vous ne pouvez pas, du lundi au samedi, critiquer vertement la Commission, dire que la fille est laide, et convoler en noces joyeuses le dimanche... Mais pour autant, la Commission n'est pas infaillible, et ce n'est pas être un mauvais Européen que de la critiquer.

Elle paraît faible aujourd'hui. Ne manque-t-elle pas de force de proposition?

Quand rien ne va plus en Europe, c'est à la Commission de rallier les États membres autour d'une ambition chaque jour renouvelée, de garder en vie l'esprit européen. Le président Barroso est conscient de devoir agir. Il vient de faire des propositions pour relancer le débat budgétaire.

L'Union doit-elle être une Europe du concret ou doit-elle redevenir une Europe de projet?

Il faut les deux. Si nous versons dans un lyrisme sans lendemain, les citoyens nous renverrons toujours à nos poèmes. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut négliger la pédagogie européenne. Notre réflexe permanent doit être d'énoncer de grands principes sur la paix, l'entente entre les peuples, la solidarité. Mais il faut aussi avancer par du concret. Schuman l'avait dit: l'Europe n'est pas l'oeuvre d'un jour et avance à petits pas. Le problème, c'est que ses dirigeants ont cessé d'être fiers d'elle.

Les Européens ne sont-ils pas victimes de l'aspect anesthésiant de la monnaie unique? A l'abri de l'euro, les gouvernements peuvent agir sans que les marchés ne sanctionnent leurs dérives...

Je crois surtout que les Européens n'ont pas pris conscience des bienfaits de l'euro. Ils ne se rappellent pas du nombre de réalignements monétaires qui ont émaillé les années 80 et 90! Les dévaluations compétitives, la nervosité des marchés qui vous rendaient riches ou pauvres en quelques jours. Face à la crise pétrolière, l'euro s'est révélé un véritable rempart. Ce qui est dommage, c'est que nous, les dirigeants, nous n'avons pas appris la gestion collective et solidaire de la monnaie unique. Quand tout va bien, nous laissons entendre que cela tient à nos seuls talents. Quand les choses tournent mal, nous chargeons l'Europe et l'euro de tous les maux. Mais si nous avons remis l'agenda de Lisbonne sur les rails, en mars dernier, c'est bien la preuve que nous sommes conscients du chemin à parcourir pour améliorer la compétitivité et créer des emplois. Des plans nationaux de réformes ont été lancés. Il existe une volonté croissante de moderniser nos économies, de relancer l'innovation et la recherche, d'adapter nos appareils productifs et le marché de l'emploi. Sans pour autant laisser croire que la Chine ou l'lnde constituent des modèles pour l'Europe.

N'êtes-vous pas déçu de votre présidence de l'Eurogroupe? La coordination des politiques économiques n'a guère progressé dans la zone euro. La réforme du Pacte de stabilité paraît le seul aspect positif.

C'est déjà ça! Voilà cinq ans qu'on discutait de cette réforme. Elle est faite... Je ne suis pas un déçu de l'Eurogroupe parce que je ne me faisais pas d'illusion ! Si j'étais arrivé avec une brochette de propositions dérangeantes, l'échec aurait été immédiat. Alors, comme Schuman, j'avance, lentement, en engrangeant de petits succès. J'essaie de donner à l'Eurogroupe une visibilité internationale. Je rencontre mes collègues du G 7, mes collègues chinois, Ils s'habituent à l'idée qu'il existe en Europe une instance qui peut parler au nom des douze pays de la monnaie unique. Mais il est évident qu'à moyen ou long terme, la représentation externe de la zone euro doit devenir unique au sein du G 7, au sein du FMI. Mais ce jour-là, le G 7 aura cessé d'exister et sera remplacé par le G2O. On ne peut pas continuer à avoir l'arrogance d'imposer tous les six mois la volonté du club des plus riches aux pays moins développés.

Ce jour-là, la Turquie aura adhéré à l'Union européenne?

Nous avons entamé les négociations d'adhésion le 3 octobre dans un certain vacarme, alors que la décision avait été prise sans trop de bruit, en décembre 2004... Mais je ne saurais vous dire si et quand la Turquie adhérera à l'Union. Négocions et nous verrons si les Turcs peuvent répondre à nos conditions. Il ne faut pas injurier l'avenir: nous l'avons précisé en décembre 2004, le but est l'adhésion mais le résultat final est ouvert.

Les opinions publiques auront-elles le temps de se préparer à un nouvel élargissement?

Jamais la Turquie ne deviendra membre de l'Union sans le consentement des peuples, et il faudra, à chaque étape, expliquer où nous en sommes. Mais ceux qui d'ici quinze à vingt ans, auront à donner une réponse définitive se détermineront probablement selon d'autres critères que ceux que nous avons en tête aujourd'hui.

L'ouverture des négociations avec la Turquie était une des priorités de la Présidence britannique. Peut-on espérer d'autres succès?

La Présidence britannique n'a fait qu'exécuter la décision prise à vingt-cinq en décembre 2004. Maintenant, elle doit réussir sur les perspectives financières. Nous avons failli aboutir en juin dernier et il est évident que le gouvernement de Tony Blair fera tout pour parvenir à un accord en décembre. Il sait qu'il n'a pas d'autre choix que de réussir.

Pour cela, il lui faudra, comme vous l'aviez proposé, toucher au fameux chèque Thatcher...

Je l'ai dit après l'échec de juin: aucune solution ne s'éloignera de plus de quelques millimètres de mes dernières propositions. Mais le gouvernement britannique aura soin d'habiller autrement l'enfant. C'est humain. Je ne dirai pas que l'enfant est laid. Mais qu'il aurait déjà pu être en âge de courir....

Vous êtes pessimiste ou lucide sur l'avenir de l'Europe?

Je suis incapable de lucidité. Il y a de l'autodestruction dans la lucidité. Si vous retirez l'âme et le cœur de l'Europe, il ne reste qu'un raisonnement. Et vous ne pouvez faire rêvez personne avec un raisonnement.

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