Interview du Premier ministre Jean-Claude Juncker un an après le non français au Traité constitutionnel

Stéphane Paoli: En ligne à Luxembourg, Jean-Claude Juncker qui est le Premier ministre du Luxembourg. Bonjour, Monsieur Juncker et merci d’avoir répondu à l’invitation de France Inter.

Jean-Claude Juncker: Bonjour.

Stéphane Paoli: […] Cette envie d’Europe, qui s’exprime si fort et en même temps, ce blocage, y a-t-il un moyen de relancer la construction politique, j’allais dire la construction politique de l‘Europe aujourd’hui après l’impact politique des "Non" français puis néerlandais ?

Jean-Claude Juncker: Lorsqu’il y a nécessité, il y a toujours moyen. Il ne fait pas de doute que nous devons chaque jour ajouter aux solidarités européennes transnationales qui existent, d’autres solidarités transnationales. Il faudra sur l’affaire du traité constitutionnel non pas patienter, mais réfléchir. Et après réflexion agir. Et nous pourrons le faire dans de meilleures conditions, je crois, une fois les institutions nouvellement élues et en France et au Pays-Bas étant en place.

Stéphane Paoli: Mais Monsieur Juncker, comment faire dans ce cas-là ? Faut-il, je ne sais pas moi, tout remettre à plat ? Faut-il s’inspirer par exemple de la première partie du texte de la Constitution ? Faut-il l’abandonner et s’appuyer sur le traité de Nice en voyant ce qu’on peut y trouver qui fasse fonctionner la machine ? Comment faire ?

Jean-Claude Juncker: Je crois que la France et les Pays-Bas, ces deux pays-là, qui en votant non, ont créé la situation présente, nous indiquent les voies et les moyens qu’ils comptent emprunter pour nous sortir de l’impasse constitutionnelle dans laquelle se trouve actuellement l’Union européenne. Je ne crois pas qu’il s’agira de remettre à plat et il ne s’agit pas de renégocier depuis le tout début.

Il y a 16 pays, puisque la Finlande va ratifier endéans quelques semaines, qui ont dit "Oui" à ce traité constitutionnel. Les Français et les Néerlandais doivent en prendre compte, tout comme ceux qui ont ratifié doivent, oui, prendre en compte ce qui a été dit par les Français et les Néerlandais - interprétation difficile de ce choix français et néerlandais, et interprétation qui va nous montrer que les raisons qui ont fait dire "Non" les Néerlandais ne sont pas exactement les mêmes qui ont fait dire "Non" les Français. Il faudra donc que nous cherchions la bonne intersection, mais que nous gardions la substance de ce traité constitutionnel. Nous avons fait voter au Luxembourg par référendum le peuple luxembourgeois. Il est impensable que nous renoncions tout ce à quoi nous avons dit "Oui" il y a une année.

Stéphane Paoli: On voit bien, Monsieur Juncker, la grande inquiétude - et pas simplement en France, elle est à peu près partagée partout en Europe - c’est celle qui est liée à l’économie et donc à la question de l’emploi et du chômage. Peut-on imaginer, on nous disait ce qu’il faut, c’est relancer la machine économique et puis on verra ensuite ce qu’on fait avec le politique, mais est-ce qu’on ne peut pas raisonner aussi dans l’autre sens en disant, au fond, si on mettait en place une harmonisation fiscale, une harmonisation sociale, si on essayait d’étalonner un peu les enjeux européens, n’y aurait-il pas là quelque chose qui puisse permettre de porter un projet politique ?

Jean-Claude Juncker: Les harmonisations fiscale et sociale, si elles devaient être intégrales sont une voie sans issue. Il n’y a pas d’accord, ni de consensus au sein de l’Union européenne pour harmoniser, comme on veut nous le faire croire parfois en France, l’ensemble des dispositions fiscales et dispositions sociales dans nos États membres.

Stéphane Paoli: Mais c’est impensable ? C’est une chose qui vous paraît absurde ?

Jean-Claude Juncker: L’harmonisation intégrale serait absurde et la France, d’ailleurs, le jour venu, serait la première à dire « Non » à une telle ambition. Mais il faut faire ce qui est nécessaire. Qu’est-ce qui est nécessaire ? Je crois qu’il faudra que nous nous penchions sur l’imposition des entreprises. Il n’est pas acceptable que de plus en plus nous assistions à un concours fiscal, du moins disons fiscal. Il faudra que dorénavant nous mettions en place un système, qui en rapprochant les dispositifs nationaux en matière d’assiette des impôts, nous donne une base d’assiette européenne sur laquelle les politiques nationales peuvent prendre appui.

Il faudra que nous introduisions un taux d’imposition minimum qui ne sera pas le même partout, mais qui sera minimal et qu’on ne pourra pas dépasser vers le bas. Il faudra mettre en matière sociale en place un socle de droits sociaux minimaux qui sur des ponts entiers de la législation sociale, fixe des standards européens que les États membres ne peuvent pas, si j’ose dire, corriger vers le bas. Une plus grande solidarité sociale, une plus grande coresponsabilité fiscale et une meilleure coordination des politiques économiques, voilà en matière économique et sociale le programme que je vois.

Stéphane Paoli: Et s’agissant des nouveaux entrants, et d’ailleurs là où se pose un peu la question, faut-il revenir sur le cas de la Pologne par exemple, comment se fait-il qu’on n’utilise pas des systèmes qui avaient très bien fonctionné par exemple avec l’Espagne, avec le Portugal, c'est-à-dire qu’on dispose de fonds structurels qui permettent une meilleure intégration des nouveaux entrants et qui permettent encore une fois d’accélérer le processus d’intégration d’une Europe à 25 et de la rendre plus lisible pour tous ?

Jean-Claude Juncker: Mais les fonds structurels sont en place. Lorsque nous avons fixé les volumes budgétaires pour les 7 années à venir, nous étions conscients qu’il faudrait mettre plus de volume financier à la disposition des nouveaux États membres pour amortir les chocs d’ajustement. Je crois que ces politiques sont en place. Il s’agit de les faire marcher.

Stéphane Paoli: Mais pourquoi ne pas augmenter ces fonds structurels ? Et qui est-ce qui fait au fond ou qui décide de ne pas les augmenter aujourd’hui ?

Jean-Claude Juncker: Mais, Monsieur, vous êtes français, non ?

Stéphane Paoli: Oui bien sûr. Je me pose des questions au-delà du territoire français.

Jean-Claude Juncker: La France non seulement en termes de territoire compte en Europe. Il y a eu, lorsque nous avons entamé le difficile processus mettant en place un système financier pour les 7 années à venir, plusieurs États membres qui voulaient à tout prix fixer l’ambition maximale de l‘Europe à 1% du PIB. Moi, j’ai toujours considéré que cette approche n’était pas la bonne, qu’elle était même partiellement ridicule, parce que ne prenant pas en compte les nécessités du moment et des années à venir. Nous avons maintenant un budget légèrement supérieur à 1%, mais je vous renvoie à la prise de position de ces États membres - la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni - qui voulaient à tout prix plafonner l’ambition européenne à 1% de son PIB.

Stéphane Paoli: Alors, on se pose toutes sortes de questions autour des enjeux politiques et puis on va finir par en revenir à la Banque centrale européenne. Est-ce qu’il lui faudrait, elle aussi, un petit peu plus de souplesse à cette banque et peut-être une position différente s’agissant des enjeux européens pour aboutir encore une fois à ce qui pourrait être un jour un consensus politique ?

Jean-Claude Juncker: Nous avons une politique monétaire unitaire qui est fixée par l’autorité monétaire centrale, donc la banque francfortoise. Le problème n’est pas là, le problème est du côté politique. Il faudra que les États membres, ceux qui sont réunis au sein de l’Eurogroupe, s’accordent sur une meilleure coordination des politiques économiques. Il faudra que nous fixions les termes d’une politique économique européenne lisible vers l’intérieur et lisible vers l’extérieur. Tout le monde pourra vous dire, n’importe où dans le monde, ce en quoi consiste la politique monétaire européenne. Personne n’est à même à dire ce en quoi consiste la politique économique européenne. C’est la faiblesse des gouvernements qui explique la prépondérance de la politique monétaire.

Stéphane Paoli: Juste un mot, c’est presque une question impossible, ce sera la dernière Monsieur Juncker, qu’est-ce qui pourrait tout à coup faire que ça reparte ? C’est un homme ? C’est une idée ? Qu’est-ce qui pourrait relancer la machine ?

Jean-Claude Juncker: La redécouverte d’un grand rêve.

Stéphane Paoli: Merci, Jean-Claude Juncker d’avoir répondu à l’invitation de France Inter. Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Luxembourg, président de l’Eurogroupe. Merci d’avoir répondu à notre invitation.

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