Jean-Claude Juncker: "Rien d'obscène à s'interroger sur une fusion"

Libération: Rome a voulu que ses partenaires condamnent le "patriotisme économique" à la française, en référence à la fusion entre GDF et Suez. Qu'en pensez-vous?

Jean-Claude Juncker: Le fait qu'on ne m'ait pas demandé de m'associer à ce genre de missive me conduit à penser que je figure dans le camp de ceux qui se rendent coupables de "patriotisme économique". De façon générale, je considère qu'il n'est pas obscène que les gouvernements, surtout s'ils sont actionnaires, posent des questions sur le concept industriel qui sous-tend une OPA ou une fusion, sur les répercussions qu'elle peut avoir pour une région ou un pays, sur le sort des salariés. Que ceux qui veulent que l'Europe apparaisse toujours plus comme un marché et rien qu'un marché ne viennent pas ensuite se plaindre du fossé grandissant avec les opinions publiques.

Libération: La critique du "patriotisme économique" ne revient-elle pas à dénoncer l'actionnariat public dans les entreprises?

Jean-Claude Juncker: Un actionnaire public n'est a priori pas moins vertueux qu'un actionnaire privé. On ne peut pas réduire l'Europe à un simple marché. Très souvent, les règles du marché produisent de bons résultats mais, de temps à autre, une intervention publique peut avoir ses mérites. Donc, je me refuse à toute approche exclusivement idéologique.

Libération: Les OPA hostiles font-elles partie du fonctionnement normal du marché?

Jean-Claude Juncker: Lors de la fusion entre Usiner, Arbed et Aceralia qui a donné naissance àArcelor - aujourd'hui attaqué par Mittal -, les dirigeants des trois groupes sont venus me voir parce que le Luxembourg était actionnaire à 28% dans Arbed. Ils m'ont expliqué les mérites de la fusion qu'ils étaient en train de préparer. Je me suis laissé convaincre et j'ai donné mon accord en tant qu'actionnaire et en tant qu'Etat luxembourgeois. C'était un débat vertueux, entre des gens qui avaient une idée et un concept industriel et qui voulaient refaçonner une partie de la sidérurgie européenne. Pourquoi faudrait-il avoir recours à des OPA hostiles au lieu d'essayer d'organiser une concertation entre différentes parties concernées, dans le consensus industriel et social ? Aujourd'hui, l'Europe a plus besoin de méthodes consensuelles que de rudesse.

Libération: Le patriotisme économique n'exprime-t-il pas malgré tout un repli national face à ce qui est vécu comme des excès du marché?

Jean-Claude Juncker: Ceux qui veulent voir les Etats-nations disparaître se trompent lourdement. L'Europe doit tenir compte du fait national, lui casser les griffes à l'occasion pour lui ôter tout ce qui est excessif, pernicieux et dirigé contre les autres. Mais les nations ne sont pas des inventions provisoires de l'histoire. Les citoyens européens ne veulent pas des Etats-Unis d'Europe, mais un partage de pans entiers de souveraineté nationale pour une meilleure efficacité. On ne peut pas construire l'Europe contre les sentiments profonds des peuples. Le patriotisme économique que l'on dénonce aujourd'hui est la preuve que les gens n'ont pas une confiance débordante dans les instances européennes et qu'ils se tournent plus naturellement vers les instances nationales. On peut le regretter, mais il faut le constater.

Libération: L'agenda de Lisbonne prévoyait que les Etats devaient adapter leur marché du travail à la mondialisation. L'opposition au CPE traduit-il un refus du changement?

Jean-Claude Juncker: Lorsque, dans les banlieues, 40% des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage, tout gouvernement a l'obligation d'agir. Simplement, si les jeunes, et les Français dans leur ensemble, pouvaient croire que le droit du travail français ainsi amendé aurait comme conséquence logique une reprise de l'emploi, la réaction populaire serait moins vive. Mais les travailleurs n'ont plus confiance ni dans les entreprises, ni dans les politiques. C'est un réel problème. L'agenda de Lisbonne n'est pas un programme de précarisation. Il insiste, au contraire, sur le maintien de l'équilibre entre la réforme économique, la cohésion sociale et le développement durable. Cela étant dit, il ne faut pas que l'action publique européenne accrédite l'idée que la précarité serait la seule réponse possible au chômage.

Libération: L'Europe envoie ce message...

Jean-Claude Juncker: Oui. Mais elle a tort. Les salariés ne sont pas les ennemis de l'emploi. Cette idée que les salariés n'auraient plus besoin d'un minimum de prévisibilité mais devraient se satisfaire de petites échéances selon le bon vouloir des employeurs, qui décident de proroger ou non leur contrat de travail, est une mauvaise piste. Si mon père, qui était ouvrier sidérurgiste, avait eu un CDD renouvelable tous les six mois, je n'aurais jamais pu faire mon droit à Strasbourg. Car les gens modestes doivent calculer. Ils n'ont pas d'argent à jeter par la fenêtre. Ils doivent savoir, sur les quatre ans à venir, s'ils pourront financer les études de leurs enfants. Et s'ils ne sont pas assurés de pouvoir subvenir à leurs besoins, nombre d'adolescents ne pourront plus poursuivre d'études supérieures. Sur ce point, je suis terrifié par cette nouvelle mode, cette pensée unique qui veut qu'on puisse traiter les travailleurs comme des gens qui pourraient se satisfaire d'un modèle de vie renouvelable tous les six mois. Cela n'a aucun rapport avec la realité. Faire du CDI une exception, une chose atypique, est une piste qui nous mènera droit dans le mur.

Dernière mise à jour