Jean-Claude Juncker au sujet de l'actualité européenne

Pierre Ganz: Le Premier ministre du Luxembourg, Jean-Claude Juncker, est aujourd’hui l’invité de RFI et de L’Express. Bonjour, Jean-Claude Juncker.

Jean-Claude Juncker: Bonjour.

Pierre Ganz: Vous êtes donc le chef du gouvernement luxembourgeois depuis bientôt onze ans. Vous êtes également le ministre des Finances du Grand-Duché et vous êtes au niveau européen le président de ce qu’on appelle l’Eurogroupe, cette réunion des ministres des Finances des pays membres de la zone euro. Il faut rappeler, pour ceux qui seraient étourdis par l’actualité européenne, que vous étiez le président de l’Union de janvier à juin, ces fameux mois où la France puis les Pays-Bas ont dit "non" au projet de traité constitutionnel et où l’Europe n’a pas su en juin, c’était à Bruxelles, organiser ses finances et son budget pour se relancer dans les quelques dix années qui viennent. J’ai eu honte, avez-vous avoué le soir de cet échec, quand les pays européens les moins riches ont proposé en vain de se serrer la ceinture pour permettre un accord budgétaire que les plus riches ne voulaient décidément pas. Une phrase et une franchise, permettez-moi de vous le dire, qui font sans doute de vous un des Européens de l’année. Vous nous direz comment vous voyez l’état de ces dossiers institutionnels, politiques, financiers à quelques semaines maintenant de la fin de la Présidence britannique de l’Union européenne.

On va d’abord commencer avec une question d’ordre plus directement monétaire, que vous pose Christian Makarian, directeur adjoint de la rédaction de L’Express. Christian.

Christian Makarian: Monsieur Juncker, la Banque centrale européenne veut augmenter légèrement jeudi prochain son taux d’intérêt principal. Les ministres des Finances de la zone euro et vous le premier, Monsieur Juncker, estimez que, je cite, "ce n’est pas impérativement nécessaire". Votre crainte est que précisément cela brise le mouvement de reprise de la croissance. Alors pourquoi, selon vous, la BCE pousse-t-elle à cette mesure?

Jean-Claude Juncker: Messieurs, je ne suis pas le porte-parole de la Banque centrale européenne, je parle pour moi-même et pour l’Eurogroupe. Et à l’Eurogroupe, nous pensons tous qu’une décision de ce type est prématurée. Suite à la hausse récente substantielle, il faut le dire, des cours du prix de pétrole, nous n’observons pas sur la zone euro ce qu’on appelle des effets de second tour, c’est-à-dire les salaires en fait ne sont pas vraiment réajustés suite à cette hausse des produits pétroliers. Nous observons une bonne tenue de la modération salariale et nous pensons donc que les perspectives d’inflation que la Banque centrale européenne voit devant elle ne se réaliseront probablement pas, et donc nous estimons qu’il faudrait que la Banque soit attentive aux répercussions qu’une telle hausse pourrait avoir sur la reprise conjoncturelle qui, à nos yeux, reste fragile. Si toutefois la Banque, et je vais assister à la réunion de la Banque centrale le 1er décembre prochain, devait décider ce qu’elle a annoncé qu’elle allait décider, elle considérerait sans doute que la reprise conjoncturelle en Europe est suffisamment forte, est suffisamment solide pour pouvoir accuser cette correction vers le haut du niveau des taux d’intérêt.

Christian Makarian: Est-ce que ça ne pose pas, Monsieur Juncker, le problème du statut de la BCE si vous souhaitez que la priorité donnée à la lutte contre l’inflation soit moins importante, moins pesante et si vous souhaitez accentuer des objectifs comme l’emploi et la croissance, il faut que vous ayez un instrument un peu plus souple peut-être sous votre main. Est-ce qu’il ne faut pas modifier le statut de la BCE?

Jean-Claude Juncker: Les traités assignent à la Banque centrale européenne comme premier objectif la stabilité des prix. Si la banque, dans son analyse indépendante, puisque la Banque est indépendante par rapport au pouvoir politique, devait arriver au constat qu’il y a une réelle perspective d’inflation qui pourrait s’avérer dangereuse, il sera de la responsabilité de la Banque de prendre la décision qui est la sienne. On n’a pas intérêt à remettre en cause le statut indépendant de la Banque centrale. J’étais en 1991, lorsque nous avons négocié le traité de Maastricht, parmi ceux qui avaient lourdement insisté sur la nécessité impérieuse qu’il y avait de donner à la Banque centrale ce statut d’indépendance. Je n’entends pas le remettre en cause, mais nous nous trouvons avec la Banque dans un dialogue que j’espère vertueux. Nous échangeons des points de vue, des arguments et puis la Banque prendra sa décision.

Pierre Ganz: Mais Monsieur Juncker, quand la banque et l’Eurogroupe ont la même lecture des choses, tout va bien. Mais là, ce n’est pas la même lecture, est-ce que ce bras de fer n’est pas à terme et financièrement et monétairement préjudiciable?

Jean-Claude Juncker: Je ne crois pas que nous assistions à un véritable bras de fer, nous assistons à un échange d’arguments. En économie, en matière économique, il y a toujours divergence d’analyse suivant le point de vue que vous adoptez. Les ministres des Finances, parlant au nom des douze gouvernements de la zone euro, ont le souci de croissance et la Banque a le souci de stabilité. Il faut conjuguer les deux et en dégager une intersection qui elle aussi doit être vertueuse. J’espère et j’ai ainsi compris les propos du président de la Banque centrale que la Banque ne va pas s’engager maintenant dans une danse d’adaptation des taux d’intérêt. Monsieur Trichet était ultraclair sur ce point, j’en suis satisfait.

Pierre Ganz: Christian Makarian, une question.

Christian Makarian: Monsieur Juncker, dans quelques jours aura lieu le Sommet européen, sous la présidence de Tony Blair, et la question centrale sera, entre autres mais principalement, la question du budget de l’Union européenne pour les années 2007-2013. Les choses semblent mal engagées avec beaucoup de tensions de part et d’autre, ce qui paraît également normal. Pensez-vous qu’un compromis soit possible lors de cette séance?

Jean-Claude Juncker: Je le souhaite ardemment. Nous avions fait tous les efforts imaginables pour aboutir à cet accord en juin. Nous le pensions nécessaire à l’époque pour une double raison: il y avait d’abord eu le double "non" néerlandais et français et donc nous pensions pouvoir démontrer, en prenant une bonne décision sur le cadre financier de l’Union européenne, que l’Union européenne continuait à pouvoir prendre des décisions, qu’elle avait sauvegardé une capacité décisionnelle. Malheureusement, il n’en fut rien.

La deuxième raison qui faisait que nous voulions à tout prix cet accord est une raison simple, technique presque: les budgets doivent être prêts au 1er janvier 2007 et donc les programmes qui sous-tendent les dépenses budgétaires européennes et les co-alimentations des budgets nationaux devront être préparées au cours de l’année 2006. Donc je considère qu’en décembre, nous devrions être en situation de pouvoir conclure. Tout dépendra de la volonté et du génie de la Présidence britannique de nous proposer un compromis qui convienne à la fois [interrompu]

Pierre Ganz: Le voyez-vous se dessiner, ce compromis, pour l’instant? Voyez-vous la Présidence britannique proposer ce qui pourrait être l’esquisse d’un compromis?

Jean-Claude Juncker: La Présidence britannique ne donne pas l’impression de vouloir nous soumettre avec la célérité requise ses propositions de compromis.

Christian Makarian: Est-ce qu’il n’y a pas une intention derrière tout cela, Monsieur Juncker? Il est clair que oui, tout de même, Monsieur Blair veut utiliser le budget 2007-2013 pour moderniser l’Union et la faire évoluer dans un sens qui est bien à lui.

Jean-Claude Juncker: Mais Monsieur Blair, et il le sait parfaitement, n’est pas le seul élément modernisateur de l’Europe. Déjà la proposition que j’avais faite en juin prévoyait une correction massive vers le bas de l’impact agricole dans le budget.

Christian Makarian: Oui, c’est exact.

Jean-Claude Juncker: Parce que la dépense agricole, le premier pilier de la politique agricole commune, aurait diminué de l’ordre de 5% ou 6% par rapport au budget total. [interrompu]

Pierre Ganz: Il est en position pour proposer plus par exemple sur ce point, Blair, ou pas?

Jean-Claude Juncker: Je ne crois pas. Nous avions proposé de réduire la part agricole du budget de 36% à 31% entre 2006 et 2013. La réduction de la dépense agricole aurait été dans notre proposition de 17% pour l’Union européenne des 15 et de 5% pour l’Union européenne des 27. Je ne vois pas quelle correction plus substantielle pourrait être faite. Et d’ailleurs, nos amis britanniques ont tendance à comparer ce qui ne peut pas être comparé. On compare les dépenses de recherche à celles qui seront dédiées à l’agriculture. Or le budget agricole se finance par le seul et exclusif budget communautaire, alors que les dépenses de recherche se financent et par le budget communautaire et par les budgets nationaux. L’agriculture dans notre proposition [interrompu]

Pierre Ganz: De juin?

Jean-Claude Juncker: De juin, c’est de celle-là que je parle, se chiffrait à plus ou moins 300 milliards d’euros sur cette année. Les budgets de la recherche, budgets communautaires et nationaux cumulés montent à une dépense de 757 milliards. On ne peut donc pas comparer l’incomparable.

Pierre Ganz: Christian Makarian.

Christian Makarian: Oui, on mesure mal, Monsieur Juncker, où est la marge de manœuvre et si vous pouviez nous éclairer, ce serait très utile, parce que [interrompu]

Jean-Claude Juncker: Allez-y.

Christian Makarian: Deux grands États comme l’Allemagne et la France par exemple, au hasard, doivent faire des économies pour réduire leurs déficits, pour être aux normes, en tout cas s’en approcher. Et cela écarte a priori une augmentation nette de leur contribution. Alors où se trouve la marge de manœuvre selon vous?

Jean-Claude Juncker: Mais moi, je n’envisage pas, et pas une seule milliseconde, que le niveau de dépenses que nous avions fixé à 1,06% du PIB pourrait être revu vers le haut. Il n’est pas possible de dépenser plus. Les montants globaux et maximaux que nous avions fixés s’imposeront dorénavant à tout le monde. Il n’est pas question, je crois ni pour la France ni pour l’Allemagne, j’en ai parlé au président Chirac, j’en ai parlé à la chancelière Merkel, de dépenser plus pour l’Union européenne. Non, le montant maximal que nous avions fixé est bien celui qui, en définitive, devra être retenu par tout le monde.

Pierre Ganz: Vous pensez que l’accord est possible, probable, incertain en décembre?

Jean-Claude Juncker: Il est incertain, mais souhaitable.

Pierre Ganz: L’invité de la semaine reçoit le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker. Nous parlions à l’instant finances de l’Union européenne, budget pour les années 2007-2013. Il y a d’autres échéances dans le calendrier des semaines qui viennent, notamment avec les négociations à l’OMC à Hong Kong sur l’Organisation mondiale du commerce, avec une question de Christian Makarian de la direction de L’Express.

Christian Makarian: Oui, Monsieur Juncker, est-ce que lors de ce sommet de Hong Kong, devant l’OMC et dans le monde entier, l’Union européenne ne risque pas de porter le chapeau d’un échec global qui se profile tout de même compte tenu de ses propres blocages sur l’agriculture?

Jean-Claude Juncker: C’est vrai que nous courons ce risque. À vrai dire, je ne comprends pas pourquoi nous courons ce risque. Nous avions pris en 2002 sur l’agriculture une bonne décision, qui nous plaçait en position de force dans ces négociations internationales, où nous avons des intérêts à faire valoir, notamment dans le secteur des services. Je ne comprends pas suite à quels errements stratégiques nous avons été capables de nous mettre en situation de pouvoir être accusé par le reste de la planète.

Pierre Ganz: L’erreur, l’errement stratégique, il est dans le fonctionnement de l’Union ou il est chez certains des États membres?

Jean-Claude Juncker: Il est dans une façon extraordinairement incompétente de communiquer l’essentiel.

Pierre Ganz: Sur l’agriculture?

Jean-Claude Juncker: Et sur le reste.

Pierre Ganz: Et s’il y a blocage, je prolonge la question de Christian Makarian – je vous ai interrompu, Jean-Claude Juncker –, c’est l’Europe qui va porter le chapeau, même si elle n’est pas totalement seule responsable de ce qui se passe, parce que d’autres groupes de pays ou les États-Unis, ce qu’on appelle le groupe des Keynes, les pays du Sud, le groupe des 22 appuient aussi dans un certain sens, mais est-ce que ce n’est pas l’Europe qui va porter le chapeau avec son discours de générosité pour cet échec?

Jean-Claude Juncker: Mais notre discours de générosité ne se limite pas à des propos en l’air. Nous pouvons, en substance, prouver que le dossier que nous défendons est un bon dossier et que l’argumentaire qui est le nôtre est sur certains points incontestable. On examine avec un sens de l’analyse moins profond les propositions et les argumentaires des autres. Moi, je n’accepterai pas que demain, si échec il devait y avoir, que l’Union européenne, elle seule, assise au banc des accusés. Là, je crois que le banc est suffisamment grand pour que d’autres puissent prendre place.

Pierre Ganz: Venons-en à un autre aspect de l’Union européenne, l’élargissement de l’Union. Cela semble sans fin. Je ne veux pas revenir sur le dossier turc, les négociations sont ouvertes, ça prendra une dizaine d’années, voire plus de négociations. Mais on a appris ces dernières semaines qu’on commençait à discuter avec les Bosniaques d’un statut qui les rapproche de l’Union, sans faire d’eux des candidats, la même chose avec les Macédoniens. Est-ce qu’il est urgent à vos yeux, Jean-Claude Juncker, d’ouvrir toutes ces négociations avec de futurs candidats potentiels?

Jean-Claude Juncker: Il ne faut pas mélanger les cas. Personne n’envisage d’ouvrir des négociations d’adhésion avec la Bosnie-Herzégovine ou avec d’autres pays. Il s’agit d’offrir une perspective européenne à cette région tragiquement éprouvée de l’Europe. Je crois que sur l’élargissement, il faut avoir des propos plus clairs. Lorsque le mur de Berlin est tombé, il y avait un véritable enthousiasme occidental pour faire adhérer les nouvelles démocraties de l’Europe centrale et de l’Europe orientale. Nous avons fait l’erreur d’analyse, nous les chefs d’État et de gouvernement, de croire que cet engouement pour l’élargissement et l’adhésion dans nos opinions publiques continuait à persister. Ce n’était pas vrai, parce qu’entre-temps, nous n’avions plus pris soin d’expliquer la nouvelle donne continentale. Il faut savoir que depuis 1989, nous avons vu naître en Europe et à la périphérie immédiate de l‘Europe 22 nouveaux États.

Pierre Ganz: Mais, Monsieur le Premier ministre, j’entends bien ce que vous dites, mais [interrompu]

Jean-Claude Juncker: Non, je ne crois pas que vous entendez bien. 22 nouveaux États, ce qui veut dire que si nous n’avions pas offert la sphère de solidarité et de stabilité de l’Union européenne à ces pays-là, à ceux qui étaient plus ou moins prêts, nous aurions connu sur notre continent une déstabilisation énorme et nous aurions connu en fait le chaos. Il faut s’imaginer le continent européen sans l’élargissement. On comprend mieux l’élargissement si on s’imagine l’Europe sans l’élargissement. 22 nouveaux États, 22 nouveaux sujets de droit international. Est-ce qu’on aurait été plus sages en laissant ces États naviguer à travers l’Europe avec les lourds contentieux qu’ils avaient sur le dos, avec les problèmes de frontières non résolus entre ces différents nouveaux États? Ces nouvelles économies ne trouvaient place nulle part en Europe pour pouvoir se développer. C’eut été le chaos.

Pierre Ganz: Certainement. Cependant, ce que je voulais dire, si vous le permettez, est-ce qu’on ne fait pas plus d’élargissement avant de revenir aux dossiers de l’approfondissement? On retrouve la problématique habituelle. Le message qui est un peu envoyé, par exemple aux électeurs français, aux électeurs néerlandais ou à d’autres, les électeurs luxembourgeois ont voté "oui" aux propositions de réforme constitutionnelle, c’est qu’on continue à élargir encore alors que tout n’est pas réglé, au contraire.

Jean-Claude Juncker: Mais le traité constitutionnel, que dans un regrettable égarement les citoyens français ont rejeté, prévoyait des pans entiers d’approfondissement supplémentaire. Ce n’était pas un traité sur l’élargissement, c’était un traité qui portait sur la réforme institutionnelle nécessaire suite à l’élargissement et avant d’autres adhésions qu’on ne peut pas définitivement exclure. Le traité était un acte d’appro­fondissement. Et ni les Néerlandais ni les Français ne l’ont vraiment voulu. La Constitution renfermait à des nombreux égards des réponses aux problèmes que nous nous posons et que les Français et les Néerlandais se posaient. La Constitution n’est pas le problème, la Constitution est la réponse.

Pierre Ganz: Une question de Christian Makarian pour L’Express.

Christian Makarian: Pour rester en Europe, tout en s’éloignant un petit peu de l’Union européenne, mais dans les Balkans, Monsieur Juncker, les Nations unies ont ouvert cette semaine des négociations sur le futur statut du Kosovo. Est-ce que, selon vous, le terme est nécessairement l’indépendance?

Jean-Claude Juncker: Il faut s’exprimer sur cette affaire avec beaucoup de retenue, de subtilité et de doigté. Il est évident que si nous n’ouvrons pas de perspective européenne aux Balkans occidentaux, nous courons l’énorme risque de voir se reproduire les évènements qui ont fait le malheur, ces dix dernières années, de cette région. Mais attention à la terminologie. Nous disons perspective européenne, et il y a une perception différente dans les différents sous-ensembles de ces Balkans occidentaux. Au Kosovo, les Albanais du Kosovo comprennent, lorsqu’on évoque la perspective européenne, leur propre indépendance, en Republika Srpska, cette partie serbe de la Bosnie-Herzégovine. Les Serbes sont priés de comprendre par perspective européenne leur maintien dans l’ensemble de la Bosnie-Herzégovine. Je pense donc qu’il faudra que nous menions ces négociations, où l’Europe doit avoir toute sa place, avec beaucoup de sensibilité, que nous ne donnions pas l’impression d’avoir des préjugés, d’avoir une idée définitive sur le statut final du Kosovo. Il faut réunir toutes les parties et il faut faire en sorte que de la négociation résulte la solution qui pourra être agréée par tout le monde et ne pas procéder par affirmation globale avant le début même des négociations.

Pierre Ganz: C’est opportun d’ouvrir la négociation sur le statut maintenant?

Jean-Claude Juncker: Nous n’échapperons pas à une discussion sur le statut final du Kosovo, mais il faut voir que dans cette région de l’Europe, il est ultradangereux de toucher aux frontières, il est ultradangereux de faire semblant comme si une décision que l’on prendrait au Kosovo n’affectait pas dans leur sensibilité et dans leur sens d’identité les autres composantes de la région.

Pierre Ganz: Sur un autre sujet, Jean-Claude Juncker, après les échecs du référendum au printemps dernier, on a parlé, je cite, d’une pause de réflexion en Europe sur les questions institutionnelles et politiques. Comment peut-on relancer ce dossier?

Jean-Claude Juncker: Pour l’instant, je vois la pause, je ne vois pas encore très bien la réflexion. Je crois que cette réflexion, maintenant, devrait vraiment démarrer, et dans les États membres de l’Union européenne et au niveau européen sous l’égide de la Commission européenne. Nous avons prévu de faire le bilan de ces réflexions nationales et européennes lors du Conseil européen sous Présidence autrichienne en juin 2006. Je crois qu’il faut bien voir que nous n’avons pas le droit, puisque nous avons signé ce traité à 25, d’abandonner le projet constitutionnel. Cela ne serait pas correct à l’égard des États membres de l’Union européenne qui l’ont déjà ratifié, certains comme l’Espagne, le Luxembourg, par référendum.

Or il faut maintenant mettre à profit les deux ou trois années à venir, parce qu’on n’aura pas le traité constitutionnel sous forme ratifiée avant deux ou trois ans. Il faut maintenant prendre le mouvement en marche et regarder quelle a été très précisément la critique des électeurs français et des électeurs néerlandais. Les critiques sont multiples, diverses, contradictoires, mais il y a un élément qui fait que je considère que les Français et les Néerlandais ont estimé que l’Union européenne chaque jour s’éloignait davantage des citoyens de l’Europe. Or il y a dans le traité constitutionnel projeté une disposition qui dit que pour bien différencier les politiques européennes suivant le critère de la subsidiarité, les parlements nationaux pouvaient en fait bloquer une initiative de la Commission. Si demain les 25 États, les 25 parlements nationaux, le Parlement européen et la Commission européenne pouvaient se mettre d’accord pour anticiper l’application de cette disposition du traité, nous pourrions peut-être prouver que la solution que nous avions envisagée dans la Constitution était une bonne proposition et que donc, nous l’appliquerons immédiatement en veillant au respect des autres dispositions de la Constitution, dans la mesure où celle-ci organise les pouvoirs entre les États membres et entre l’Union européenne. C’est une suggestion dont je pense qu’elle pourrait être retenue par tous ceux qui sont animés par un minimum de bon sens.

Pierre Ganz: On est arrivés à la fin de cette émission. Peut-être une dernière question, Christian Makarian, pour L’Express?

Christian Makarian: Monsieur Juncker, n’êtes-vous pas inquiet lorsque vous mesurez le degré de friabilité ou bien combien est friable la conviction européenne parmi les nouveaux pays entrants? Par exemple la Pologne qui vient de se doter d’un nouveau gouvernement et qui a eu récemment des élections qui ont été marquées par une véritable montée du populisme et un véritable scepticisme, en tout cas une sorte de distance par rapport au sentiment européen. Est-ce que ce n’est pas inquiétant pour vous?

Jean-Claude Juncker: Cette inquiétante perspective, tout comme le "non" français, a été encore plus inquiétante. N’’est-ce pas, il est déjà difficile de connaître sa propre psychologie, je veux dire celle des Français? N’insultons pas les autres.

Pierre Ganz: Vous avez été de toutes ces aventures européennes depuis 20 ans, on voit votre prudence dans les réponses, Jean-Claude Juncker. Votre flamme est toujours la même?

Jean-Claude Juncker: Ah oui, je reste un Européen convaincu. Ça ne veut rien dire, mais pour moi ça veut tout dire. Si ma génération n’arrive pas à régler d’une façon définitive les choses européennes, puisque nous sommes les derniers dont les pères ont dû faire la guerre, ceux qui d’ici 20 ans dirigeront nos gouvernements et animeront nos sociétés n’auront plus la force des mémoires pour reprendre l’exercice. Ceux qui en 2030 devront faire l’Europe auront d’Hitler et de Staline un souvenir qui sera à peu près semblable à celui que j’ai de Clemenceau et de Guillaume II, c’est-à-dire nul. Il faut le faire maintenant. Nous n’avons pas de temps à perdre et le monde ne nous attendra pas.

Pierre Ganz: Merci, Jean-Claude Juncker, merci, Monsieur le Premier ministre du Luxembourg d’avoir répondu aux questions de Radio France Internationale, et de L’Express.

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