"Ne dramatisons pas la situation". Le ministre du Travail et de l'Emploi au sujet de la situation économique et sociale du Luxembourg

Denis Berche: Quel constat dressez-vous de la situation actuelle du pays?

François Biltgen: Le point de vue est différent si l'on parle de la situation économique ou de la situation sociale. L'économie luxembourgeoise se trouve dans une situation assez confortable si on la compare à l'étranger, avec un taux de croissance de 4,5%.

De plus, l'État luxembourgeois a des réserves et peu d'endettement. Nous sommes donc dans une situation à priori favorable même si elle cache des problèmes plus graves. Notre croissance dépend en effet pour près de la moitié de la place financière. Nous sommes confrontés à un déficit structurel du budget de l'État et certaines de nos dépenses augmentent plus vite que nos recettes.

Denis Berche: Qu'en est-il de l'emploi dont vous avez la charge depuis 1999?

François Biltgen: Croissance et emploi en hausse, ce sont, semble-t-il, deux bons indicateurs économiques. Mais cela ne suffit pas. Car l'emploi créé au Luxembourg ne permet pas toujours à l'Administration de l'emploi d'essayer de placer les demandeurs d'emploi. Un certain nombre de jobs ne sont en effet jamais à la disposition de l'Adem. D'autres ne correspondent pas au profil des inscrits.

De plus, chaque emploi créé au Grand-Duché contribue à augmenter les dépenses de l'État car celui-ci paye un tiers des cotisations d'assurance pension de chaque salarié. Bien sûr, la création d'emplois engendre des recettes fiscales, mais elle engendre aussi des dépenses automatiques qui sont de ce fait incontrôlables.

Denis Berche: Cela pourrait être rose, mais ça ne l'est pas?

François Biltgen: Si on gratte derrière le brillant de la belle façade luxembourgeoise, il y a effectivement des fissures qu'il faut colmater.

Déficit il y a, même s'il n'est pas encore exagéré. Si nous ne faisons rien, il risque de se creuser et il nous empêchera alors de pouvoir mettre en œuvre les politiques d'investissement dont le pays a besoin dans des secteurs capitaux comme la recherche et l'innovation, l'éducation, l'université, le logement, les transports en commun, les services sociaux, l'environnement durable.

Denis Berche: Du point de vue social, quel bilan tirez-vous?

François Biltgen: Même si cela me cause des soucis et me prend beaucoup de temps, les licenciements collectifs de TDK, Villeroy & Boch et WSA sont trois dossiers différents, qui n'étaient pas à éviter.

Pour WSA, c'est une décision à laquelle on pouvait s'attendre et qui a une forme de cohérence. On ne peut pas se vouloir pacifiste et espérer des conflits pour garder des emplois. TDK et Villeroy sont en relation avec une perte de compétitivité au plan international et non au plan national.

Le Luxembourg a d'ailleurs toujours été confronté à des restructurations. Il a eu une industrie de la chaussure. Elle n'existe plus. À l'école primaire, j'apprenais qu'il y avait 150.000 emplois dont 30.000 dans la sidérurgie. Aujourd'hui, on apprend qu'il y a plus de 300.000 emplois et plus que 6.000 dans la sidérurgie.

Denis Berche: Le Luxembourg, comme d'autres, subit-il les effets de la mondialisation?

François Biltgen: Le problème, ce n'est pas la mondialisation en tant que telle. Le Luxembourg est devenu ce qu'il est grâce à la mondialisation de l'économie. Sans l'Union européenne notamment, il n'aurait jamais pu se développer. Nous aurons toujours des restructurations industrielles. Simplement, nous devrions peut-être davantage les anticiper. Mais si nous voulons rester un pays à haute gamme de salaires, ce qui fait aussi notre attractivité, nous sommes condamnés à investir massivement dans la recherche et le développement.

Nous avons réussi à convaincre TDK d'investir dans une chaire universitaire pour de la recherche en matière d'environnement. Avec de tels partenariats public/privé, nous nous donnons davantage de chances pour les cinq à dix ans à venir, notamment en vue de générer de nouveaux emplois industriels.

Denis Berche: Est-ce la raison pour laquelle vous avez tellement insisté pour que le Luxembourg adhère à l'Agence spatiale européenne?

François Biltgen: Mais bien sûr! Ce n'est pas seulement pour supporter des entreprises hautement technologiques comme la SES ou Hitech. C'est en espérant qu'au-delà du développement de haute technologie en matière d'espace, nous aurons aussi un tissu d'entreprises industrielles dans ce domaine qui deviendront des fournisseurs de grandes entreprises de pointe.

D'ici 2009, je veux doubler les crédits de la recherche publique. Il faut trouver cet argent car l'avenir de nos enfants est là.

Denis Berche: Le Luxembourg crée des emplois et son taux de chômage augmente. N'est-ce pas un étrange paradoxe?

François Biltgen: À 5%, nous n'avons pas de chômage économique. Nous avons un chômage structurel avec, malheureusement, une grande partie de gens qui n'ont pratiquement aucune chance de regagner une place et qu'on peut évaluer à au moins 30%.

Vu l'attractivité des salaires, les patrons luxembourgeois peuvent recruter les gens dont ils ont vraiment besoin. Pour chaque poste créé, il y a un risque énorme de trouver un frontalier jeune, plus qualifié que ne le nécessite vraiment le poste, qui prend alors la place d'un résident fragilisé.

Alors oui, le problème auquel nous devons faire face, ce sont ces résidents fragilisés qui perdent leur emploi et qui ont toutes les peines du monde à s'accrocher dans un environnement hyper concurrentiel. On me dit souvent que c'est la faute à l'école luxembourgeoise. Il faut voir que deux tiers des demandeurs d'emploi luxembourgeois sont des non-Luxembourgeois, qui ne sont souvent pas passés par l'école luxembourgeoise.

Denis Berche: Que pensez-vous de l'Adem?

François Biltgen: Tous ceux qui pensent qu'il suffit de réformer l'Adem - ce qu'on va faire - pour venir à bout du chômage se trompent gravement. Les entreprises luxembourgeoises veulent les meilleurs éléments et elles ont les moyens d'aller les chercher où ils sont.

Mais si les entreprises déclaraient toutes leurs offres d'emploi à l'Adem, elles ne seraient pas tenues d'embaucher les demandeurs d'emploi que l'Adem présenterait. 52% des demandeurs n'ont pas de qualification, ce qui ne veut pas dire qu'ils n'ont pas de compétences. Par ailleurs, de plus en plus de demandeurs ont plus de 45 ans.

Denis Berche: Que faire alors en matière de travail et d'emploi?

François Biltgen: Éviter tout d'abord de transformer la politique de l'emploi en une pure politique sociale. Au lieu d'une politique passive axée sur la "sécurité du poste de travail", il faut une politique active appelée "maintien sur le marché de l'emploi".

À travers une ligne budgétaire "maintien de l'emploi", l'État peut cofinancer le temps de transition. Encore faut-il que les partenaires sociaux acceptent l'idée d'abandonner leur politique défensive: plans sociaux combinant uniquement préretraites, indemnités de départ et indemnités de chômage. Nous sommes toujours dans la logique du cash alors que nous devrions privilégier un replacement le plus rapide possible. Dans cet ordre d'idées, il faut cependant que les entreprises donnent une chance préférentielle aux demandeurs résidents qui, eux, doivent la saisir. L'État peut accompagner financièrement et logistiquement ce double effort.

Denis Berche: C'est ce que vous avez fait dans le secteur du gardiennage...

François Biltgen: Oui, il y avait 170 salariés menacés de licenciement. Grâce aux efforts du ministère du Travail et de l'ALEGA, la Fédération des entreprises de gardiennage, un accord sauvegarde l'ensemble des emplois, moyennant une formation des agents. Les gardiens n'étaient pas interchangeables, mais ils vont le devenir. La formation est prise en charge à 80% par le Fonds pour l'emploi.

Denis Berche: Et si les choses s'aggravaient...

François Biltgen: Si nous réagissons tout de suite, les choses ne s'aggraveront pas. À 5% de demandeurs d'emploi, la situation n'est pas encore catastrophique. Mais elle pourrait le devenir. La lutte pour l'emploi, c'est d'abord une lutte contre l'exclusion avant d'être une lutte contre la pauvreté. Il faut faire les choses dans l'ordre. Dans le cas contraire, on n'aura peut-être pas de pauvres, mais on aura des exclus.

Denis Berche: Ce message passe-t-il?

François Biltgen: Même s'il ne passe pas, ce n'est pas une raison pour se taire!

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