François Biltgen: "Le mieux serait de ne pas avoir besoin d'un ministre de l'Emploi"

paperJam: Faut-il s'inquiéter du remaniement ministériel opéré afin que les ministres concernés, dont vous-même, puissent se concentrer sur les grands dossiers actuels de l'emploi et du budget?

François Biltgen: Le mieux serait de ne pas avoir besoin de ministre de l'Emploi, car ce serait le signe que l'on n'a pas de chômage. Le problème du ministre du Travail et de l'Emploi, c'est qu'il joue un peu le rôle de sapeur-pompier. Lorsque cela va mal, c'est à lui d'éteindre les incendies et quand il n'y arrive pas, on dit que c'est de sa faute. Je crois qu'il faudrait davantage s'attacher aux raisons pour lesquelles des incendies se déclarent.

Il faut savoir que l'on est toujours tributaire de l'économie et que l'on est toujours en retard sur son évolution. Ceci est particulièrement vrai pour l'emploi et le chômage. Le Statec a calculé que pour que le chômage régresse, il faudrait une croissance économique d'au moins 5%. Pour le moment, elle est de 4,3%, qui est la troisième croissance dans l'Union européenne.

Il est assez facile de dire que le chômage c'est sinon la faute, du moins le devoir du ministre du Travail de le résorber. Or, face au constat du Statec, je pourrais me rendre la vie facile et dire que c'est la faute de la croissance. Je ne le fais pas. Mon objectif est de faire en sorte que ce taux de dépendance du chômage par rapport à la croissance économique, soit réduit.

paperJam: Gouverner c'est prévoir. Vous êtes en charge du Travail et de l'Emploi depuis sept ans. N'avez-vous pas senti le vent tourner?

François Biltgen: Le problème du chômage au Luxembourg est avant tout le problème des populations fragilisées et ce fut toujours le cas. Déjà en 1999-2000, je mettais en garde, lorsque certains me disaient même d'abolir l'Administration de l'Emploi puisque l'on n'avait que 2,5% de chômage, contre un problème de chômage social. La Banque centrale me disait que l'on n'avait pas de chômage, si ce n'est du chômage frictionnel, qui caractérise le temps que quelqu'un prend pour retrouver un nouvel emploi. Aujourd'hui, elle met en garde devant la montée du chômage structurel au Luxembourg. Moi, j'y faisais déjà attention en 1999-2000 mais personne ne voulait m'écouter, puisque tout allait pour le mieux.

paperJam: Vous voulez dire que le ministre du Travail n'avait pas une voix assez forte pour se faire entendre?

François Biltgen: Non, le ministre du Travail peut donner des avertissements, mais ne peut agir lui-même sur tous les facteurs. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles j'ai tenu à obtenir, dans le présent gouvernement, les portefeuilles de l'Enseignement supérieur et de la Recherche parce que cela me permet d'intervenir moi-même pour prévenir certains incendies.

paperJam: Quelles sont les caractéristiques du chômage d'aujourd'hui?

François Biltgen: Nous avons un chômage social qui touche les personnes non qualifiées, à problèmes sociaux, de santé, les personnes âgées. Si nous en faisons une analyse, nous constatons que 50% des demandeurs d'emploi ont le plus bas cursus scolaire possible. Or, seulement 6 à 18% des frontaliers qui viennent travailler au Luxembourg ne possèdent aucune qualification, ce qui montre bien qu'il y a un marché de la concurrence. Ce phénomène est conforté par un certain nombre d'autres éléments. Premièrement, nous ne vivons plus dans le monde industrialisé mais dans un monde post-industriel, ce qui fait que, même pour les postes dits non qualifiés, nous avons besoin de compétences.

Le deuxième élément est celui du compartimentage du marché du travail au Luxembourg; dans certains secteurs, on a beaucoup de frontaliers, dans d'autres, beaucoup de résidents non Luxembourgeois et dans d'autres encore, beaucoup de Luxembourgeois. Les Luxembourgeois veulent avant tout entrer dans le secteur public. Un troisième problème est lié au manque de responsabilités sociales dans les entreprises. Certaines travaillent de façon excellente avec l'Administration de l'emploi, mais d'autres pas.

A titre d'exemple, Goodyear passe par l'Adem pour le recrutement de ses travailleurs non qualifiés. Nous les formons ensemble avec Goodyear, à qui nous proposons nos modèles, tels que le stage d'insertion en entreprise, pendant lequel l'entreprise ne paye que 40% du salaire social minimum non qualifié - l'Etat paye le reste.

Bien que ce stage donne énormément d'avantages aux entreprises, nous constatons deux choses paradoxales: 75% des jeunes en stage d'insertion restent dans l'entreprise, ce qui est un output extraordinaire. Malheureusement, seuls 200 stages de la sorte sont offerts. C'est pour cela que je vais aller voir les entreprises pour les inciter à recourir à cet instrument.

paperJam: Pourquoi avoir changé de méthode de calcul du taux de chômage, d'autant plus qu'elle n'enlève rien à la montée inquiétante du chômage dans le pays?

François Biltgen: En 2003, on avait une moyenne annuelle de 7.000 demandeurs d'emploi, en 2005, de 9.300, la moitié de cette augmentation était due à une nouvelle loi sur les travailleurs à capacité de travail réduite, parce que ces populations sont particulièrement fragilisées. Parmi les demandeurs d'emploi, 40,3% ont plus de 40 ans. Si je prends les catégories des travailleurs à taux de capacité de travail réduite, ce taux atteint 77%. 56,6% n'ont pas de qualification et 52,8% sont des chômeurs de longue durée, contre 30% pour la classe normale de chômeurs. Cette loi dispose par ailleurs qu'un frontalier qui se voit accorder le statut de travailleur à capacité réduite peut s'inscrire à l'Adem. Actuellement, il y en a plus de 500, soit 36,6%. Or, le taux de chômage doit se calculer selon la population résidente. Ils ont donc été soustraits du calcul du taux de chômage mais continuent à apparaître dans le nombre des personnes inscrites à l'Adem.

paperJam: Quelles sont les grandes lignes du plan d'action que vous comptez mener pour faire baisser le chômage?

François Biltgen: Il faut agir sur différents plans, à court, moyen et à long terme. Le ministre du Travail et l'Adem ont un rôle à jouer, mais si on veut vraiment transformer les structures, il faut agir sur d'autres plans. Commençons par expliquer pourquoi le taux de dépendance du chômage par rapport à l'économie est de 5% au Luxembourg alors qu'il n'est que de 2% enAllemagne. Tout simplement parce que notre marché national du travail n'existe pas. Nous sommes dans un marché du travail de la Grande Région, qui connaît un demi-million de chômeurs. La croissance de la Grande Région n'est pas très grande. Ceci fait en sorte que la concurrence sur le marché du travail luxembourgeois est plus acerbe et que, bien entendu, les frontaliers qui viennent travailler au Luxembourg ne sont pas des personnes fragilisées, mais souvent des jeunes diplômés.

A court terme, je vais prendre mon bâton de pèlerin et rendre visite aux entreprises, aux fédérations d'entreprises, réformer un certain nombre de systèmes d'aides qui sont contre-productifs, ainsi que les initiatives sociales pour l'emploi. Nous avons le problème d'offrir des formations ou des placements assez bien rémunérés, mais qui ne mènent pas directement à une expectative d'emploi, comme, par exemple, les placements de jeunes au sein de l'administration publique. L'idée serait de réformer nos aides en vue de privilégier celles qui débouchent sur une expectative d'emploi.

L'opposition libérale me reproche de vouloir favoriser, avec les initiatives sociales pour l'emploi, un deuxième marché de l'emploi et le reproche est légitime. Mais si je ne favorisais pas des emplois pour ces gens-là, je les aurais toujours dans le chômage.

paperJam: Vous avez dit qu'il faut des collaborations avec les autres ministères, qu'est-il prévu?

François Biltgen: J'offre toutes mes collaborations à tous les autres ministères. On ne peut pas espérer réduire assez vite le chômage au Luxembourg si on ne travaille pas à des réformes de l'éducation. Il est prévu de travailler à la responsabilité sociale des entreprises. Une autre démarche relève du rôle des partenaires sociaux dans le cadre des conventions collectives. Pourquoi toujours privilégier la discussion sur les salaires à celle sur le maintien ou la création d'emplois? Seulement 20% des conventions collectives parlent d'emploi, alors que notre loi les y oblige. Nous avons des quotas en matière de travailleurs à taux de capacité de travail réduite ou de handicapés. L'État a fait beaucoup d'efforts, mais les communes pas encore. C'est pour cela que j'ai lancé une initiative, pour inciter les communes à embaucher des travailleurs handicapés, dans laquelle l'État peut participer au salaire dans une fourchette de 40 à 100%. Je veux donner le bon exemple aux pouvoirs publics, pour faire également pression sur les entreprises.

Un autre élément, qui me tient particulièrement à cœur, est celui de développer de nouveaux emplois et c'est pour cela que l'on a besoin de recherche. Un des petits points de satisfaction que j'ai eu, c'est que le gouvernement soit arrivé à inciter TDK à investir, par le biais de l'université, dans la recherche à moyen terme. Au Luxembourg, les entreprises font énormément de recherche mais ce n'est pas vraiment de la recherche, c'est de l'innovation. Dans notre pays, il y a des produits qui ne sont plus rentables. Il faut investir parallèlement dans la création de nouveaux produits et services à haute valeur ajoutée. D'où mon intérêt, entant que ministre de la Recherche, d'investir dans l'université et dans les centres de recherche publics, pour offrir des perspectives à moyen terme à l'économie.

paperJam: Est-ce que cela veut dire que, à court terme, le budget de l'Etat pour la recherche sera augmenté?

François Biltgen: Oui. Si dans nos discussions nous parlons d'économies à faire dans le budget de l'État, c'est justement pour permettre l'éclosion de nouvelles politiques, comme la politique de la recherche. Pour le moment, le budget de la recherche publique atteint 0,3% du PIB et nous voulons aboutir à 1% du PIB. Nous voulons également investir davantage dans d'autres axes: les structures de facilitation de la vie familiale et de la vie du travail, notamment les maisons relais, dans les écoles de manière générale, et dans l'enseignement, dans les transports publics, dans les structures sanitaires... Pour faire face au déficit budgétaire, il faut procéder à des réformes structurelles du pays.

paperJam: Vous attendez-vous à des difficultés particulières dans la mise en œuvre des différentes réformes que vous souhaiteriez introduire?

François Biltgen: Oui, parce que j'ai l'impression que les chômeurs n'intéressent personne, sauf le ministre du Travail. Tout le monde parle des chômeurs, mais personne ne veut vraiment analyser le phénomène parce qu'il est complexe. Je vois quand même que les choses bougent. Toutes mes idées de politiques sur le maintien sur le marché de l'emploi sont en train d'être comprises - comme cela a pu être fait avec le groupe Brink's et Group 4 Falck -, tant par les employeurs que par les syndicats. Il faut savoir que nous devrons vivre à l'avenir avec des restructurations. Il ne faut surtout pas les éviter ni les retarder, il faut les anticiper et mieux les gérer. Le problème, c'est que nous avons mis énormément de temps pour passer d'une politique défensive à une politique active de gestion des restructurations. La politique de maintien sur le marché de l'emploi est active dans la gestion des restructurations. Il faut la faire précéder d'une politique proactive d'anticipation qui fait actuellement défaut. La politique défensive consiste à payer des indemnités de chômage et des indemnités de départ. Pour que la politique active puisse prendre, il faut que l'on agisse en temps utile.

paperJam: Serez-vous amené à prendre des décisions sans consulter les syndicats?

François Biltgen: Je suis en train de tester certains cas pratiques que j'aimerais couler en force de loi. Dans le cadre du paquet de réformes que le gouvernement entend proposer pour début mai, je vais également proposer toute une partie législative de la politique sur le maintien sur le marché de l'emploi, mais aussi un certain nombre d'autres adaptations à notre législation de lutte contre le chômage. Toutes ces propositions seront discutées avec les partenaires sociaux. Notre but est de trouver un accord général dans la discussion. Si un tel accord n'était pas possible, le gouvernement et la Chambre devraient prendre leurs responsabilités.

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