Le Premier ministre Jean-Claude Juncker au sujet de l'actualité européenne

Daniel Desesquelle: Bienvenue pour un carrefour de l‘Europe exceptionnel au Luxembourg avec Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois et le président de l‘Eurogroupe qui nous reçoit chez lui, dans ses bureaux au ministère d’État. Pour tenter de comprendre comment va l’Union européenne en cette fin d’année, je suis en compagnie de Quentin Dickinson, le correspondant de RFI à Bruxelles. Jean-Claude Juncker, Monsieur le Premier ministre, bonjour.

Jean-Claude Juncker: Bonjour et bonsoir.

Daniel Desesquelle: Pour l’Européen biologique tel que vous vous définissez vous-même, en tout cas je l’ai lu, "je suis un Européen biologique", 2005 avec le double "non" français et néerlandais a été une année horrible. 2006 pour l’Union européenne, en un mot ?

Jean-Claude Juncker: 2006 était la poursuite, le prolongement de 2005 avec quelques améliorations qui n’étaient que nuances.

Daniel Desesquelle: Une année de transition ?

Jean-Claude Juncker: Je voudrais que 2006 ait été une année de transition. Encore je m’interroge sur le port vers lequel nous allons.

Quentin Dickinson: Est-ce que d’après vous les Autrichiens et les Finlandais auraient pu faire mieux que ce qu’ils ont fait ?

Jean-Claude Juncker: Honnêtement, non. Je crois que les deux présidences, autrichienne au premier semestre, finlandaise au deuxième semestre ont fait un travail, comment dire, honorable, méritoire, puisque les deux présidences n’ont pas accepté que l’Europe s’engouffre définitivement dans la crise, s’affaisse d’une façon morbide. Non, on a fait du travail sérieux mais dont je sais qu’il n’a guère enchanté le peuple d’Europe.

Daniel Desesquelle: Alors, dans une dizaine de jour l’Allemagne va présider aux destinées de l’Europe pour six mois et tous les espoirs se tournent vers la chancelière Angela Merkel pour relancer une Europe en panne, notamment sur le plan des institutions, c'est-à-dire de la constitution. Est-ce que vous attendez, vous aussi, beaucoup de la chancelière Angela Merkel ?

Jean-Claude Juncker: Oui et non.

Oui, parce que je sais ses convictions européennes solides pour la connaître depuis une bonne quinzaine d’années. Elle va tout faire pour laisser à la fin de sa présidence des perspectives européennes saines qui nous inviteront, je l’espère, à l’optimisme.

Non, parce que je crois qu’il ne faut pas surcharger d’expectatives et d’espoirs et d’espérance cette présidence allemande qui prend les reines du pouvoir en Europe à un moment particulièrement difficile, ne fut ce que par les échéances électorales qui sont notamment françaises. Nos amis français éliront leur nouveau président en mai, leur nouvelle Assemblée nationale en juin. Le deuxième tour des élections parlementaires aura lieu, je crois, le 6 juin et la présidence allemande se terminera à la fin juin. Donc il restera deux petites semaines à Madame Merkel pour pouvoir négocier l’issue de la crise européenne avec le nouveau gouvernement français, qui ne sera aligné que deux semaines avant la fin de la présidence. Ce qui fait que je lui recommandais de s’entretenir d’ores et déjà avec, si je peux m’exprimer de cette sorte, les deux camps en France, ceux qui à l’heure où nous sommes, sont à l’opposition et ceux qui à l’heure où nous sommes sont donc au pouvoir. On ne peut pas exclure que les deux camps changent de camp. Et donc il faut avoir été à l’écoute des deux sensibilités. Ce qui fait d’ailleurs que nous autres, les chefs d’État et de gouvernement, pour autant que cela est possible voient régulièrement les ténors politiques des deux camps. J’ai reçu chez moi Monsieur Sarkozy, je recevrais début janvier Madame Royal. Il faut que nous nous entretenions avec la multistratification de la sociologie politique française.

Daniel Desesquelle: Lequel des deux candidats favoris des Français, Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, vous paraît avoir le plus de conviction européenne ?

Jean-Claude Juncker: J’ai appris au cours d’une déjà longue expérience communautaire de ne jamais préjuger, mais de toujours juger. J’ai vu arriver ceux qui étaient élus parce qu’ils avaient fait une campagne électorale contre l’Europe et qui sont devenus très européens. J’ai vu ceux qui pour avoir été des Européens distingués se sont retrouvés cantonnés dans un raisonnement exclusivement national. Je n’ose pas dire que je verrai à l’autopsie, mais je verrai au moment où.

Quentin Dickinson: Il est important de voir l’entourage aussi, les futurs ministres des uns et des autres.

Jean-Claude Juncker: Et oui, je connais les uns et les autres.

Daniel Desesquelle: Alors avec le recul, est-ce que vous comprenez mieux aujourd’hui les réticences françaises et néerlandaises à l’égard de l’Europe, ou toujours pas ?

Jean-Claude Juncker: Non, à vrai dire je m’interroge toujours sur les raisons profondes qui ont pu faire que Français et Néerlandais aient voté "non" au référendum sur le texte de traité constitutionnel. Les raisons invoquées en France étaient à ce point hétéroclites que le camp du "non" passerait des années à se mettre d’accord entre ses différentes tendances. Il est facile de dire non, il est plus difficile de dire oui. Ceux qui ont dit "oui" ont dû défendre le "oui". Ceux qui ont dit non pouvaient se permettre le luxe de défendre leur petite partie du "non", ce qui est plus facile. S’y ajoute que les Néerlandais, un "non" aussi hétéroclite que celui des Français, avaient d’autres raisons de voter "non". Si le "non" français, qui déjà aurait une peine énorme pour se mettre d’accord dans son propre camp, devrait se mettre d’accord avec les nonistes néerlandais, ce serait une catastrophe qui dépasserait en gravité celle que nous vivons à l’heure actuelle.

Quentin Dickinson: Et alors, comment communiquer sur l’Europe ? Comment rapprocher le citoyen de l’Europe ou l’Europe au citoyen comme on dit communément ?

Jean-Claude Juncker: Enfin vous m’invitez à un discours programme ! Il y a plusieurs façons de parler autrement de l’Europe. Tout d’abord il ne faut pas avoir peur de le faire, essayer de rendre fiers les Européens de l’Europe. C’est tout de même incroyable de voir ce continent européen [interrompu]

Quentin Dickinson : Mais Jean-Claude Juncker, ce sont des objectifs, ce ne sont pas des méthodes, ce ne sont pas des moyens pour y parvenir.

Jean-Claude Juncker: Ah non, non, non, ce sont des moyens de description de l’Europe qui rapprocheraient l’Europe telle qu’elle est de l’Europe telle qu’elle est souhaitée, parce que je crois en effet que dans les espoirs, dans les rêves des Européens, on trouve dans la réalité européenne d’aujourd’hui beaucoup d’éléments qui se regroupent. Regardez cette Europe qui, regardée de loin, apparaît comme étant un modèle aux yeux des autres. Si je suis en Asie ou en Afrique, l’Europe apparaît aux yeux des autres comme le modèle idéal de faire cohabiter des peuples sur un continent. Nous-mêmes en Europe - moroses, médiocres - nous ne trouvons rien d’extraordinaire dans notre façon de vivre ensemble, alors que tout ce qu’on a fait est l’art suprême de la coexistence amicale. Et coexistence ne veut pas dire absence de vie commune, nous avons une vie commune en Europe très développée et très articulée. Nous avons fait la paix en Europe. On n’en est pas fier, alors que tous les continents souffrent de guerres fratricides énormes, notamment nos amis africains. En Europe nous avons su régler, en nous dépassant nous-mêmes, ces conflits d’antan.

Nous avons fait le marché intérieur. Nous sommes devenus le plus grand marché intérieur en éliminant les entraves commerciales techniques et autres. Pas toutes, mais la plupart d’entre elles, en négligeant quelque peu les aspects sociaux. Mais nous avons réussi tout de même, en faisant adopter par tous les parlements européens 300 lois européennes.

Nous avons fait la monnaie unique. Nous l’avons vraiment fait puisqu’il s’agissait là d’une construction également artisanale, puisqu’il fallait faire beaucoup de choses en nous préparant à l’introduction de l’euro. L’euro qui nous protège aujourd’hui, qui a fait que nous ayons surmonté sans trop de difficultés les crises financières russe, latino-américaine, sud-est asiatique, le "non" français et le "non" néerlandais. Est-ce que les Français se rendent compte que si, ayant gardé le franc français et disant non à l’Europe ou au traité constitutionnel, le pouvoir d’achat du Français moyen se serait dégradé d’une façon qui devrait faire aujourd’hui que les Français devraient être les premiers à applaudir aux performances de l’euro ? Non, il faut rendre fier les Européens de ce qu’ensemble nous avons su réussir.

Et puis il faudra sur le plan des politiques thématiques, comme on dit, ajouter plus d’Europe là où nous souffrons de graves déficits européens. Je prendrai un exemple, puisque vous dites Europe des citoyens dont tout le monde parle : l’Europe des citoyens, c’est quoi ? Mais c’est de voir l’Europe leur organiser, à eux citoyens européens, un espace de liberté et de sécurité. Nous sommes trop peu ambitieux lorsqu’il s’agit en Europe de combattre la criminalité transfrontalière, le terrorisme international, la traite des blanches, tous ces crimes qui font le malheur de beaucoup d’Européens. Nous pourrions avec les traités tels qu’ils sont - et nous aurions pu le faire sans problème avec le traité constitutionnel si celui-ci s’était traduit en droit positif pour tous les Européens - faire en sorte que nous puissions décider à majorité qualifiée, donc échapper au grand train de l’unanimité pour mettre ensemble, pour les rendre plus efficaces nos systèmes policiers, nos système judiciaires. On ne l’a pas fait. Si on le faisait, les Européens se reconnaîtraient davantage dans cette Europe qui les protège par la monnaie unique. Il faudra leur expliquer, parce qu’ils ne le savent pas, puisqu’on a dit le contraire, mais par cette Europe notamment policière qui permettrait tout de même un combat contre le crime organisé, qui serait autrement plus efficace que les efforts nationaux fracturés et fractionnés que nous appliquons à l’heure où nous sommes.

Daniel Desesquelle : Alors il y a quand même un euroscepticisme. Le dernier sondage d’eurobaromètre sur l’élargissement met en évidence que les Européens croient de moins en moins et sont de plus en plus hostiles à l’élargissement. Alors le Conseil européen, semble-t-il, en a pris compte, puisque dans ses décisions globalement, il va être de plus en plus difficile pour les pays candidats de rejoindre l’Europe avec la notion de capacité d’intégration. Est-ce que ça veut dire que les citoyens européens à travers ces décisions du Conseil européen ne sont pas en train de dessiner les frontières de l’Europe que les politiques ont un peu de mal à définir ?

Jean-Claude Juncker : Très sincèrement, je ne le crois pas. Nous avons décidé de privilégier davantage le critère de la capacité d’absorption, expression terrible d’ailleurs, puisque l’Europe n’absorbe pas ses États membres.

Daniel Desesquelle: C’est donc la capacité d’intégration ?

Jean-Claude Juncker: C’est déjà mieux, c’est un progrès. Mais cette capacité d’intégration figure parmi les critères initiaux de 1993 que nous avons retenus à Copenhague et nous allons davantage privilégier cette façon de regarder les choses européennes. Moi j’aurais voulu, ensemble avec quelques autres, que nous disions très clairement ce qu’il faudrait que nous pensions tous moins clairement, que l’Europe doit d’abord s’approfondir, mieux s’articuler, revoir ses arrangements institutionnels et l’extension de ses compétences vers d’autres domaines, avant de procéder à de nouveaux élargissements, à part le cas de la Croatie qui est déjà bien avancé. Et donc nous voulions faire dépendre du nécessaire approfondissement de l’Union européenne ces futurs élargissements. La plupart de nos collègues ne nous ont pas suivi sur ce point, mais je reste confiant puisqu’on n’échappe pas à la volonté des peuples. Les peuples d’Europe, ceux qui sont membres et surtout ceux qui occidentaux sont membres de l’Union européenne, n’acceptent pas que l’Union européenne s’élargisse à gogo, sans prendre soin de ses politiques et sans avoir au préalable remis en ordre de marche la voiture européenne.

Daniel Desesquelle: Et pour vous la Turquie, l’Ukraine, la Caucase ont vocation d’entrer dans l’Union européenne ?

Jean-Claude Juncker : Sur la Turquie nous avons pris une décision qui est que nous continuons les négociations tout en les ralentissant pour les raisons que nous savons, puisque la Turquie n’a pas rempli ses devoirs, si j’ose dire. Et puis c’est un processus de négociation ouvert. On verra à la fin du processus si, oui ou non, la Turquie pourra, voudra et devra devenir membre de l’Union européenne. Pour les autres pays que vous mentionnez, je nous mettrais tout de même en garde contre cette idée que nous pourrions résoudre tous les problèmes de tous les pays, en les intégrant dans l’Union européenne sans prendre soin de notre propre force d’intégration. Je ne dis pas non, mais je voudrais que nous commencions à réfléchir d’une façon plus précise, plus articulée à la question de savoir si le fait d’être membre de l’Union européenne, pour tous ceux qui deviendront membre demain ou après-demain, doivent nécessairement signifier la même chose. Il peut y avoir des appartenances à l’Union européenne qui auront un degré d’intensité différent. Pourquoi est-ce qu’il faudra, si on veut devenir membre de l’Union européenne, devenir membre au même titre et avec la même intensité que le sont la Belgique, la France ou le Luxembourg ? Non. Il doit être possible que nous tracions autour de l’Union européenne une orbite sur laquelle pourront prendre place ceux qui, tout en voulant participer à la vie familiale européenne, aimeraient garder leur distance ou dont nous aimerions qu’ils gardent de la distance par rapport à l’intimité de toutes nos politiques.

Quentin Dickinson: C’est une notion de membre associé en quelque sorte que vous évoquez ?

Jean-Claude Juncker: Enfin, membre associé est un terme qui ne me plait pas trop, mais je n’en ai pas de meilleur. Mais je voudrais que nous recommencions à raisonner en cercles concentriques parce que je ne crois pas que l’Union européenne, si elle devait avoir un jour 35 ou 40 membres, saura maintenir en vie toutes les ambitions qui sont celles qu’elle a toujours eu. On ne peut pas organiser l’intimité à 40. Déjà c’est difficile à 3 et nous savons que ça donne lieu à des tragédies.

Daniel Desesquelle: Alors, Jean-Claude Juncker, vous êtes aussi le président de l’Eurogroupe. Il a beaucoup de pouvoir le président de l’Eurogroupe ?

Jean-Claude Juncker : Non.

Daniel Desesquelle: Que dites-vous à ceux qui disent : l’euro est trop cher, il pénalise les exportations ? Est-ce que vous pouvez intervenir ?

Jean-Claude Juncker : Je voudrais les appeler à la raison. Moi je suis, comme tous les observateurs, absolument d’avis qu’il faudra que nous restions vigilants en ce qui concerne les taux de change de l’euro, notamment vis-à-vis du dollar et de quelques monnaies asiatiques. Mais je ne voudrais tout de même pas que nous versions dans la tragédie monétaire. Le taux de change de l’euro, à l’heure où nous sommes, est dans une certaine mesure respectueux des principaux enjeux commerciaux qui sont ceux de l’Union européenne. Il faudra tout de même voir que nous ne commercions pas exclusivement avec les Etats-Unis, mais avec d’autres parties du monde et que l’essentiel du commerce transfrontalier européen est intra-européen. La France par exemple exporte 67% de ses produits dans la zone euro. Là, il n’y a aucun risque monétaire, il y a aucun problème de taux de change qui se pose. Donc rester vigilant, oui, mais dramatiser avant qu’il n’y ait une quelque raison de dramatiser, me semble tout de même être un procès d’intention qu’on fait à l’euro, qui me semble aucunement justifié.

Daniel Desesquelle: Alors si vous n’avez pas beaucoup de pouvoir en tant que président de l’Eurogroupe, cela veut dire que Monsieur Trichet, le président de la Banque centrale européenne, en a beaucoup. Donc, c’est le politique qui a moins de pouvoir que le technicien ?

Jean-Claude Juncker : Oui, enfin, c’est une construction voulue par le traité. L’autorité monétaire est indépendante, elle dispose de tous les instruments qu’il faut avoir à sa disposition pour exister techniquement dans les relations monétaires internationales et le pouvoir économique est moins structuré. C’est le traité de Maastricht qui l’a voulu, puisque les politiques économiques continuent à être considérées comme relevant de la compétence nationale. Mais nous avons l’obligation de mieux coordonner les politiques économiques. Nous le faisons, nous le faisons insuffisamment. Et le pouvoir économique, c'est-à-dire politique, c’est-à-dire celui des gouvernements gagnerait en importance et en vigueur s’il était mieux organisé ce à quoi je m’attache.

Daniel Desesquelle: Alors c’est la période des vœux. En un mot, Jean-Claude Juncker, un vœu pour l’Europe en 2007 ?

Jean-Claude Juncker: Restons raisonnables, ne nous détournons pas de la difficulté. Je dis avec Spinoza, ne nous détournons pas de la difficulté. Je dis avec lui, les choses excellentes sont rares et difficiles. L’Europe est une chose excellente et donc elle est rare. À comparer l’Europe aux autres continents a l’air difficile à la comparer à nous-mêmes.

Daniel Desesquelle: Merci, Jean-Claude Juncker d’avoir été au carrefour de l’Europe, merci à Quentin Dickinson, merci à Marc Georges de la radio 100,7 FM qui a mis en monde cette émission.

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