"Au bout de l'effort, la liberté". Une interview avec Jean-Claude Juncker réalisée par des élèves de l'École européenne, publiée par Le Jeudi dans le cadre de l'initiative "Presse à l'école"

Qu'est-ce que les six mois de Présidence du Conseil européen ont apporté au Luxembourg?

L'essentiel est de ne pas faire en sorte que les intérêts de votre pays soient mieux servis que les intérêts des autres pays. Dans le cas luxembourgeois, c'est un petit pays qui est à même de démontrer aux plus grands que nous savons faire aussi bien sinon mieux qu'eux, la Présidence britannique ayant été la preuve à l'appui de ce que je viens de dire.

Que pensez-vous du refus français de la nouvelle Constitution européenne et de la victoire luxembourgeoise acquise de justesse?

J'ai mal vécu le "non" français. En disant "non", la France a donné l'impression de prendre congé par rapport aux ambitions européennes qui furent les siennes.

Le référendum luxembourgeois, est-ce qu'il fut vraiment remporté de justesse? Lorsqu'en France 55% des Français ont dit "non", j'ai lu que c'était un raz de marée du non et j'ai lu que, dans ce pays, lorsque les Luxembourgeois à 56% ont dit "oui" qu'il s'agissait d'un "petit oui"; donc, il s'agissait également d'un "petit non" français.

L'Union européenne devrait-elle peser davantage sur la scène internationale?

L'Union européenne n'a pas suffisamment de pouvoir en termes de politique internationale.

L'Europe compte, mais l'Europe ne le sait pas. Il y a, à travers le monde, une énorme demande de l'Europe. En Asie, en Afrique, le monde entier nous admire; les seuls qui disent que nous sommes des "cons", c'est nous-mêmes!

Avez-vous une influence quant à l'adhésion de la Roumanie dans l'Union pour le 1er janvier 2007?

La Roumanie deviendra membre de l'UE en janvier 2007. Je crois que la Roumanie, qui doit faire un certain nombre d'efforts entre autres en matière judiciaire et de lutte contre la corruption, sera membre de l'UE à cette date, tout comme la Bulgarie.

Est-ce que l'État peut intervenir dans l'affaire Arcelor-Mittal Steel?

En principe non, mais l'État luxembourgeois reste actionnaire d'Arcelor. Le problème n'est pas que M. Mittal est d'origine indienne et de nationalité britannique. Je ne m'intéresse pas à la nationalité de ceux qui ont du fric, ils ne s'intéressent à aucune nationalité, pourquoi est-ce que je m'intéresserais à la leur? Nous devons pourtant veiller à ce que le modèle du gouvernement de conduite d'Arcelor soit mené, c'est-à-dire en étroite collaboration avec les régions, les États, les syndicats.

Comment le Luxembourg compte-t-il régler le conflit existant dans le milieu éducatif?

Je crois que la méthode d'enseignement doit être revue. Il faut une équipe d'enseignants qui parlent, qui discutent des problèmes que leurs élèves peuvent rencontrer dans l'école, une atmosphère d'équipe qui fait avancer les uns sans laisser derrière le peloton, ceux qui sont les plus faibles. Je crois que l'école n'a pas le droit d'éliminer; ce qui ne veut pas dire que les élèves ne doivent rien foutre.

Avez-vous été à l'origine de projets permettant de mieux intégrer la femme dans la société active?

Oui, je suis à l'origine d'un certain nombre de projets. Lorsque j'étais, pendant 17 ans, ministre du Travail et lorsque je suis devenu Premier ministre, j'ai crée un ministère de la Promotion féminine parce que je considère que les femmes dans notre société moderne n'ont pas encore la place qui devrait être la leur.

Comment expliquez-vous la domination de l'homme dans la politique?

Si j'étais femme, vous ne me poseriez pas cette question! Je ne sais pas!

En politique le nombre des femmes croît chaque jour et au sein des structures des familles politiques le nombre des femmes est de plus en plus élevé. Mais lorsqu'il s'agit d'être élues, de se faire élire, les femmes n'ont pas le réflexe très "guerre" et elles ne votent pas, alors qu'elles sont en majorité, en principe pour les femmes. Heureusement pour moi, je devrais dire!

Les jeunes femmes sont pénalisées du fait des absences à cause des enfants, comment y remédier?

Je travaille beaucoup sur la notion de conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale, car en fait c'est le véritable problème de vie des femmes d'aujourd'hui. Dès que la femme se met en marche, les problèmes surgissent. Par conséquent, il faudra, pour permettre aux femmes et notamment aux jeunes mères de travailler hors famille, mettre en place des structures d'accueil pour les enfants en dehors des horaires scolaires et réaménager les horaires des écoles dans le même sens.

Comment voyez-vous l'Afrique dans cinquante, cent ans?

Si rien ne change d'ici cinquante ou cent ans, les Européens d'alors devront vivre les conséquences de l'inaction des Européens d'aujourd'hui.

Autour de la Méditerranée vivent aujourd'hui 850 millions d'Africains. Ils seront un milliard deux cent millions en 2025 dont au moins un tiers auront moins de 25 ans. Si seulement 10% de ces jeunes de 25 ans se mettent en marche et traversent la Méditerranée parce qu'ils n'ont pas sur place les moyens de vivre, l'Europe connaîtra un vague d'immigration à laquelle elle ne saura pas résister parce qu'il sera impossible d'intégrer un si grand nombre. Il faut augmenter nos efforts de coopération au-delà de ce qui est actuellement prévu. Les Africains sont des êtres d'une extrême intelligence, d'une culture profonde dont nous ignorons jusqu'à l'existence. L'Afrique est un continent qui fait des progrès mais qui est matraqué par une bande de criminels qui font tout pour qu'il ne puisse pas vraiment décoller.

L'Afrique est un continent en marche, un continent debout, fier, dont nous pourrions apprendre beaucoup et à l'égard duquel nous devrions cesser de donner des leçons qui ne sont aucunement fondées car une bonne partie du malheur africain est le fait direct du passé colonisateur européen, dont nous n'avons pas à être fiers.

Pourquoi laisse-t-on l'Afrique mourir, du sida alors que les médicaments existent?

Nous avons lancé en Europe un vaste programme de désendettement des pays les plus endettés de l'Afrique; nous avons lancé aussi un programme de crédits sans intérêts à donner aux pays africains pour mieux lutter contre le sida; nous sommes en train, en tant qu'Européens, de réfléchir à une mise à disposition économiquement avantageuse de médicaments pour que les pays africains puissent lutter contre le sida. L'Europe est en train de faire beaucoup de choses et les Européens eux-mêmes ne le savent pas.

Qu'est-ce qui vous plaît le plus dans votre rôle de Premier ministre?

La possibilité d'agir.

A un jeune qui vous demanderait conseil sur une probable carrière politique, l'encourageriez-vous?

Absolument. L'engagement politique est garant de la démocratie.

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