"Je crois au développement équilibré de l'offre commerciale". Fernand Boden au sujet de l'implantation des surfaces commerciales au Luxembourg

Alain Ducat: Monsieur Boden, le fameux moratoire sur les grandes surfaces a fini de porter ses effets. Quel bilan peut-on en tirer?

Fernand Boden: Le bilan est largement positif. L'objectif était notamment d'éviter une concentration excessive de gros centres commerciaux dans les grandes agglomérations du pays, afin de favoriser un développement plus proche des consommateurs, des magasins de taille moyenne mieux répartis sur l'ensemble du territoire. C'est ce qui s'est produit.

Il y a eu une forme de décentralisation, avec par exemple des investissements de Cactus sur Remich, Wasserbillig ou Echternach. Les effets ont été suffisamment bénéfiques et visibles pour que le gouvernement prolonge la durée du moratoire de trois ans, jusqu'en 2005. Il n'a pas semblé nécessaire d'aller au-delà, parce que les demandes s'étaient régulées d'elles-mêmes. On avait ainsi envisagé de surseoir au moratoire pour certains secteurs du commerce, comme l'ameublement ou l'équipement du foyer. Même Ikea n'a pas introduit de demandes.

Je l'ai déjà dit et répété mais on peut enfoncer le clou: ce n'est pas le moratoire ou un quelconque refus ministériel qui a fait s'installer le géant suédois à nos portes, du côté d'Arlon. Aucune demande n'est arrivée jusqu'à nous!

Alain Ducat: Les effets du moratoire n'ont donc pas découragé les investissements?

Fernand Boden: Du tout. Il y a eu, au lieu de quelques grands centres commerciaux, l'ouverture de plusieurs surfaces de taille moyenne dans les différentes régions du pays. Concrètement, il y a aujourd'hui environ 900.000 m2 de surfaces de vente au Luxembourg. 190.000 m2 ont été autorisés pendant le moratoire, dont quelques centres de plus de 10.000 m2 , surtout dans la branche de l'ameublement.

Quand on fait le compte, on s'aperçoit que, pendant la période du moratoire, soit de 1997 à 2005, on a ajouté plus de 20% de surfaces de vente. On l'a simplement fait dans un souci de proximité du consommateur et de développement harmonieux, économiquement et géographiquement parlant.

Alain Ducat: Mais pendant ce temps-là, les régions limitrophes ont vu fleurir les projets, souvent proches des frontières, souvent ambitieux et avouant pour la plupart viser le chaland venu du Grand-Duché. Avez-vous observé au-delà des limites du pays?

Fernand Boden: C'est évident. Nous avons regardé autour de nous. Et ce que nous avons observé, c'est, au fond, le peu de changement dans la politique de développement commercial, si l'on se réfère à la période ayant précédé le moratoire.

Avant 1997, les gros complexes commerciaux se sont multipliés à nos portes. Leclerc et Géric-Carrefour se sont installés à Thionville, Auchan à Semécourt, Möbel Martin à Konz, Cora et d'autres à Messancy. Pendant le moratoire, un autre Auchan s'est installé sur le Pôle Europe à Mont-Saint-Martin, Ikea est apparu sur Arlon. ... Il y a eu des implantations mais il y en avait déjà beaucoup.

Fondamentalement donc, je ne pense pas que l'on puisse dire que les voisins immédiats ont profité avantageusement du moratoire au Luxembourg pour attirer des investisseurs spécifiquement intéressés par le Luxembourg. Cela étant, il ne faut pas être naïf. On sait que d'autres projets sont en discussion surtout le long des frontières belge et française. Il faut donc suivre avec attention cette évolution. Le Luxembourg ne doit pas être à la traîne.

Alain Ducat: Est-ce que l'on discute de ces questions entre collègues ministres de différents pays, dans les rencontres bilatérales par exemple?

Fernand Boden: Pas vraiment. Chacun est attentif. Il n'y a sans doute pas assez de concertation avec les pays voisins en cette matière. Les consommateurs, eux, passent aisément les frontières. Le régulateur, c'est l'investisseur lui-même qui le tient si on y pense bien. Il est clair que les études de marché qu'apportent les candidats à créer un vaste centre commercial d'envergure transfrontalière, disons, doivent être correctes et réalistes.

Il faut tenir compte de tout. Pas seulement d'une zone de chalandise virtuelle. Il faut évaluer aussi la capacité commerciale existante et, dans une région comme la nôtre, elle ne s'arrête évidemment pas aux frontières. Ceux qui investissent des sommes colossales croient dans leur projet et ils n'ont pas intérêt à se mentir.

Alain Ducat: Au Luxembourg ou aux alentours, parleriez- vous d'une explosion de l'offre commerciale?

Fernand Boden: Je préfère les équilibres aux explosions! Il y a des avantages à une offre qui se multiplie dans une certaine harmonie. L'offre est meilleure, plus complète, dans une présentation moderne, intéressante et attractive. La concurrence permet aux consommateurs d'obtenir de meilleurs prix dans la comparaison. Et, pour le Luxembourg, il y a moins d'évasion commerciale. Que le consommateur luxembourgeois reste au pays paraît être un souci raisonnable pour un gouvernement...

Il y a aussi de possibles inconvénients. Il se génère une très grande concurrence pour les structures classiques dans les centres villes. Le problème n'a rien de spécifique au Luxembourg. Les centres doivent s'adapter. Les huit années de moratoire ont pu être mises à profit pour préparer ce terrain-là, avec des centres plus attractifs, plus animés, plus souples, plus spécialisés peut-être. Il y a moyen de trouver un équilibre là aussi et j'espère qu'on y parviendra. J’y crois. Le city-management a fait ses preuves.

Il semble performant sur Luxembourg par exemple.

Alain Ducat: Vous estimez donc qu'il y a de la place dans le pays pour une nouvelle offre commerciale d'envergure?

Fernand Boden: J'en suis convaincu. Il suffit de regarder le développement continu de notre économie avec le pouvoir d'achat qui y est lié, le développement de la population, du nombre d'emplois et de frontaliers, le passage de touristes qui n'est pas négligeable. Si le pays poursuit son développement à cette allure, nous aurons besoin de nouvelles surfaces commerciales! Pourquoi favoriser le fait que notre pouvoir d'achat aille vers l'extérieur?

Déjà actuellement, nous connaissons une évasion commerciale forte, surtout dans l'habillement, de l'ordre de 25 à 30%. Cependant, je le répète, nous devons faire attention à ne pas vider les centres villes par la construction de grands projets se trouvant dans les quartiers périphériques des villes historiques. Il faut à l'évidence trouver un bon équilibre et une complémentarité entre les centres urbains et les espaces commerciaux périphériques.

Alain Ducat: Dans ce contexte, le groupe Auchan a annoncé l'ouverture d'un second hypermarché à la Cloche d'Or, après le Kirchberg et le Pôle Europe, juste aux frontières franco -belgo -luxembourgeoise. Quel regard portez-vous sur cet investissement et ses implications?

Fernand Boden: Auchan a évidemment perçu les caractéristiques d'un Luxembourg en forte croissance économique et démographique. Ce grand projet est ambitieux et il est étroitement lié au développement de notre capitale et de notre population. On connaît le potentiel de Gasperich. On remarque surtout qu'il y a là un développement concerté. C'est tout un quartier qui pousse et s'étend, avec des logements, des services. L'économie se conjugue avec l'aménagement du territoire, l'amélioration des transports publics. C'est un tout.

Un centre d'envergure tel qu'Auchan le propose, avec hypermarché, galerie marchande, Horesca, bureaux, c'est un besoin. On ne peut pas dire qu'Auchan Kirchberg ait été neutre dans le développement du plateau et inversement. Pour Gasperich, c'est du même ordre, je pense. Et si Auchan estime qu'il ne peut pas se faire concurrence à lui-même en se positionnant entre deux centres existants de ses enseignes, on doit pouvoir lui faire confiance. Ce groupe n'investit pas par hasard ni sans avoir calculé son fait...

Alain Ducat: D'autres projets, d'autres groupes de distribution, peut-être pas encore présents sur le Luxembourg, doivent-ils être attendus dans les mois à venir?

Fernand Boden: C'est très clair. Ce n'est pas révéler un secret, par exemple, de confirmer que Mediamarkt veut s'installer au Luxembourg. Il y a un projet à Strassen et bien sûr le projet de Belval-Plaza. Esch-Belval, c'est clairement l'endroit qui, dans son développement complet et intégré, va créer des besoins commerciaux à côté de l'université, des quartiers de logements, des centres d'affaires, des lieux de culture. On peut dire aussi que le groupe belge Colruyt est en train de faire son entrée sur le marché luxembourgeois, à Mersch.

Par ailleurs, Cora et Cactus, notamment, sont également occupés à agrandir leur offre en investissant de façon importante, le premier en développant Bertrange, le second en misant sur un agrandissement substantiel à Esch.

Alain Ducat: Justement, des groupes comme Cactus, surtout après la disparition de Monopol dans un contexte certes différent, doivent-ils nourrir des craintes?

Fernand Boden: Non, je ne pense pas. Cactus est un phare luxembourgeois qui sait mener sa barque. Ils investissent aussi pour rester compétitifs et pour capter des consommateurs. Ensuite, ils ont une clientèle fidèle qu'ils peuvent encore fidéliser davantage. Il ne faut pas oublier que ces gens disposent d'une solide expérience et d'un outil performant. Ils connaissent bien le marché aussi et les spécificités du consommateur local. Ils misent notamment sur une gamme de produits du terroir grand-ducal. C'est aussi un volet qui m'intéresse, en tant que ministre de l'Agriculture. La grande distribution est un vecteur important pour la promotion et la diffusion de nos produits.

Alain Ducat: De votre ministère, comment voyez-vous l'évolution de la politique des classes moyennes?

Fernand Boden: Je la vois d'abord sur le terrain et pas seulement au travers de dossiers. Le secteur des Classes moyennes, c'est un pilier important. On compte quelque 16.000 entreprises artisanales, commerciales, Horesca compris, ainsi que certaines professions libérales. Cela fait environ 140.000 emplois, plus de 40% de l'emploi intérieur. Et c'est un secteur qui se développe toujours, qui est porteur de valeur ajoutée et de nouveaux gisements d'emplois.

Sur les dix dernières années, cela a représenté plus de 30.000 emplois supplémentaires. C'est un domaine clé, ayant des implications réelles en termes d'impact économique, social, de formation... Il est donc évident que l'on doit continuer à encourager les PME, à améliorer leur environnement.

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