Contribution écrite de Jean-Louis Schiltz: Mourir au Cachemire un an après le tsunami

Le réveil était particulièrement dur le 1er janvier de cette année. La première image que je garde de cette année 2005 n'est pas celle des habituels lendemains de fête. C'est celle de l'aéroport de Zurich désespérément vide le 1er janvier de l'après-midi.

La dernière fois où je me rappelle avoir vu un aéroport aussi vide était pendant la première guerre du Golfe en 1991.

La deuxième image que je garde de l'année 2005 - je suis toujours en train d'attendre l'avion pour partir au Sri Lanka - est celle des innombrables ambulances entourant l'avion d'Air Lanka qui ramenait des blessés en Suisse. Le bruit incessant des sirènes et le jeu orange et bleu des gyrophares contrastaient singulièrement avec la détresse des blessés qui sont évacués vers les hôpitaux de Zurich et de la région.

Arrivé sur place, dans les régions côtières du Sri Lanka, en Thaïlande, puis à Banda Aceh en Indonésie, je me suis rendu très vite compte que tout cela n'était rien comparé à la détresse des populations locales. Des images apocalyptiques s'offraient à nous. J'ai été particulièrement frappé par la froide comptabilité de la mort que m'a présentée un survivant. Il se tenait debout, sur une plage du Sri Lanka, au milieu d'un groupe d'une trentaine de personnes, énumérant longuement par leurs noms et prénoms tous les proches morts ou portés disparus en pointant du doigt à chaque fois les père, mère, frère ou sœur des disparus. C'était sa façon d'illustrer l'ampleur du drame.

En Thaïlande, les hôtels, restaurants et bars fréquentés ce jour-là, comme tous les jours, par une foule incessante de touristes furent engloutis d'un coup et, quelques jours plus tard, à Phuket l'activité frénétique du centre d'information international témoignait de l'ampleur de la catastrophe.

La province indonésienne d'Aceh a été l'endroit le plus gravement touché. Ce qui restait de la ville de Banda Aceh se présentait à moi comme un chaotique cimetière de corps déchiquetés et de constructions anéanties sur des kilomètrès et des kilomètres d'étendue. Seule une mosquée, tel un géant inébranlable, avait réussi à surnager et à tenir ainsi tête à la violence inouïe de la mer. L'odeur de la mort, odeur insupportable s'il en est, s'épanchait partout.

Le tsunami nous a tous marqués en cette année 2005. L'assistance humanitaire s'est rapidement mise en place et il faut se féliciter de l'excellence du travail effectué par les différents acteurs de même qu'il faut se féliciter de la manière dont les Nations unies ont assumé leur rôle de coordination. La réponse internationale au tsunami peut servir d'exemple à cet égard. La réaction au tsunami peut aussi servir d'exemple, lorsque l'on regarde le formidable élan de générosité et de solidarité qui a suivi la catastrophe.

Ceci dit, la communauté internationale n'a pas transformé l'essai dans la durée et la réponse du type "tsunami" n'est malheureusement pas devenue la norme en matière humanitaire en cette année 2005. Le tsunami avait nourri des espoirs d'amélioration généralisée de la réponse humanitaire. Ces espoirs ont entre-temps été déçus.

Ainsi la crise alimentaire au Niger a une nouvelle fois montré que dans bien des cas la communauté internationale tarde à réagir. Lorsque la terre a tremblé au Pakistan début octobre, la solidarité et la générosité sans faille et à grande échelle n'ont pas été au rendez-vous: certains ont réagi, d'autres sont restés muets et en tout état de cause la réaction n'a pas été à la mesure de l'ampleur de la catastrophe. Et que dire à propos d'autres crises oubliées comme la République démocratique du Congo, l'Ouganda du Nord ou encore le Soudan, où la situation au Darfour ne cesse d'empirer tandis qu'au sud du pays la population attend légitimement le dividende de la paix depuis pratiquement un an maintenant.

Pour moi et pour d'autres, il n'y a qu'une seule réponse à ces défis. Si nous voulons améliorer durablement la rapidité et la capacité de réponse de la communauté internationale, si nous voulons combattre les cas de sous-financement chronique de certaines crises humanitaires, nous devons mettre en place au sein des Nations unies un fonds humanitaire disponible et accessible. Ce fonds doit être substantiellement doté et il doit être capable de mettre en quelques heures les premiers moyens financiers nécessaires à la disposition des acteurs humanitaires. Ce fonds doit aussi pouvoir intervenir pour faire face aux déficits persistants de financement des crises dites oubliées; il y va là du principe de l'équité de la solidarité internationale. J'appuie la mise en place d'une telle facilité de financement, je le fais avec d'autres ministres du Développement et je ne vois aucune pertinence dans les arguments de procédure, de manque de visibilité ou autres mis en avant par ceux qui ne se disent pas convaincus de l'opportunité de sa mise en place. Aussi je me félicite de la réforme du Fonds central d'urgence engagé par la décision de l'Assemblée générale des Nations unies ce 15 décembre. Il s'agit d'une étape importante.

Le fonds doit pouvoir être actionné rapidement et sans grandes formalités, sous la responsabilité de ceux sous l'autorité desquels il doit se trouver placé, en l'occurrence le coordinateur des secours d'urgence des Nations unies. Bien entendu, les responsables du fonds doivent répondre ex post de leurs actions devant les représentants des États membres, mais si nous soumettons ces actions à la nécessité d'une autorisation préalable nous ratons notre objectif.

Sous les débris, les victimes d'un tremblement de terre n'ont que faire de nos considérations procédurales.

Il est pour moi à proprement parler scandaleux qu'en cette fin d'année 2005 des hommes, des femmes et des enfants doivent encore mourir de froid au Cachemire. Avons-nous vraiment besoin que des plages de vacances dévastées soient montrées 24 heures sur 24 par toutes les télévisions du monde pour que notre réflexe de solidarité se déclenche? Je ne veux pas le croire et je ne peux pas l'admettre. Les difficultés et rigueurs budgétaires doivent aussi céder le pas face à la menace de la mort sous la neige au Cachemire ou ailleurs.

Dans certains cas aussi des crises auraient pu être évitées ou il aurait été possible, par le biais de la prévention, d'en limiter l'impact ou les conséquences. Je vise ici par exemple les mécanismes de prévention et de préparation aux tsunamis qui sont enfin en train d'être mis en place. Je vise encore les programmes de développement à long terme destinés à assurer aux pays de l'Afrique de l'Ouest une véritable sécurité alimentaire, notamment par l'amélioration des conditions de vie en milieu rural et la mise en oeuvre de programmes agricoles fondés sur le concept de la durabilité. C'est dans ce cadre aussi que nous devrons redoubler d'efforts, alors que tout relâchement se paiera en vies humaines d'ici quelques années.

Les défis sont connus. Nous connaissons également les moyens pour les affronter. Simplement, je crains qu'en cette fin d'année 2005 la volonté politique pour y arriver ne fasse défaut au plus grand nombre. Ceux qui sont convaincus par contre qu'il faut agir, doivent se faire entendre aussi en 2006, et ceci massivement. Voilà l'appel que je lance à l'aube de la nouvelle année.

Nous ne réussirons jamais à éviter toutes les crises humanitaires et nous devons toujours rester prêts à fournir assistance et secours lorsque des vies humaines sont en danger et lorsque les pays affectés n'ont pas eux-mêmes les moyens suffisants pour réagir et solliciter notre aide. Mais soyons lucides. Dans beaucoup de cas la nécessité d'intervenir en urgence et à grands frais est synonyme de constats d'échec: échec des politiques de prévention et de préparation aux catastrophes, mais aussi échec de la durabilité de certains aspects de la politique du développement. Ce sont ces échecs que nous devons en réalité combattre. Avec vigueur et ténacité. La mémoire des victimes de Banda Aceh et du Cachemire l'exige. L'espoir auquel les rescapés s'accrochent nous y oblige.

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